Le « Kunschthafe » ! Ou encore orthographié de la manière suivante « Kunschthaafe », « Kunst-Haafe » ou encore « Kunsthãfe » parmi d’autres écritures désigne un terme dialectal alsacien traduisible par « pot d’art » ou « pot des arts ».
Mais c’est encore à l’un des membres fondateurs de ce cercle d’artistes, Gustave Stoskopf (1869-1944) artiste-peintre et dramaturge alsacien, que revient la meilleure interprétation de l’âme de ce cercle artistique :
(*) Stammtisch : ce terme désigne à la fois la table des habitués dans un café ou un restaurant, et le groupe d’amis qui s’y réunit régulièrement.
« C’est une expression difficile à traduire, mais très parlante en dialecte, entière et dense, ou le terme Kunscht (art) est associé gastronomiquement au vocable Hãfe (le fait-tout). La formule très réductrice, et pourtant très envoûtante « marmite de l’art » suggère la marmite éternelle, ce fait-tout qui, ni jour ni nuit, ne quittait le feu. À chaque fois qu’était prélevé un aliment « à point », il était remplacé par un autre « à cuire » ; à chaque prélèvement de bouillon correspondait le rajout de la même quantité d’eau et d’ingrédients nécessaires.
Ainsi les aliments disponibles étaient-ils en quantité constante, se bonifiant les uns au contact des autres, les derniers bénéficiant des qualités des précédents… Les repas préparés (dans et autour de la marmite) sont métaphoriquement le support idéal au brassage des idées, le lieu d’échanges privilégiés et de communion sacrée. »
Témoin de la renaissance culturelle alsacienne, Strasbourg est entre 1890 et 1914 en pleine effervescence après un vide culturel de plus de vingt ans. L’annexion par l’Allemagne de l’Alsace-Moselle en 1871 avait provoqué l’exil de la précédente génération d’artistes et d’intellectuels. La croissance industrielle, l’ascension technologique et la modernisation de la société contribuèrent également à la vitalité du mouvement artistique alsacien.
Le Kunschthaafe, ou encore « Marmite de l’art » selon une autre appellation, était une manifestation gastronomique culturelle imaginée et orchestrée par Auguste Michel (1859-1909), aubergiste de la « Maison rouge », puis fabricant de foie gras dans sa propriété du Schlœssel à Schiltigheim dès 1897.
C’est après s’être lié d’amitié avec plusieurs artistes alsaciens durant les noces de l’ingénieur Jules Heizmann* le 29 avril 1896 que l’idée lui vient de poursuivre les festivités et d’accueillir ses nouveaux convives à sa table, à la Maison Rouge à Schiltigheim. Parmi eux se trouvaient Léon Hornecker , Joseph Sattler , Alfred Marzolff et Gustave Stoskopf . Le récit de l’origine de ce cercle figure dans le Kunsthafe-Album de 1899 d’après les propos tenus par Adolphe Seyboth.
(*) Jules Heizmann (18.. – 19.. ?), ingénieur de l’usine de fabrication de bougies de Georges Haehl à la Roberstau.
Dès lors, reconnu mécène et amphitryon réputé, Auguste Michel recevait régulièrement dans sa demeure du Schlœssel un cercle d’artistes hétéroclites (écrivains, peintres, musiciens, intellectuels, industriels et autres personnalités d’Alsace (allemande) et de France…) leur offrant banquets et dîners gourmands et fastueux.
Cette instance ne s’officialisera pas dans un statut associatif, mais sur ce fondement bien symbolique est né un nouveau foyer artistique dont Auguste Michel sût, par un mot de l’esprit, créer le « Kunschthaafe » avec la présence incontestable et allégorique de la marmite « aux arts » au centre de la table !
De cette manière, Auguste Michel organisa 35 banquets entre 1896 et 1905. Parmi ses pairs, autres membres fondateurs du cercle, figuraient également au même titre les illustres Pierre Braunagel , Louis-Philippe Kamm , Émile Schneider , Léo Schnug , Albert Kœrttgé , Émile Stahl , Henri Loux , le musicien Marie-Joseph Erb , le Docteur Pierre Bucher …Toutes les disciplines artistiques de l’Alsace sont représentées et la visite de l’écrivain René Bazin et du comédien Constant Coquelin Aîné participe à la représentation du rayonnement artistique « français ».
Au cours de ces 35 réunions, 35 fabuleux repas, se discutaient les grands problèmes culturels qui sont à l’origine du renouveau alsacien au début des années 1900.
Ces débats inspirent notamment la création de la Revue Alsacienne illustrée dès 1898 et l’apparition d’un théâtre dialectal alsacien révélé par la pièce de théâtre de Gustave Stoskopf jouée en 1898, « D’r Herr Maire ».
Dans cette entreprise, le cercle a par ailleurs insufflé la conception et l’apparition d’un Salon des Arts en 1897 et 1903, de la Maison d’art alsacienne en 1905 et du Musée Alsacien dès 1907, ancré à la ville de Strasbourg et toujours actif à notre époque.
En pleine occupation allemande, ces agapes étaient donc l’occasion de parler art, culture, politique et, à chaque occasion, Auguste Michel confiait à un artiste l’illustration du menu suivant. Les menus composés par celui-ci pour les réunions du Kunschthaafe, eux-mêmes des œuvres d’art, s’illustraient des talents des artistes membres du cercle tels que Léo Schnug, Joseph Sattler, Léon Hornecker et d’autres semblables.
Chaque artiste s’exprimait ainsi librement, s’identifiant par son empreinte artistique et sa virtuosité propre lorsque seul l’élément de la marmite symbolique se répétait.
Véritables hommages à l’histoire du Kunschthaafe, ces menus illustrent autant la richesse des dîners que l’abondance créative culturelle et artistique du cercle, fruit de l’état d’esprit de ces rencontres.
Le cercle du Kunschthaafe s’orientait vers la culture française et vers la France. Ainsi, ces menus écrits en français en pleine « Alsace allemande » se référaient à la tradition culinaire française lui faisant ainsi honneur.
Dès lors, cet usage rappelle que le cercle du Kunschthaafe était un cercle francophile en réaction à la politique et à l’art officiel de l’empire allemand.
Cependant, l’identification à une double culture franco-allemande se démarquait conjointement dans les aspirations et l’esprit de certains membres du groupe tels que Charles Spindler ou Gustave Stoskopf.
Le cercle du Kunschthaafe avait avant tout une ouverture d’esprit de sorte que chacun pouvait librement exprimer ses opinions comme ses convictions.
À l’égal du Kunschthaafe, les lieux de rencontre prospéraient à cette époque sous l’auspice d’artistes ambitieux de faire progresser et prospérer la culture en Alsace. Pour exemple, le cercle Saint-Léonard ou le dîner des Treize, fréquenté par les mêmes membres du Kunschthaafe et instigué par Charles Spindler, donnaient l’impulsion semblable « d’un intense mouvement artistique ».
Lieu de discussion, de rencontres et d’amitié, le Kunschthaafe prend part à une succession d’œuvres de l’esprit et de réalisations artistiques qui demeurent encore de nos jours.
L’héritage de ces célèbres rencontres a de fait marqué l’histoire locale. Le Kunschthaafe de Schiltigheim s’inscrit tel un monument de l’histoire culturelle de l’Alsace du début du XXe siècle.
Anne-Sophie CHIFFLOT
Assistante de collections Iconographie
Médiatrice documentaire des collections iconographiques patrimoniales
Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg