Un récit rare, présentant des reproductions au collodion d’épreuves photographiques des Alpes suisses
Édité à moins d’une dizaine d’exemplaires, sans page de titre ni titre de couverture, l’ouvrage présenté intitulé "Récit des expéditions dans les Alpes de 1849-1850 de Daniel Dollfus-Ausset" mérite que l’on s’y attarde pour les intérêts multiples qu’il représente dans la compréhension croisée des histoires de l’industrie mulhousienne, de la science des glaciers et du voyage dans les Alpes au 19e siècle.
Un récit rare
Avec cet ouvrage mémoriel publié quelques quarante ans après les voyages helvétiques de son père Daniel Dollfus-Ausset (1797-1870) auxquels il put participer, Gustave Dollfus (1826-1905) propose une véritable immersion visuelle dans les expéditions naturalistes que mena le "Papa Gletscher Dollfus" dans l’Oberland bernois dans les années 1840 et 1850.
Les contenus de cet ouvrage sont très riches : après un texte introductif rendant un hommage au mécénat scientifique de Dollfus-Ausset, le lecteur parcourt une dizaine de sections qui reprennent les passages les plus marquants du grand œuvre du naturaliste, les treize volumes des Matériaux pour l’étude des glaciers, édités entre 1864 et 1870. Mais la particularité du document est la suivante : ces récits de voyages sont entrecoupés par des reproductions au collodion d’épreuves photographiques issues de la collection unique des daguerréotypes de Dollfus-Ausset, abusivement présentée par son fils comme "les plus anciennes reproductions héliographiques des Alpes". Grâce au travail de reproduction réalisé par la Maison Braun, Clément et Cie, cet ouvrage donne accès à des images dont la plupart des plaques originales ont aujourd’hui disparu – une minorité d’entre elles étant encore conservée à la BUSIM dans un état dégradé.
L’engagement de Daniel Dollfus-Ausset dans les expéditions de Louis Agassiz
Ce document nous permet de revenir sur l’histoire de l’engagement singulier de Dollfus-Ausset dans la science des glaciers qui naît en 1843 et se poursuit jusqu’à la fin de sa vie. Dollfus-Ausset, fils, père, frère, oncle de grands industriels et lui-même manufacturier de renom, s’est distingué par sa contribution aux études glaciologiques pionnières que le savant neuchâtelois Louis Agassiz (1807-1873) a conduites en Suisse. Mais avant de collaborer avec l’auteur de la théorie de l’âge glaciaire, il faut rappeler que la première vie de l’homme est bien celle d’un pur produit de la « race d’industriels » bourgeoise qui règne sur Mulhouse depuis le milieu du 18e siècle. Aîné des quatre fils de Daniel Dollfus-Mieg, grand manufacturier à la tête de la fabrique familiale de textile, le jeune Daniel suit la formation classique d’un fils d’industriels et participe à la fondation de la Société Industrielle de Mulhouse (SIM) en 1826. Alors qu’il aurait pu poursuivre sa brillante carrière d’imprimeur sur étoffes, à presque quarante ans, il décide d’engager pleinement sa fortune, son corps et son âme dans les recherches naturalistes de Louis Agassiz.
Le savant basé à Neuchâtel est alors à la tête d’un groupe qui conduit une relecture majeure de l’histoire terrestre consistant à démontrer que la terre aurait été, dans des périodes plus anciennes, recouverte de glaciers bien plus étendus que ceux connus au 19e siècle. Cette démonstration passe par un indispensable travail de terrain dans les Alpes suisses que Dollfus-Ausset découvre d’abord en tant que touriste éclairé. La rencontre du groupe lui fait l’effet d’un choc, il décide alors de se joindre à cette entreprise scientifique dans le cadre de campagnes géologiques, météorologiques et photographiques.
Portrait de la vie sur le glacier
Les éléments rassemblés par Gustave Dollfus dans cet ouvrage livrent un témoignage unique des expéditions savantes du groupe de Louis Agassiz. Leur caractère exceptionnel réside autant dans les résultats scientifiques auxquels elles ont mené que dans les conditions matérielles qui en ont permis la production, à savoir l’installation durable des savants au pied des glaciers, dans les climats rudes et hostiles des hautes régions.
Les différentes sections de l’ouvrage donnent à sentir la rude et joyeuse vie quotidienne que mène le groupe de savants, été après été, au pied des glaces et des rochers. On y comprend combien la contribution de Daniel Dollfus-Ausset au confort matériel sur le glacier est essentielle. Grâce à son soutien financier, les savants ont pu mieux dormir, manger et même jardiner aux abords du glacier : la construction de différentes habitations sur le massif aux noms aussi évocateurs que la Smala et le Pavillon de l’Aar ont remplacé l’Hôtel des Neuchâtelois, précédente cabane abritant les savants qui avait été lourdement sinistrée par les hasards glaciaires.
L’ouvrage met également en avant les liens puissants que le groupe de savants a noués avec les habitants de la région de Meyringen, maillons essentiels sans lesquels les expéditions scientifiques n’auraient pu avoir lieu. Les guides, aubergistes et chasseurs de chamois apparaissent autant dans les récits de Dollfus que sur les photographies. Au-delà des relations économiques qui les reliaient, le groupe de savants s’est investi dans des relations de sociabilité allant parfois jusqu’à l’amitié, comme le montre l’épisode du bal organisé au pavillon en 1843.
L’activité scientifique et son terrain de jeu sont également dépeints. De la langue inférieure du glacier de l’Aar jusqu'aux cols, cimes et sommets avoisinants, on saisit le quotidien du travail savant, rythmé par les relevés météorologiques, l’observation du déplacement de différents repères installés sur le glacier, le dessin et les ascensions réalisées dans la région de Meyringen. Notons que les motifs qui poussent les savants à atteindre les sommets qui les entourent ne sont pas uniquement scientifiques. Si ces courses permettent bien la récolte d’un matériau scientifique précieux, le désir de connaissance des savants s’hybride avec un désir de conquête des sommets et de contemplation de la nature sublime des panoramas alpins. Les expéditions scientifiques de Louis Agassiz et de ses collaborateurs sont donc aussi à inscrire dans les débuts de l’alpinisme.
La commande photographique historique de Daniel Dollfus-Ausset
Les photographies qui rythment les différentes sections de l’ouvrage sont souvent présentées par les descendants de Dollfus-Ausset comme les "premières héliographies des Alpes". Cette affirmation n’est pas totalement juste : à la fin des années 1840 et au début des années 1850, Dollfus-Ausset n’est pas le seul à initier des commandes photographiques dans les Alpes. Cette période correspond en fait au tout début de la photographie alpine qui naît dans les contextes croisés du développement du voyage touristique en Suisse et de la connaissance des reliefs alpins.
La démarche photographique de Dollfus rejoint celles de John Ruskin ou Girault de Prangey en considérant l’appareil photographique comme un véritable outil de la connaissance. Dollfus, ne maîtrisant pas ou peu le procédé, confie cet outil à plusieurs opérateurs qui l’accompagnent dans ces expéditions scientifiques. Les plaques et archives conservées aujourd’hui attestent de la réalisation d’au moins quatre campagnes de ce type. Celles de 1849 et 1850 ont été confiées successivement aux daguerréotypistes Gustave Dardel et Camille Bernabé, les épreuves qui en ont résulté sont celles présentées dans l’ouvrage. Plus tard, entre 1855 et 1856, Dollfus-Ausset collaborera avec les célèbres frères Bisson pour la réalisation d’une série de photographies au collodion humide qui connaîtront une circulation bien plus importante que les daguerréotypes dans les cercles scientifiques et artistiques parisiens.
Auteure : Agathe Frochot
Date d'édition : 1893
Lieu de conservation : Service commun Learning Center de l’Université de Haute-Alsace – BUSIM, GF 3324
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