Stultifera Navis, 1497

A la fin du XVe siècle, les bestsellers existaient déjà : certaines œuvres étaient rééditées à de multiples reprises, traduites, commentées... C’est le cas de la Nef des fous, de Sebastien Brant, dont la 1e version en 1494, en allemand, a été adaptée en latin quelques années plus tard par Jakob Locher. Notre incunable de 1497, Stultifera Navis, en est un témoignage d’autant plus précieux qu’il a été colorisé.

L’auteur de l’ouvrage original est Sebastien Brant, professeur de droit strasbourgeois. Inspiré par le Carnaval de Bâle, il rédige en 1494 un récit satirique et moralisateur sur la société de son temps et sur la folie humaine. Personne n’est épargné : proches de l’auteur, corporations, personnages riches et puissants, femmes, hommes... Au cours des vingt premières pages – qui constituent une sorte d’introduction – le traducteur Jacob Locher et Sebastian Brant se dédient mutuellement des épigrammes expliquant leur démarche. L’auteur n’hésite pas à s’assumer comme fou et se place lui-même à la proue du navire. L’ouvrage a eu un succès retentissant dès sa parution et est par ailleurs encore lisible de nos jours, les vices décrits pouvant tout à fait s’appliquer à notre société contemporaine.

Les éditions de l’œuvre sont quasiment toujours richement illustrées afin d’illustrer de manière plus frappante encore le vice qu’elles dénoncent et de s’adresser à une multitude non forcément lettrée – la langue vernaculaire de la première édition correspondant elle aussi à cet objectif d’édification des masses. De nombreux illustrateurs ont collaboré, dont certainement Albrecht Dürer. Les personnages de ces gravures portent en général un bonnet de fou à grelots. Ce qui rend cet exemplaire unique est la colorisation de certaines planches, même s’il est impossible de savoir quand, par qui et pourquoi les planches ont été colorisées.

La structure de chacun des cent quarante « folies » (plus ou moins selon les éditions) est similaire : le titre, une gravure (parfois réutilisée au sein du même ouvrage), quelques vers introductifs et le poème, en vers également, avec de nombreux exemples. Les folies dénoncées par Brant sont de tous types, des vices les plus superficiels aux plus sérieux : « Des livres inutiles », « Des études qui ne servent à rien », « Des vaines richesses », « D’aller la nuit faire sa cour », « De l’impréparation à la mort » …

Petit détail amusant : Certaines planches comportent du texte, soit en légende, soit en paroles... Certaines donnent une impression de bande dessinée avant l’heure, avec des corbeaux qui font « cra cra cra », ou bien avec un squelette ordonnant à un homme « Du blibst » [« Toi tu restes ! »].  Ce poème, « De l’impréparation à la mort », est paradoxalement très sérieux : il est environ deux fois plus long que les autres. Brant dénonce entre autres la peur de la mort, la folie de vouloir y échapper ou de se révolter. C’est selon lui sagesse de la préparer, mais sans pour autant arriver au gaspillage des rois passés, dont les monuments mortuaires ont ruiné et épuisé les populations. La sagesse est donc dans l’équilibre.

Le thème de la navigation structure bien sûr l’œuvre. Présent dès la page de titre, le navire des fous est un thème récurrent. La dernière représentation de la nef – la plus connue – illustre un long poème qui compare la folie et la vie imprudente à une navigation en rond sur une mer hostile. Certains historiens reconnaissent dans cet écrit l’inquiétude et le désarroi qui imprègnent la fin du Moyen-Age.
La destination des fous est indiquée sur un phylactère : « ad narragoniam ». Narragonia contracte les formes latines de « fou » et de « Aragon », ville de la péninsule ibérique où a eu lieu jusqu’en 1492 la reconquête catholique des villes arabo-musulmanes. Cette curieuse assemblée qui manque chavirer, et dont le pavillon représente un état de la Folie, entonne un air que l’on devine joyeux : « gaudeamus », air composé au 13e siècle, renommé depuis « la brièveté de la vie », et qui est devenu l’hymne international des étudiants.
L’œuvre de Brant a eu une longue postérité... et ça n’est pas terminé ! De nombreux artistes ont été inspirés par la Nef des Fous : Jérôme Bosch au début du 16e siècle, des groupes de musique et des compositeurs, ou même des viticulteurs.

Auteurs : Michaël Guggenbuhl & Jehanne Ducros Delaigue

Graveur : Jakob van der Heyden (1573-1645)
Strasbourg; 1618
15 cm ; Reliure plein maroquin
AW3125 ; Fonds Armand Weiss de la Société industrielle de Mulhouse, en dépôt à la Bibliothèque municipale de Mulhouse

 

Trois exemplaires de la Nef des fous sont consultables en ligne sur le site des bibliothèques de Mulhouse :

Pour aller plus loin :