Le manuel de lithographie de Godefroy Engelmann (1822)

La Bibliothèque municipale de Mulhouse a fait récemment l’acquisition d’un exemplaire de la rare première édition du Manuel du dessinateur lithographe, ou Description des meilleurs moyens à employer pour faire des dessins sur pierre dans tous les genres connus, publié en 1822 à Paris par le mulhousien Godefroy Engelmann. Outre que cet ouvrage dédié à l’ars lithographica est désormais bicentenaire, il peut être considéré comme symbolique à plusieurs titres, tant pour l’histoire de la lithographie que pour les collections mulhousiennes.

Si Godefroy Engelmann (1788-1839) publie précocement un ouvrage synthétique sur la lithographie, laquelle est encore alors à la conquête de ses lettres de noblesse, il n’est certes pas le premier, devancé en cela par l’inventeur-même de cette technique, Aloys Senefelder, et son ouvrage capital L’art de la lithographie (Münich, 1818 ; Paris, 1819), tout comme en France, dans une moindre mesure, par F. A. Mairet et sa Notice sur la lithographie, ou l'art d'imprimer sur pierre (Dijon, 1818). Ses « suiveurs » seront toutefois, sur ce terrain, bien plus nombreux que les rares précurseurs. Ainsi le Manuel complet théorique et pratique du dessinateur et de l'imprimeur lithographe de R. L. Bregeaut ne sera-t-il publié qu’en 1827, dans la célèbre collection des manuels Roret, avec une référence avouée (autant qu’obligée !) au Manuel d’Engelmann, mais une dette à peine reconnue à ce dernier, malgré une table des matières très voisine et peu d’apports notables. Enfin, comme on le présentera très sommairement, l’ouvrage d’Engelmann atteint un « raffinement » technique et une complétude dans l’exposé des possibilités offertes par l’impression lithographique qui n’avaient été atteints avant lui.

En cette année 1822 où il publie son Manuel…, le Mulhousien présente à la fois un parcours et des réalisations qui le rendent incontournable dans « l’art d’exécuter des dessins sur pierre », dont il a fait son activité depuis 1815 et la fondation à Mulhouse, non certes du premier atelier mais du premier établissement lithographique français, rapidement suivi d’un second atelier à Paris au 18 rue Cassette. C’est dès 1815 qu’il adresse à la Société d'Encouragement de Paris un Rapport sur la lithographie introduite en France par G. Engelmann, de Mulhausen, Haut-Rhin, avec succès puisqu’il se voit décerner l’année suivante une médaille d’argent de la Société d’Encouragement de l’Industrie Nationale, au titre de l’ « Exécution en grand et [du] perfectionnement de l’art lithographique » qu’il a apportés. Engelmann reproduira symboliquement cette médaille au titre de son décisif Recueil d'Essais Lithographiques dans les différents genres de dessin tels que manière de crayon, de la plume, du pinceau et du lavis, exécutés par le procédé de G. Engelmann qu’en tant que « Directeur de la Société Lithographique de Mulhouse » il soumet en 1816 à l'Académie Royale des Beaux-arts, le dit recueil contenant de précieuses collaborations avec les meilleurs artistes de son temps, au premier rang desquels Girodet, Géricault, Horace Vernet et Mongin.

G. Engelmann ne manque pas, tant dans l’introduction que dans la « Description sommaire de la Lithographie » qui ouvre son Manuel…, de rappeler les encouragements et les distinctions (réelles ou symboliques) que lui valurent ses « essais », « découvertes » et « perfectionnements », depuis 1816 jusqu’au rapport adressé par Mérimée à la Société d’Encouragement l’année qui précède la publication du Manuel. Outre les procédés et les innovations techniques, on sait gré à G. Engelmann d’avoir contribué de manière décisive à faire reconnaître la lithographie comme « un art ».

Mais précisément, comment cet art a-t-il trouvé à s’illustrer de façon concrète et visible sur les presses lithographiques d’Engelmann à l’heure où il publie son Manuel ? Quelques exemples suffisent à le mesurer. Outre les estampes et les planches du Cours complet d'études du dessin (Paysages, Ornements, Figures) imprimés par Engelmann en 1816-1817, les années 1818 à 1820 qui précèdent le Manuel voient sortir de ses presses un certain nombre de recueils et d’ouvrages lithographiés remarquables, parmi lesquels on peut citer le Recueil de vues et fabriques pittoresques d'Italie de Constant Bourgeois, les Souvenirs pittoresques du Général Bacler d’Albe, le Voyage dans le Levant du comte de Forbin, les Fables choisies de Jean de La Fontaine illustrées par Carle et Horace Vernet, ou encore le Porte-feuille géographique et ethnographique contenant des planches pour la géographie mathématique ; des dessins représentant les principales curiosités de la nature, ainsi que les costumes, mœurs et usages des peuples les plus remarquables…. Selon les cas Engelmann n’est pas l’éditeur en tant que tel mais il assure l’ensemble des opérations propres à l’impression des planches, ce qui n’est pas le moindre aspect. Il s’entoure pour cela de lithographes et d’artistes (la frontière est poreuse) de talent, parmi lesquels on peut citer Jean-Baptiste Isabey, Constant Bourgeois, ou encore A. E. Fragonard.

C’est fort d’un savoir-faire désormais fermement reconnu, de son infrastructure (Engelmann, pour s’agrandir, déménagera en 1818 son atelier au 27 rue Louis le Grand, quartier de la Chaussée d’Antin) et de son réseau parisien que l’imprimeur-lithographe mulhousien se voit confier l’impression des premiers volumes du monument éditorial que constituent les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France des Nodier, Taylor et de Cailleux, soit « L'une des premières et des plus importantes productions françaises de la lithographie » selon le célèbre bibliophile Brunet. Le premier volume de l’Ancienne Normandie a été publié (chez F. Didot, imprimeur du roi, 1820) ; le second et celui sur la Franche Comté sont en préparation lorsqu’Engelmann publie son Manuel. Dessinateurs et lithographes travaillant le plus souvent en binôme (quand il ne s’agit pas d’une seule et même personne) pour « produire » les quatre à cinq planches lithographiées que contiennent chacune des quelques dizaines de livraisons qui composent un volume.

C’est donc à bon droit qu’Engelmann peut nourrir, dès 1822, l’ambition de faire avec son Manuel « l’état de l’art », jusqu’à dévoiler au grand jour certains secrets d’atelier, depuis la préparation des pierres lithographiques jusqu’aux moyens d’effacer ou d’éclaircir une partie du dessin une fois tracé sur la pierre, en passant par la palette des techniques (dessin au crayon lithographique ou à l’encre, au moyen d’un pinceau ou d’une plume, gravure sur pierre, manière noire, lavis lithographique, rehausse d’une épreuve par un fond de couleur, etc.) et, parallèlement, des déclinaisons possibles de ces procédés, parmi lesquelles l’ « autographie » (voir la planche VIII : Fac-similé d’une lettre d’Henry IV), la topographie (voir la planche IV : Echantillon de topographie exécuté à la plume d’acier) ou encore les épreuves lithographiques obtenues à partir de contre-épreuves sur pierre de gravures sur cuivre, d’ « une perfection telle qu’on peut à peine établir une différence entre ces contre-épreuves lithographiques et les épreuves gravées » (voir planche XI ci-contre), procédés dont Engelmann ne souhaite pas toutefois dévoiler « le mystère dont ils sont encore enveloppés », par égard pour les établissements qui en font usage pour leurs produits.

A cette exception près, et à celle des moyens de modifier le dessin d’une pierre déjà préparée à l’acide pour le tirage des épreuves (chap. XIV : Des retouches), pour lesquels l’auteur préfère « offrir [s]es soins » directement que de dire sa méthode, l’ouvrage manifeste tout du long le souhait d’Engelmann de partager ses observations et le fruit de ses expérimentations, constamment renouvelées depuis 1814 et son retour de Münich, où il fut lui-même « initié ». Il est en effet convaincu que les perfectionnements remarquables auxquels il a pu atteindre sont encore perfectibles (fût-ce par d’autres que lui), et que l’émulation collective (ou dit autrement, une saine concurrence) profitera à l’art auquel il s’est voué (l’un des principes qui animera du reste les fondateurs de la Société industrielle de Mulhouse, dont Godefroy Engelmann est l’une des figures tutélaires).

C’est ainsi que l’auteur, en accord avec le sous-titre de son ouvrage, dédie le chapitre le plus nourri (chap. XII) de ce dernier au « nouveau procédé » dont il revendique sans nuance la « découverte » en 1819, « et auquel [il a] donné le nom de LAVIS-LITHOGRAPHIQUE ». Ce dernier, tenant à la fois du dessin au lavis d’encre et de la gravure à l’aquatinte, permet d’obtenir sur la pierre des nuances et des subtilités de ton auxquelles ne pouvaient atteindre aucun des procédés exposés jusqu’ici dans son ouvrage. Engelmann lui attribue « l’amélioration sensible qui s’est opérée dans les produits lithographiques » et  illustre d’emblée son propos (p. 71) en convoquant deux ouvrages dont il a précisément assuré l’impression des planches en y usant du nouveau procédé avec tant d’ « heureux résultats »: la campagne d'Espagne du général Bacler d’Albe, sous-partie de ses Souvenirs pittoresques déjà cités et, il eut tort de ne pas y faire lui-même référence, les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France qui constituent à n’en pas douter son actif le plus remarquable (plus commercial qu’il n’y paraît, Engelmann en glisse en note de bas de page les conditions d’achat, à son adresse rue Louis le Grand). « Les ciels et les endroits les plus délicats des dessins, les reflets de la lumière, les tons vaporeux y sont ménagés et rendus avec toute la pureté, toute la légèreté désirables ». L’accord du lavis lithographique à l’esthétique et à la sensibilité romantiques n’est évidemment pas son moindre intérêt.

Aussi Engelmann se propose-t-il d’assurer la « publicité » que mérite le procédé dont la mise au point lui a coûté tant d’essais et de précautions : « on sent que la pratique, mieux que la théorie, donne dans ces moyens d’exécution les connaissances nécessaires ». Sur une dizaine de pages d’un registre d’une grande précision technique, il ne semble justement priver son lecteur attentif d’aucun détail ni d’aucun conseils pratiques pour soigner sa préparation et atteindre l’effet recherché (usage du tampon de peau, application de la couleur dite « de réserve », lavage de la pierre, modulation des lumières avec le grattoir, etc.). « J’ai cherché, en signalant le mal, à fournir le remède ». Et s’il concède s’être « plus occupé du fond que des ornemens », les planches XII et XIII qui illustrent les possibilités du lavis lithographique (avec ou sans crayon) sont d’une remarquable exécution.

Si Engelmann conclut son ouvrage sur une note d’humilité et de simplicité (« je n’ai pas eu la prétention de faire un ouvrage brillant d’érudition », « Je recevrai au reste avec reconnaissance toutes les observations utiles que l’on sera dans le cas de m’adresser sur mon travail. Je le rectifierai s’il y a lieu… »), le « modeste manuel » (p. 86) qu’il a composé n’en constitue pas moins un véritable « discours de la méthode » qui fera longtemps référence. Il n’est pas anodin qu’une deuxième édition soit publiée dès 1824 (l’exemplaire de la BnF correspond à cette édition), suivie d’une troisième en 1830 ; ni qu’une maison d’édition à Berlin traduise et publie, plus de dix ans après la première édition du Manuel, une édition allemande  sous le titre G. Engelmann's Handbuch für Steinzeichner oder Beschreibung der besten Mittel, um in allen bekannten Manieren auf Stein zu zeichnen (Berlin : Gropius, 1833. On en trouve par exemple des exemplaires berlinois à la Staatsbibliothek et au Kupferstichkabinett / Staatliche Museen), les planches étant tirées dans les ateliers d’Engelmann à Mulhouse.

Les derniers mots de l’ouvrage, « je continuerai mes recherches, mes études, afin d’ajouter, s’il est nécessaire, un supplément à ce premier essai », ne resteront pas lettre morte, même si c’est quelques mois après la mort de Godefroy Engelmann que sera publié son grand œuvre, le Traité théorique et pratique de la lithographie (Mulhouse, 1839), qui peut alors exposer les découvertes d’Engelmann père et fils autour de l’impression lithographique en couleurs ou « chromolithographie », pour laquelle ils déposèrent un brevet d’invention en 1837.

Signalons enfin deux éléments pour dire à quel point cet exemplaire, par son mode d’entrée et sa provenance, est symbolique pour les collections mulhousiennes. Son achat en 2019 inaugura une politique d’acquisitions de la Bibliothèque municipale de Mulhouse autour de la vaste production d’Engelmann, qui s’est concrétisée depuis par l’acquisition d’importants ouvrages et recueils lithographiés venus compléter la collection Juillard-Engelmann et le fonds « natif » de la bibliothèque, mais également d’un ensemble d’archives d’atelier des établissements lithographiques d’Engelmann. Ensuite, le libraire d’anciens parisien n’avait pas jugé utile de signaler la présence d’un ex-libris gravé (voir ci-dessous), celui de Léon Lang et de Jacqueline Verly, tous deux artistes et adeptes de la lithographie, bien présents dans les collections du Cabinet des estampes de Mulhouse, dont Léon Lang est du reste à l’origine, pour y avoir eux-mêmes déposé leurs œuvres mais aussi leur propre collection d’estampes (fonds Lang-Verly). On doit surtout à Léon Lang, grand promoteur de la gravure et de l’estampe à Mulhouse (via la Société Godefroy Engelmann qu’il présida) et éminent connaisseur de l’œuvre d’Engelmann, d’avoir dressé le catalogue des incunables lithographiques d’Engelmann (Godefroy Engelmann, imprimeur lithographe : les incunables 1814-1817, Colmar, 1977). Un heureux retour au berceau, donc, pour l’exemplaire mulhousien du Manuel !

Michaël Guggenbuhl, bibliothèque municipale de Mulhouse

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Engelmann, Godefroy. Manuel du dessinateur lithographe ou Description des meilleurs moyens à employer pour faire des dessins sur pierre dans tous les genres connus. Suivie d'une instruction sur le nouveau procédé du lavis lithographique par G. Engelmann, directeur de la Société lithographique de Mulhouse. 1822. Bibliothèque municipale de Mulhouse, F404555.