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Titre : La Vie en Alsace : revue mensuelle illustrée

Auteur : Les Dernières nouvelles d'Alsace (Périodique). Auteur du texte

Éditeur : Renaissance alsacienne (Strasbourg)

Date d'édition : 1929-01-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34356195q

Notice du catalogue : https://www.numistral.fr/ark:/12148/cb34356195q/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Description : 01 janvier 1929

Description : 1929/01/01 (N1)-1929/01/31.

Description : Collection numérique : Sociétés savantes

Description : Collection numérique : Fonds régional : Alsace

Description : Collection numérique : Collections de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k96494276

Source : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, M.42.668

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 29/02/2016

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IEPQ ALSACE

JANVIER

'1020

NUMÉRO 1

ADMINISTRATION-DIRECTION ET PUBLICITÉ STIlA5BOUIl6,1"--I9, 'tUE DE LA NUÉE-BLEUE


M9NOD H STRASBOURG 1111 SUCCURSALES W'iS5fMBOURG, SVJEBWiUf R , HAOUENAU t Il .A MAGMOD TOUT EST PLUS L ÉLÉGANT ET MEILLEUR A M MARCHÉ QUE PARTOUT 1 I] Ai LLEUR5 H H NOUVEAUTÉS H * ARTiCLES DE PAPIS H D ALiMENTATiON H B GÉNÉRALE - I ,-SOIGN' PESTAUPANT MAGMOD'

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Strasbourg au XVe siècle

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LA VIE EN ALSACE



ILAIVI EN ALSACE

1929

ADMINISTRATION : STRASBOURG, 17/19, RUE DE LA NUÉE-BLEUE


TOUS DROITS RÉSERVÉS


STRASBOURG, PORT D'INDUSTRIE

u

ne place commerciale de premier ordre qui devient peu à peu une ville industrielle, telle est actuellement Strasbourg, dont l'aspect

sera sans doute profondément modifié par une évolution si profonde. C'est d'ailleurs sous l'impulsion des Strasbourgeois; et non malgré eux, que

s'accomplit cette évolution. Certes, des faits plus forts que la volonté des hommes imposeraient à la grande ville alsacienne une transformation résultant des conditions modernes de la vie économique, alors même qu'elle résisterait à la force qui l'entraîne.

Strasbourg étant un port rhénan, et, ce qui est plus important encore, le port français du Rhin, devra suivre la destinée commune à tous les ports et devenir ' 'une ville industrielle où

Le Port du Rhin à Strasbourg d'après une peinture de Charles Schenckbecher PIlOta Eugène Minier

seront transformées les matières premières entrant en France par le Rhin. Ses habitants ont cependant le grand mérite d'avoir facilité cette éyolution sans laquelle Strasbourg n'aurait pas tardé à disparaître comme port, et bientôt après à rétrograder comme ville. La matière première débarquée dans les ports n'est plus en effet réexpédiée comme au siècle dernier vers des usines situées dans leur arrière- pays. Elle est transformée sur place. La fabrication du produit consommable au lieu-même de déchargement de la matière première entraîne en effet une notable économie en substituant au transport de masses considérables de matières lourdes, le transport d'un poids beaucoup moindre de pro-

duits fabriqués. Pourquoi en effet conduire à de grandes distances des matières dont une partie seulement se retrouvera dans le produit fini ? Pourquoi supporter les frais de transport d'une gangue sans valeur au milieu de laquelle la nature a enserré les éléments utiles ! Ne vaut-il pas mieux

se débarrasser le plus tôt possible de tout ce qui constitue après la fabrication les résidus et les déchets dont le poids dépasse souvent de beaucoup celui des matières utiles ? — Et, s'il s'agit de produits à exporter, pourquoi faire subir successivement, à la matière première le transport à l'usine, et au produit fabriqué, le transport de l'usine au port, quand ce double mouvement peut être évité par l'ins-

tallation de l'usine dans le Port ?

Il est vrai qu'il pourrait paraître, à première vue, plus économique encore de transformer la matière première à l'endroit même où elle est extraite et de n'expédier vers les ports que des produits fabriqués. Mais un examen plus complet du problème industriel montre que cette solution, idéale en théorie, est généralement irréalisable pour deux raisons essentielles.

La première de ces raisons est purement technique. Il y a en effet bien peu de matières premières dont la transformation industrielle ne nécessite pas le concours d'autres matières premières extraites en d'autres lieux qu'elles-mêmes.


Chaland du Rhin (arrière) Cliché I?osenstielil

Le transport des unes ou des autres est obligatoire, en sorte qu'il est souvent plus économique de les rassembler toutes en un point central qui sera obligatoirement un port si certaines proviennent de pays d'outre-mer ou de pays baignés par un grand fleuve.

L'autre raison est de caractère politique, mais n'en a pas pour cela une moindre valeur. Tous les pays, et la France comme les autres, perçoivent sur les objets fabriqués des droits de douane bien plus lourds que sur les matières premières qui entrent dans leur fabrication. Aussi un objet peut-

il être livré au consommateur à un prix moindre s'il est fabriqué dans le pays du consommateur avec des matières premières importées que s'il est importé, fini, d'un pays étranger.

Ces deux raisons concourront à faire de Strasbourg une grande ville d'industrie, car Strasbourg, seule ville française ayant un port rhénan, est la seule ville de France où seront transformées les matières premières entrant en France par le Rhin. Certes, la première raison avait déjà paru suffisante aux Strasbourgeois, au temps de l'annexion, pour qu'ils entreprissent la construction dans leur port d'un bassin réservé à l'Industrie à côté des bassins réclamés par le Commerce, mais la deuxième va rendre maintenant prédominant

le rôle industriel du Port de Strasbourg.

Pour apprécier l'ampleur de l'évoJution actuelle, il faut se référer à l'histoire du Port de Strasbourg depuis un siècle environ. Un premier fait domine cette histoire : il n'y avait plus de navigation rhénane à Strasbourg en 1870. La navigation avait été rendue impraticable par les travaux d'en- diguement du fleuve exécutés, à partir de 1840 entre Lauterbourg et Bâle, sur le même plan que ceux qui avaient été exécutés de 1826 à 1840 entre Mannheim et Lauterbourg.

Les cartes antérieures à 1840 montrent tout le long de la rive

alsacienne un fleuve sinueux encombré d'îles. Les eaux du Rhin y coulaient lentement. Ce lit tortueux a été remplacé par la tranchée de 300 mètres de largeur aux longs alignements que l'on voit actuellement près de Strasbourg comme sur tout le parcours alsacien. Les eaux furent concentrées entre ces deux digues plantées de peupliers d'où le Rhin apparaît rapide et puissant. Mais la concentration des eaux et la substitution des majestueux alignements aux nombreux méandres de l'ancien lit augmentèrent à ce point la vitesse du courant qu'il fallut renoncer à la

Installation pétrolifère Pechelbronn


vaincre avec les médiocres engins que la technique de l'époque fournissait aux bateliers.

Le commerce n'en souffrit nullement d'ailleurs, car à la même époque les premiers chemins de fer mettaient à sa disposition un nouveau mode de transport répondant beaucoup mieux à ses besoins que l'antique navigation. Les marchandises transportées ne représentaient en effet à cette époque que de bien faibles masses. Quelques milliers de tonnes seulement arrivaient et partaient chaque année de Strasbourg sur le Rhin, sur l'Ill, et sur

le canal du Rhône au Rhin ouvert au trafic depuis 1832. Pour un si mince trafic, la substitution du transport par chemin de fer au transport par voie d'eau cons- ' tituait une très importante amélioration.

Il n'en fut plus de même quand le développement de l'industrie entraîna la mise en œuvre de tonnages énormes de matières premières. L'en- diguement du Rhin était à peine achevé lorsque le système économique européen subit une brusque et profonde modification. La production totale de houille dans le bassin rhénan-westpha- lien, qui n'était en 1850 que de 1 million 1 /2 de tonnes, s'accrut si rapidement qu'en 1913

Remorqueur du port Cliché I?osenstielil

elle atteignait 113 millions de tonnes.

Un accroissement aussi énorme de l'extraction de la matière première exigea un développement égal des moyens de transport.

Fort heureusement la technique créa les engins qui étaient nécessaires à l'industrie. Dès 1880 elle avait mis au point les gros remorqueurs capables de conduire jusqu'aux ports, pour les mettre à la disposition de l'industrie, les matières premières dont elle lui avait indiqué l'emploi. Technique et industrie se développant parallèlement, l'une réalisant ce que l'autre avait conçu, et réclamant ensuite les perfectionnements qu'elle ne tardait jamais à lui procurer, il fallut recourir à nouveau aux transports par eau qui seuls pouvaient fournir à des prix assez bas la matière première réclamée par l'industrie en masses toujours croissantes.

Heureusement pour Strasbourg, la technique permit de vaincre le courant produit par les endigue- ments de 1840, au moment même où l'industrie ne se contenta plus des voies ferrées qui, pendant quarante ans, avaient suffi au commerce stras- bourgeois.

Aussitôt Strasbourg créa un port. Les quais de l'Ill qui satisfaisaient jadis aux besoins du commerce furent remplacés par un petit bassin ouvert en 1892 près de la porte d'Austerlitz alors dénommée porte des Bouchers. Là furent déchargés les grains,

les houilles, les marchandises diverses, conduits en ville ou réexpédiés vers l'arrière-pays par trains de chemins de fer. Strasbourg eut ainsi l'outil qui devait lui rendre la situation de grande place commerciale qu'elle avait tenue pendant tant de siècles. Le long de ce premier bassin se constituèrent aussitôt les entrepôts commerciaux reprenant dans la vie économique de la région la place qu'avaient les vieux marchés strasbour- geois aux temps déjà lointains du roulage et du halage des bateaux par chevaux.

Le trafic se développa rapidement. L'activité commerciale s'accrut, appelant des quantités toujours croissantes de marchandises. Des entre-

pôts de charbons se constituèrent tout le long du canal qui, depuis 1880, contournait la ville au sud pour relier la ligne du Rhône à la ligne de la Marne ouverte au trafic en 1856. Bientôt il ne restait plus de terrains disponibles entre le bassin d'Austerlitz et l'écluse par laquelle les canaux de Strasbourg communiquaient avec le Rhin. Le commerce avait couvert ces terre-pleins de dépôts. L'industrie avait même déjà fait son apparition. Près du pont de la Citadelle, une usine transformait en briquettes, dès leur sortie des chalands rhénans, les « fines », c'est-à-dire les poussiers de charbons expédiés par les mines du bassin houiller rhénan- westphalien.

C'est alors que la ville de Strasbourg décida d'ouvrir deux nouveaux bassins. Elle les creusa dans les terrains de l'Ile des Epis sur lesquels il


n'y avait alors qu'un champ de courses. L'un fut destiné au commerce, l'autre à l'industrie, tous deux devaient être en libre communication avec le Rhin, sans écluse. En construisant ce nouveau port, les Strasbourgeois avaient tracé l'évolution de leur ville. Ils l'avaient ouverte à l'industrie travaillant la matière première. Ils avaient amorcé la transformation qui va maintenant s'accentuer d'année en année.

C'est en 1902 que furent mis en service les bassins du Commerce et de l'Industrie dont l'ensemble

constituait le « Port du Rhin », désignation qui opposait le nouvel ouvrage au « Bassin d'Aus- terlitz)), alors «Bassin de la Porte des Bouchers », séparé du Rhin par une écluse. Il ne s'y fixa pourtant qu'une seule nature d'industrie traitant les marchandises arrivées par voie d'eau, la minoterie. Successivement les Moulins d'Ill- kirch, maintenant Grands Moulins de Strasbourg, et les Minoteries Alsaciennes, édifièrent de puissantes usines sur les rives du Bassin du Commerce. Mais les rives du Bassin d'Industrie ne reçurent que de grands ateliers de constructions métalliques et mécaniques et de petits établissements industriels dont aucun ne fit un usage appréciable de la

Grue de dix tonnes sur portique Cliché Rosensl¡ehl

voie d'eau le long de laquelle ils s'installèrent. Par contre, les grands entrepôts commerciaux, les dépôts de houille et les dépôts de bois assurèrent à la place commerciale qu'était Strasbourg une importance de plus en plus grande.

C'est donc en place commerciale de premier ordre que Strasbourg rentra en 1918 dans l'économie française, tant par l'importance et la puissance en outillage de ses entrepôts, que par l'activité de ses négociants, par la perfection de son organisation bancaire, par la compétence de sa Chambre de Commerce, enfin par les excellentes méthodes de sa Bourse de Commerce.

Les édiles Strasbourgeois qui avaient doté leur ville d'un grand port avaient trouvé dans l'industrie et le commerce strasbourgeois les hommes

dignes des moyens d'action qu'ils avaient mis à leur disposition.

Il y eut de rudes secousses durant les premières années qui suivirent la guerre au cours de laquelle on put croire que l'économie européenne allait sombrer tout entière. Strasbourg les ressentit peut-être plus durement que les autres villes françaises. C'est que, si au temps de l'annexion la maîtrise de la place de Strasbourg était demeurée

entre des mains stras- bourgeoises dans la plupart des branches de l'activité commerciale, par contre la navigation rhénane était entièrement entre des mains allemandes. L'organisation commerciale de Strasbourg, son port et ses entrepôts étaient sortis intacts de la guerre, mais la source de leur activité venait brusquement à manquer par la rupture réalisée entre Strasbourg et l'armement rhénan allemand. Certes, toute l'industrie alsacienne, en redevenant française, perdit la clientèle qui s'adressait à elle depuis 48 ans, mais du moins put-elle aisément retrouver des fournisseurs et par conséquent produire pour une clientèle nouvelle que la qualité de sa fabrication

ne manqua pas de lui apporter promptement. Mais Strasbourg faillit être réduite à l'inaction parce que, s'étant développée par son port, ayant basé son industrie et son négoce sur les marchandises qui lui arrivaient par le Rhin, elie se trouva brusquement isolée par le départ de la flotte rhénane allemande qui avait jusqu'alors seule assuré son approvisionnement en marchandises. Il fallut créer de toutes pièces une flotte nouvelle et pour cela trouver non seulement des bateaux, mais encore des hommes.

Ils furent trouvés ; ce sont ceux qui dirigent actuellement nos grands armements rhénans. Ils exploitent une flotte de 350 chalands et de plus de 50 remorqueurs avec une habileté devant laquelle s'inclinent les vieux routiers des armements étran-


gers. Ils tirent parti, au maximum, des qualités incontestables du Rhin et maintiennent ainsi la continuité du trafic, en dépit des variations du niveau des eaux.

Certes, ces résultats ne furent pas obtenus en un jour. Nos armateurs eurent à passer de dures années. Mais aujourd'hui Strasbourg peut saluer avec orgueil, dans les bassins de son port, les armements strasbourgeois, qui, comme jadis les armements allemands, et même mieux que ceux- ci, assurent son trafic avec les pays rhénans et avec ceux d'outre-mer.

Ce fut d'abord le commerce qui se développa à Strasbourg après la réintégration de l'Alsace dans la France. Les marchés de Strasbourg étendirent leur influence au-delà des Vosges.

Les négociants en charbon, lyonnais, vosgiens et lorrains vinrent s'associer aux alsaciens pour faire de Strasbourg le grand entrepôt de combustibles des régions Est et Sud-Est de la France. Ils construisirent un magnifique outillage. Onze grands portiques de 100 mètres de portée s'ajoutèrent aux cinq portiques que les négociants en charbon du bassin de la Ruhr avaient laissés sur les quais du port en repassant le Rhin.

Les entrepôts publics du Port Autonome - Cliché Rosensliell1

Marinier

Cliché Rosenslieh[

Le commerce des céréales d'outre-mer arrivées par le Rhin sur le marché strasbourgeois gagna Nancy, Epinal et même Dijon.

L'ouverture d'un bassin aux pétroles en 1927 attira, à côté des maisons alsaciennes déjà solidement installées dans la région, les importateurs de combustibles liquides les plus puissants des autres ports français. En même temps d'ailleurs se développe le transit des essences vers la Suisse.

L'amélioration des communications de Strasbourg avec son arrière-pays permit à ces mouvements commerciaux de prendre progressivement

plus d'ampleur. Comme les programmes de travaux publics destinés à relier les centres d'outre- Vosges à l'Alsace étaient demeurés inexécutés depuis 1870, il fallut les reprendre en 1918 et le travail de dix années commence à porter ses fruits tant par l'établissement de la liaison transvosgienne de St-Dié à Saales que par la mise en état du canal de Huningue et du canal du Rhône au Rhin.

Sur les terre-pleins mêmes du port, le commerce construisit ou demanda que l'on édifiât pour lui deux puissants engins de transbordement, l'un affecté aux potasses de Mulhouse, œuvre de la Société Commerciale des Potasses, l'autre affecté aux minerais, construit par le Port Autonome. L'un et l'autre ont un débit de 400 tonnes à l'heure et


Hangars construits par Napoléon pour les matériaux d'entretien du pont sur le Rhin, avant les travaux d'extension

assurent au commerce fluvial du Rhin une situation prépondérante pour le transport des potasses d'Alsace et des minerais de fer lorrains.

Enfin une installation spéciale a mis Strasbourg au rang des meilleures places pour la manutention et le stockage des briquettes de lignite.

Les manifestations industrielles, encore que peu nombreuses n'en ont pas moins été de sérieuse importance. Aux minoteries qui comptent parmi les plus puissantes de France et à la fabrique de briquettes de charbon, édifiées les unes et les autres avant 1914, vinrent s'ajouter successivement les deux grandes usines de transformation de la houille : l'Alcok et la Cen-

Grues électriques Cliché Rosensliehl

traie électrique du Port du Rhin, la première distillant le charbon pour produire du gaz et du coke industriel, la deuxième utilisant les calories du charbon pour faire de l'énergie électrique. Près de cette dernière, les Soieries de Strasbourg ont développé leurs vastes ateliers sur une dizaine d'hectares.

Mais d'autres usines ne pourront être construites qu'après l'achèvement des nouveaux bassins et l'aménagement de terre-pleins industriels. Déjà la Société de St-Gobain s'est réservé un lot de 18 hectares, cependant que d'autres fabriques de produits chimiques étudient leur installation à côté de St-Gobain pour profiter de la proximité d'une usine qui leur livrera les produits


La nouvelle centrale électrique du port Photo Compagnie aérienne française

intermédiaires nécessaires à leur fabrication.

Strasbourg est maintenant engagé dans le développement industriel. Au moment où les nouveaux terre-pleins du port seront mis en service, les études actuellement en cours seront sans doute arrivées à bonne fin et les constructions d'usines pourront commencer.

Une telle évolution risque d'avoir une influence profonde sur l'aspect de Strasbourg. Sans doute le commerce aura-t-il encore besoin de magasins situés près de l'agglomération urbaine et les anciens bassins garderont-ils de ce fait toute leur valeur. Le bassin du commerce avec

Grues sur portique (Bassin de l'industrie) Cliché Rosenstiehl

ses entrepôts et le bassin de jonction avec ses dépôts charbonniers demeureront tels qu'ils ont été construits il y a 30 ans. Pourtant, le bassin d'Aus- terlitz, qui pénètre si profondément dans la ville, devra être modernisé, car il est fort désuet au point de vue des liaisons avec la voie ferrée, et les bâtiments en bois édifiés autrefois dans la zone de servitude militaire allemande doivent être remplacés le plus rapidement possible par des constructions en maçonnerie.

Toutefois la transformation du Bassin d'Auster- litz, loin de changer le caractère de la ville, aura au contraire pour effet de reconstituer une des particularités de l'ancien Strasbourg, encore évo-


quée par les noms de certains quais, tels que les quais des Bateliers, des Pêcheurs ou au Sable. Certes, il y a une différence considérable entre l'entrepôt moderne doté de grues puissantes et bordé de voies ferrées, et le vieux magasin dans lequel les marchandises étaient hissées avec une poutre accrochée au pignon, et pourtant il y aura, sinon une similitude extérieure, du moins une similitude d'usage qui redonnera à Strasbourg le caractère d'un port de commerce. Mais pour cela il faut qu'en suivant les rues qui conduisent au

Bassin aux pétroles et station des remorqueurs Photo Compagnie aérienne française

Bassin d'Austerlitz le passant voie le port, et non comme actuellement une grille et des baraquements qui masquent la vue du port. C'est ce qui sera prochainement réalisé à l'occasion de la suppression du passage à niveau de la route du Rhin, près du pont du canal, là où les voies ferrées conduisant au bassin d'Austerlitz croisent la partie commune aux routes de Colmar, de Neuhof et de Kehl. L'entrée actuelle sera comblée pour livrer passage aux voies ferrées et une nouvelle entrée, large, bien dégagée, sera creusée dans le terre-plein qui sépare le bassin de la route du Rhin. Depuis la route même, la vue s'étendra sur l'eau du port, sur des entrepôts en maçonnerie, sur les chalands et les péniches concrétisant l'idée de port rhénan qu'évoque maintenant partout le nom de

Strasbourg, tout comme il y a cent ans la vue des bateaux et des magasins situés le long de l'Ill attestait pour le passant le rôle de port fluvial que les Strasbourgeois avaient assigné à leur ville. Dans son aspect très moderne, ce bassin ne sera pas dénué de pittoresque, car le pittoresque d'une ville est fait d'un mélange d'originalité, d'utilité et d'harmonie que l'on trouvera dans les grandes silhouettes des bateaux rhénans, les formes plus menues des péniches et le calme des larges étendues d'eau s'opposant au mouvement rapide et puissant

des hommes et des engins travaillant sur les quais.

L'Industrie a des exigences plus difficiles à satisfaire. Il lui faut des vastes terre-pleins pour édifier ses massives usines, et Strasbourg ne peut les lui procurer qu'en développant son port, au-delà des faubourgs, vers les grandes forêts qui longent le Rhin au sud de l'agglomération urbaine. La nécessité de construire, à travers les routes et les voies ferrées, de larges bassins, susceptibles d'assurer le trafic important qu'appellera la zone industrielle du Port, a entraîné la construction de plusieurs grands ponts qui, dès maintenant, mettent en évidence le caractère industriel que prend le port de Strasbourg.

Un de ces ouvrages, le pont d'Anvers, est déjà en service. Il a 64 mètres de portée et dégage


sous lui une hauteur libre de 9 mètres. C'est une construction dessinée par la section d'études du Ministère des Travaux Publics qui constitue un emploi très hardi du métal. Aucune pièce ne relie les parties supérieures des arcs dont la stabilité est assurée par leur liaison avec le tablier.

Le même principe a présidé à la construction du pont de 94 mètres de portée, actuellement en voie d'achèvement, par lequel la route de Kehl déviée passera sur le bassin Vauban.

Trois autres ouvrages métalliques sont en construction : L'un de 114 mètres de portée donnera

Vue aérienne du secteur central du Port du Rhin Photo Compagnie aérienne française

passage à la voie ferrée de Strasbourg à Kehl sur le Bassin Vauban. Les deux autres franchiront le Petit Rhin, l'un pour la voie ferrée de Strasbourg à Kehl, l'autre pour la voie ferrée reliant les quais des bassins du Commerce et de l'Industrie, situés dans l'île des Epis, à la nouvelle gare de triage en construction dans la forêt de Neuhof.

Un autre grand pont devra être établi plus tard sur le Bassin de jonction à la place du pont tournant de la Citadelle.

De chacun de ces ponts, la vue s'étendra sur les bassins, les quais et les terre-pleins comme actuellement du pont d'Anvers. Les voyageurs venant de Kehl soit par la route, soit par le chemin de fer, entreront immédiatement en contact avec le port et plus spécialement avec la partie industrielle du port. Les ouvriers et les hommes d'af-

faires que leurs occupations appelleront au port verront le vaste développement pris par cet établissement qui tient une place si essentielle dans l'existence de Strasbourg. L'industrie ne sera pas, comme dans un grand nombre de villes, dissimulée aux yeux du passant par les hauts murs des usines, elle s'étalera au contraire sous ses yeux depuis ces multiples observatoires que l'établissement des grandes voies de communication fait construire aux points vitaux du port. Elle se présentera sous l'aspect le plus caractéristique de la nouvelle industrie strasbourgeoise qui s'installe sur

les quais du port pour faire passer directement du bateau à l'usine la matière à transformer. Les puissants engins de levage montreront leurs formes robustes le long du bassin où baigneront les chalands et les péniches en déchargement, tandis qu'à l'arrière de vastes ateliers, hangars et magasins couvriront les terre-pleins.

Ces ponts du port vont constituer une des particularités de Strasbourg. Leurs formes puissantes, visibles des routes d'accès, attesteront la vitalité de l'antique cité commerciale. Elles montreront que Strasbourg sait prendre dans l'activité industrielle la place que sa position géographique lui offre de si brillante façon. Et, vus des ponts eux- mêmes, les ateliers, les portiques, les grues, les chalands, les remorqueurs, avec leur perpétuel mouvement, leur inlassable activité, formeront les valeurs


Ripage du pont du Petit Rhin le 23 avril 1928 l'lIdo Eugène Ml/lier

essentielles d'un tableau animé, empreint de la grandeur dont se pare l'industrie moderne, cepen-

dant qu'au loin la chaîne des Vosges évoquera ce vaste arrière-pays qui, derrière la montagne auj our- d'hui traversée par des voies nouvelles, recevra les objets fabriqués par le labeur strasbour- geois.

La grande évolution de Strasbourg va créer à côté de la place commerciale, à côté de la ville universitaire, vouée aux lettres, aux sciences et aux arts, une nouvelle cité, la cité industrielle, qui, loin de se dissimuler hon-

teusement dans des faubourgs sacrifiés, va s'étaler maj estueusement sous les nouveaux ponts du port. Fière de" sa puissance, :orgueil- leuse de ses formes robustes dues à la technique moderne, montrant la grandeur de son outillage, l'activité de son travail, cette cité industrielle mettra en évidence son caractère de ville-usine bâtie au bord de l'eau; la sincérité avec laquelle elle se montrera à tous aj outera un aspect de pittoresque moderne à une

ville qui, par ailleurs, est si remarquable par son pittoresque ancien. Gaston ILELLING.

Entrées des Bassins du Commerce et de l'Industrie


Le Port de Strasbourg d'après une pointe sèche de René Allenbach


LA JEUNE SCULPTURE ALSACIENNE

RENÉ HETZEL

ET

ALFRED PAULI

1

1 est permis de ne pas aimer outre mesure ces parallèles où, à grand renfort de rhéto- - rique, on fait concorder ou oppose l'un à

l'autre deux artistes et deux œuvres. Si, pour une fois, nous demandons à nos lecteurs la permission de faire une exception, c'est que Pauli et Hetzel provoquent, exigent même cette comparaison. D'abord, ils sont les seuls ou presque les seuls jeunes sculpteurs alsaciens. En outre, leurs tempéraments sont si prononcés, si nettement contrastés qu'on pourrait presque les définir en deux mots : la grâce et la force.

Cette définition vaut ce qu'elle vaut. Contentons-nous d'elle pour le moment, quitte à y apporter les tempéraments nécessaires au fur et à mesure d'étudier l'effort des deux artistes.

René Hetzel a vingt-six ans. Très jeune déjà il modelait la terre glaise, voulait se faire sculpteur. Opposition des parents. Le jeune garnement se sauve et finit par avoir gain de cause. A 14 ans, il entre à l'atelier de modelage de l'Ecole des Arts Décoratifs à Strasbourg. C'est la guerre; les cours se font assez irrégulièrement. Le jeune homme travaille cependant, bien que sans emballement. Dès l'armistice, il abandonne la calme rue de l'Académie. Il s'en va tenter sa chance à Paris, court les musées, se grise de l'aspect des chefs- d'œuvre. Mais il faut vivre : il s'engage chez un tailleur de pierres. Avec une superbe assurance, il s'attelle à des travaux dépassant nettement sa force, sinon sa bonne volonté. Après quelques aventures tragi-comiques, son «patron» l'envoie se faire pendre ailleurs. Le voici dans le Midi, à Marseille, en Avignon. Il fait tous les métiers, se débrouille à peu près, puis, en 1920, revient en Alsace. Sans le sou, il se fait ouvrier agricole, trouve le temps de se marier et même de modeler de temps en temps. Il a l'audace d'affronter le public. Dans un quartier perdu du vieux Strasbourg, un magasin à peine éclairé accepte ses sculptures et quelques

Femme debout par René Hetzel

dessins. Le public ne vient guère y chercher l'artiste qui est décidé à s'imposer. Quelques audacieux s'y aventurent cependant. Ils en sortent assez déconcertés : Essais très curieux, évidemment, mais... Ce sauvage torse de femme, ces masques torturés n'ont rien de plaisant. Avec une ferveur d'iconoclaste, le jeune sculpteur déforme, veut créer des formes nouvelles, inouïes. Et puis, il est pathétique. Pensez : un Alsacien pathétique ! Alors que notre réputation de gens pondérés, essentiellement raisonnables, est solidement établie. (Je constate, je ne juge pas : il y a des réputations


usurpées). — Loin d'être découragé par ce... demi- succès, Hetzel travaille avec acharnement. Deux autres figures de femmes viennent s'ajouter au premier essai. Les trois ouvrages sont exposés en 1923 à la Maison d'Art alsacienne et attirent, cette fois, sérieusement l'attention sur leur auteur. Mais celui-ci s'est réembarqué pour d'autres aventures. Il circule en Hollande, en Belgique, en Provence, travaillant peu, se recueillant. Rentré à Strasbourg, un mécène lui passe une commande pour le faire vivre. Mais il n'a pas- la tête à l'ouvrage, abandonne. Toujours sans le sou, bien entendu, vivant au jour le jour, il fait des projets splendides. Il voudrait ériger un monument à la gloire de l'enfance. A mesure qu'il griffonne des croquis, qu'il modèle des maquettes, le projet prend de l'ampleur. C'était d'abord un groupe de trois personnages réunis en admiration autour d'un enfant qui vient de naître. Voici un deuxième, un troisième groupe. Mais que faire de ces œuvres futures (car, en attendant, il ne s'agit que de beaux rêves)? C'est dans une cathédrale moderne qu'il faudrait les placer ? Qu'à cela ne tienne ! Hetzel en trace l'élévation et les plans, grandioses. — Souriez, si vous voulez, de ces châteaux. en Espagne. Mais cette ardeur, cette confiance en soi ne méritent- elles pas d'être récompensées ? Eh bien, non, elles ne le seront pas. Hetzel se décide à exécuter l'un des groupes esquissés. C'est la ~ « Glorification de l'enfant », qui fit scandale à l'Exposition internationale de Paris en 1925. Une femme accroupie contemple l'enfant auquel elle vient de donner le jour. A sa droite et à sa gauche, un homme et une femme, également nus comme la main, par leurs attitudes violentes et compliquées expriment une admiration sans bornes. Le tout dépassant largement la grandeur naturelle. Nous avons vu le groupe sur place, caché par une pudique cloison et amputé de la figure la plus choquante. Malgré cela, ces corps contorsionnées étaient d'un effet franchement désagréable. C'était une de ces erreurs où tombent fréquemment les jeunes artistes, une outrecuidance au sens étymologique du mot, qui est de ce « cuider » au-delà de ses moyens, au-delà même des moyens de la sculpture. Erreur féconde d'ailleurs. Hetzel en a tiré la leçon que la sculpture ne saurait impunément empiéter sur des domaines qui lui sont étrangers. « La plus belle statue est celle qui n'exprime rien que de la plastique », a dit un des maîtres-sculpteurs contemporains.

Les œuvres qui suivent marquent nettement la volonté de rester dans le domaine plastique. Le monument aux morts commandé par la ville de Brumath est une composition toujours puissante, dramatique, mais sobrement construite et dépouillée des outrances de gestes qui, à des rares exceptions

Femme debout, sculpture en bois par René Hetzel

près, déparaient les sculptures antérieures. La même année encore — 1925 — voit terminées deux figures d'anges pour le monument aux morts de Moosch (Haut-Rhin), qui certes ne sont pas impeccables, mais où la conception « architecturale » de la plastique marque un nouveau point. Elle subsiste également, malgré des retours offensifs du « contorsionnisme », dans une figure de femme couchée qui a été exposée à la Maison d'Art de Strasbourg en 1927. — Dans l'atelier de l'artiste, plusieurs autres ouvrages importants attendent les derniers coups de ciseau. C'est d'abord la belle sculpture en bois que nous reproduisons — la


Femme à l'oiseau par Alfred Pauli

Femme se coiffant par Alfred Pauli

Femme couchée par René Hetzel


première de l'artiste. Ensuite un superbe athlète dont le geste lent et douloureux évoque les Esclaves de Michel-Ange. Pour le moment l'artiste travaille avec passion à un énorme bloc; à violents coups de marteau il' déchire le voile de pierre et fait

apparaître un, corps de femme qui, d'un grand geste, attire à elle son enfant....-

Permettez-nous maintenant de vous présenter- Alfred Paulin Grand, mince,, un peu voûté; ses longs doigts caressent amoureusement une précieuse statuette qu'il cisèle, et fignole depuis deux, trois,, quatre 'ans peut-être. Avec son profil de médaille grecque, sa longue tunique blanche, ne croirait-on pas voir un de ces artisans de Tanagra ou de Myrrhina, dont, après 2000 ans, les terres cuites nous ravissent par leur exquise finesse ?

La grâce disions-nous. En effet, Pauli possède ce don si rare en Alsace, le goût. Inné ou acquis, nous ne trancherons pas la question. Nous ne ferons pas à l'artiste, qui a la modeste pudeur de la violette, la peine de toucher à sa vie privée, d'ailleurs pauvre en événements extérieurs. Il nous permettra cependant de rappeler que, attaché depuis une dizaine d'années au Musée des Beaux- Arts de Strasbourg, il a eu l'occasion d'affiner à l'extrême le sens des plus subtiles nuances.

La grâce : entendons-nous. La grâce n'est pas absence de force; elle est force latente ou force en mouvement. Gracieux n'est pas synonyme de mièvre. D'ailleurs toute une partie des

travaux de Pauli font preuve de cette force. Ses dessins, d'un style splendide, d'un trait nerveux et dépouillé mais qui dit tout ce qu'il doit dire, té- moignent d'une vision passionnée. Sa peinture de même, qui est étonnamment « picturale », si l'on peut employer cet apparent pléonasme pour dire qu'elle ne rappelle en rien le sculpteur; ses toiles

où des traînées de couleurs sont brutalement plaquées au couteau, où les formes sont dévorées par la lumière.

Mais cette ardeur,,Pau!i la. veut domptée, disciplinée. Est-ce le- résultat, de l'enseignement que

Statuette en bois par Alfred Pauli

lui a prodigue 1 excellent artiste qu'est Emile- Schneider ? Toujours est-il qu'il travaille avec une extraordinaire lenteur, déjà proverbiale parmi ses amis. On peut la regretter, puisqu'elle nous prive sans doute d'œuvres charmantes ; mais il faut l'admirer parce qu'elle découle de sa grande conscience, des exigences presque impossibles à satisfaire qu'il se pose à lui- même, de son sentiment de la carence de l'artiste, de tout artiste, au regard de l'idéal qui toujours le dépasse.

Rien ne dépeindra mieux cette conscience que l'histoire du «petit cheval)), également légendaire parmi les amis de Pauli. C'était une statuette qui, après de longues études préalables, avait atteint la hauteur considérable de vingt centimètres. Pauli y travaillait depuis un an et demi, quand je la vis. Le cheval cabré, crinière et queue flottant au vent me semblait terminé, à un détail près : les oreilles manquaient. Quelque temps après, j'allai prendre des nouvelles des oreilles. Bien que connaissant mon ami, je fus surpris d'apprendre que rien n'était fait. Eh bien, oui, après mûre réflexion et tout bien pesé, Pauli avait conclu qu'avant de terminer un petit cheval qui saute, il fallait en faire un autre, au repos. Ceci se passait, sauf erreur, en 1925. Aujourd'hui le petit cheval préliminaire — si j'ose dire — est quasi terminé, et d'ailleurs délicieux. Mais les

oreilles du N° 1 ne sont pas encore posées...

Si le sculpteur est toujours lent, le cas que je viens de vous raconter n'est, heureusement, pas la règle générale. Une série de statuettes doit à un travail patient et raisonné des qualités exceptionnelles. Nous reproduisons une des ravissantes figurines en bois de ses débuts. La photographie


Cheval par Alfred Pauli

la fait paraître un peu dure, la beaute de la matière dont l'artiste sait tirer parti n'y étant guère sensible. Elle donnera cependant une idée suffisante de son style. Pauli recherche en première ligne la silhouette. Certes, le contraste des volumes et des plans, qui semble être l'élément essentiel de la sculpture, n'y est pas sacrifié. Mais il est indiqué avec une extrême discrétion. (Ceci est surtout curieux pour les statuettes en bois, alors qu'on admet généralement que cette matière exige des jeux prononcés de lumière et d'ombres, des effets picturaux en un mot).

Un certain nombre de bustes exécutés par Pauli sont d'un style plus réaliste. C'est surtout le cas pour un portrait de jeune homme de 1924, qui avec ses plans mouvementés et multiples, rappelle la technique de Houdon; dans une figure décorative et trois bustes plus récents ce réalisme est tempéré par une stylisation discrète.

Il semble bien que c'est dans les statuettes que Pauli a donné sa note la plus personnelle. Ces longs corps pâmés, ces femmes aux cous gonflés comme ceux des colombes, sont faites pour l'amour et le rêve. Un critique grincheux leur a, un jour, reproché une sensibilité maladive. Et sans doute un disciple de Freud expliquerait-il leur frémissement par des aspirations refoulées. Mais ne rompons pas leur charme par des explications prosaïques, respectons leur secret...

Je les soupçonne de ne pas avoir l'un pour l'autre une admiration sans bornes, Hetzel qui ne consent jamais à sacrifier la force à l'élégance et Pauli dont l'art est tout mesure et sensibilité. Parions que plus d'une fois Hetzel aura pensé que Pauli raffine trop, et inversement Pauli que son collègee manque de goût.

Eh bien, les deux n'ont pas tout à fait tort.

Bien qu'à l'occasion Hetzel se soit laissé tenter par Maillol, il manque à son art plein de colères et de pleurs, à cet art qui reste dramatique même quand il sculpte des Maternités, la « sérénité » classique. Emporté par son tempérament et voulant trop exprimer, il lui arrive de déchiqueter les formes, de tomber dans une outrance romantique, de négliger des lois essentielles de la sculpture. Mais « beaucoup nier à vingt ans est un signe de fécondité ». Nous sommes convaincus qu'en continuant à tailler le bloc de pierre, il conservera la grandeur tout en apprenant à être simple ; la taille directe exige la simplicité, que ce soit la force monstrueuse du Sphinx ou l'élan mystique des sculptures de Moissac et de Chartres. Pauli d'autre part est trop jeune pour se confiner dans le genre qui lui a assuré ses plus complètes réussites. L'atmosphère placide de sa vie, le raffinement de son goût, son excès de sens critique comportent un danger de stérilité. Le poète a dit :


Statuaire, repousse L'argile Que pétrit le pouce;

Lutte avec le Carare,

Avec le Paros dur Et rare...

Le Paros et le Carare sont chers; mais un bon bloc de grès fera bien l'affaire : A grands coups de marteau et de ciseau, Pauli, attaque-le !

Voilà la rançon de la grâce de Pauli, de la force de Hetzel : une certaine préciosité, un goût qui n'est pas toujours sûr.

Mais n'oublions pas qu'aucun des deux artistes n'a trente ans, que malgré des résultats déja importants par le nombre et la qualité, ils sont au début de leur carrière.

Nous la leur souhaitons longue et féconde.

Robert HEITZ.

Tête de femme par Alfred Pauli

LES

HOHENLOHE-SCHILLINGS FÜRST EN ALSACE

L 9

s premier obus allemand n'était pas encore tombé dans Strasbourg, qu'un gouvernement général d'Alsace s'installait à Haguenau. Les

Allemands étaient bien décidés à ne pas perdre de temps, d'autant plus qu'ils étaient sûrs de garder l'Alsace autour de laquelle s'agitaient, depuis 1860, leurs historiens, leurs universitaires et leurs publi- cistes. Tout avait été prévu. Rien ne devait être abandonné au hasard. L'Allemand organise. Il impro-

vise peu. Le premier gouverneur général, un cousin de Bismarck, commandait le corps de gendarmerie à Berlin quand il fut envoyé en Alsace. Ce gendarme avait des principes. Et il savait sa Bible par cœur. Sitôt la reddition de Strasbourg signée, il quitta Haguenau pour s'installer dans nos murs avec ses collaborateurs. Dans sa proclamation aux Stras- bourgeois, il disait qu'il fallait se pénétrer de l'idée « que la conquête était un fait accompli » et que


les habitants devaient se soumettre « aux desseins visibles de la Providence ». Il avait en la personne de M. von Kühlwetter, commissaire civil, le véritable administrateur du pays selon la bonne règle prussienne. M. von Kühlwetter aimait répéter : «Un Etat est d'autant plus libre que sa police est forte ». C'est lui qui avait organisé celle de Berlin en 1848. M. von Sybel qui était également de la partie avait dit un jour : « Une cession territoriale est la conclusion naturelle d'une guerre; le vaincu doit subir les conséquences de la défaite ».

Dès le 30 septembre 1870, le professeur Adolphe Wagner avait imprimé cette phrase lapidaire : « Ce qu'il faut à l'Alsace et la Lorraine, c'est la raide discipline prussienne ». Dans la Tagespresse de Vienne, le professeur Carl Vogt constatait, à la même époque, que plus de 6.000 fonctionnaires prussiens s'étaient adressés à la Chancellerie afin d'être nommés en Alsace-Lorraine qu'ils considéraient « comme une nouvelle Californie ».

Au cousin de Bismarck succéda M. von Mœller qui avait été investi des fonctions de président supérieur. Ce haut fonctionnaire, issu de l'école prussienne, ne connaissait que les méthodes en usage dans l'administration de son pays. Il se comporta en conséquence. Résultat ? Recevant le comte de Dürckheim-Montmartin en 1874, à Berlin, Bismarck disait : « Toutes ces affaires d'Alsace-Lorraine me pèsent lourdement sur l'estomac ». Chez un Prussien de l'acabit de Bismarck, l'estomac était à coup sûr le centre sensible de l'organisme. Mais il n'y avait pas que le chancelier pour éprouver des embarras gastriques. Les généraux prussiens envoyés vers la même époque en Alsace exprimaient l'avis que, pour digérer l'Alsace- Lorraine, il faudrait faire une autre guerre à la France. Evidemment, une guerre fraîche et joyeuse qui faciliterait la digestion du morceau trop coriace...

Le 1er octobre 1879, le feld-maréchal von Man- teuffel était envoyé à Strasbourg comme statthalter impérial. Cette nomination consacrait la faillite du système Mœller. On sait ce que fut le régime, dit de conciliation, instauré par le premier statthalter. Au lendemain de la mort du feld-maréchal, les feuilles libérales d'outre-Rhin reprochèrent au défunt d'avoir usé d'une trop grande tolérance envers les Alsaciens-Lorrains, c'est-à-dire envers le clergé et les notables. Mais il s'était trouvé quelqu'un pour critiquer âprement les méthodes administratives de M. von Manteuffel, encore de son vivant : M. Hugo Zorn de Bulach, député à la Délégation d'Alsace-Lorraine. Il faut lire dans les Notes de Mme Alberta von Puttkamer l'effet que cette critique avait produit sur le feld-maréchal. Bismarck se plaignait tout bonnement de l'estomac.

Manteuffel, par contre, prenait les choses à cœur. Il ignorait apparemment que l'Alsace a, de tout temps, critiqué ses administrateurs. D'ailleurs M. Hugo Zorn de Bulach en fit lui-même la cruelle expérience après avoir été appelé aux fonctions de secrétaire d'Etat. Chacun son tour !

Le prince Clovis von Hohenlohe- Schi ll in gsfurst, ambassadeur d'Allemagne à Paris, prenait les eaux, pendant l'été de 1885, quand il fut avisé que l'empereur Guillaume Ier se proposait de lui donner la succession du feld-maréchal von Manteuffel. C'est Bismarck qui avait suggéré cette idée au vieux souverain. Le chancelier avait obéi surtout à un «sentiment de père de famille» en proposant le prince Clovis von Hohenlohe-Schillingsfürst. L'ambassade d'Allemagne à Paris devenant libre, le chancelier pourrait provoquer un mouvement diplomatique et appeler son fils Herbert au secrétariat d'Etat des Affaires étrangères. Le prince Clovis, tout d'abord, hésita. Il eût préféré prolonger son séjour à Paris, où il se plaisait beaucoup. Par ailleurs, il n'ignorait pas que de grosses difficultés l'attendaient en Alsace.

Cependant il accepta d'aller à Strasbourg et ce, pour plusieurs raisons. D'abord il n'était pas homme à déplaire à Bismarck, dont il était le collaborateur empressé depuis son entrée dans la diplomatie. D'autre part, le poste de statthalter impérial présentait de réels avantages. Au budget d'Alsace-Lorraine figurait un crédit de 315.800 marks, ce qui représente environ 2 millions de notre franc actuel, sous le titre : Statthalter. Sur cette somme, 215.000 marks étaient affectés au statthalter qui bénéficiait en outre de la gratuité absolue du logement, du chauffage de l'éclairage et de l'entretien de l'immeuble qu'il occupait. A part cela, il y avait un crédit de 16.000 marks pour entretenir les fleurs du jardin, ce qui permettait, à coup sûr, un sérieux arrosage. Dans sa munificence, le parlement d'Alsace-Lorraine payait même les impôts et les polices d'assurance du statthalter.

Le feld-maréchal von Manteuffel avait, pendant son passage au statthaltérat, raisonné et agi en soldat. Il s'était imaginé qu'il gagnerait l'Alsace, si l'on ose dire, comme on enlève une position stratégique. Il avait fait preuve de plus de fougue que de réserve diplomatique. Or, celui qui prenait sa succession était, avant tout, un diplomate. Pendant son séjour à l'ambassade à Paris, il s'était toujours appliqué à prendre le vent de Berlin, à éviter de trop s'avancer, à se conformer aux désirs du tout-puissant chancelier. Pas de conflits ! Telle semblait être la devise du prince von Hohenlohe- Schillingsrurst que les caricaturistes traitaient « d'oncle » parce qu'ils savaient que Guillaume II


La Préfecture de Colmar Photo Christophe

lui donnait volontiers ce titre familier — quand il était de bonne humeur.

Le 5 novembre 1885, le prince Clovis von Hohen- lohe-Schillingsfürst arrivait à Strasbourg en compagnie de son fils Alexandre qui était alors étudiant à Gœttingue. En 1925 ont paru les souvenirs du prince Alexandre sous le titre : Aus meinem Leben. Une édition française, fort réduite, publiée en 1928 à Paris, ne donne qu'une impression imparfaite de l'ouvrage initial. Tout Alsacien sachant l'allemand gagnerait à lire Aus meinem Leben dans le texte original.

Le prince Alexandre reconnaît que son père n'entendait absolument rien aux affaires alsaciennes-lorraines. Et cependant le souverain allemand avait pensé qu'il était tout à fait qualifié pour exécuter à Strasbourg le nécessaire programme de réconciliation et d'assimilation. En pénétrant à l'intérieur du palais du statthalter, les deux princes furent frappés par le fait que l'aménagement ne présentait rien de la classique élégance française. Seules quelques pendules de l'ancienne époque étaient restées là.

L'ancien escalier français avait fait place à une massive construction allemande, dominée par une énorme tête d'éléphant ! Un autre détail avait retenu l'attention du jeune prince : les deux guérites peintes de noir blanc rouge qui flanquaient la porte d'entrée du palais étaient veuves de

sentinelles. Pourquoi ? Le général von Heuduck, commandant le XVe corps d'armée avait retiré les deux soldats parce que le nouveau statthalter était un simple civil ! Le prince Clovis von Hohen- lohe-Schillingsfürst tenait énormément à son prestige. Il télégraphia immédiatement à Berlin et provoqua l'intervention directe de l'empereur qui ordonna non seulement le rétablissement du Doppelposten, mais fit savoir aux généraux d'avoir à se rendre incontinent avec leurs femmes au palais afin de présenter leurs devoirs au statthalter.

Dès la première heure de son séjour en Alsace, le prince von Hohenlohe-Schillingsfürst avait reçu les souhaits de bienvenue de la Délégation d'Alsace- Lorraine, dont le président, M. Jean Schlumberger, s'était vivement félicité de pouvoir saluer « l'homme éminent qui avait, à Paris, su maintenir de pacifiques relations entre l'Allemagne et la France. »

Encore dans le courant du mois de novembre, le nouveau Statthalter visita les trois départements. A Metz, il fit une visite à l'évêque Mgr. Dupont des Loges pour qui le feld-maréchal von Manteuffel avait eu des égards marqués. Après la visite du prince Clovis, l'évêque de Metz formula le jugement que voici : « C'est un habile homme ; il m'a manifesté de bienveillantes intentions ». A Colmar, le prince avait déclaré qu'il entendait faire « des découvertes dans les cœurs des hommes » mais


que cela ne signifiait nullement qu'il voulût introduire un « régime patriarcal » en Alsace-Lorraine. Songeait-il à introduire un régime de rigueur ? Personne n'était renseigné ! Ce que l'on ne savait pas à cette époque, c'est que le prince n'avait pas tardé à se rendre compte que les principes politiques,

dont s'était inspiré son prédécesseur, étaient faux. Donc, pensait-il, tout est à recommencer. En d'autres termes, lui aussi allait démontrer que l'Alsace est un peu comme la toile de Pénelope. Mais le statthalter se garda bien de manifester le fond de sa pensée. En 1886, lors de l'ouverture de la Délégation d'Alsace-Lorraine, il prononça un discours ne faisant aucune allusion à son programme. Cette lacune avait frappé nombre de parlementaires. L'abbé Winterer constata qu'en définitive le pays n'exerçait aucune influence sur Berlin qui ne consultait personne quand il s'agissait de nommer un statthalter. Quant au reste, où en était alors l'Alsace-Lorraine? L'abbé Winterer avait résumé la situation en quelques mots : « En ce qui concerne nos libertés et nos droits politiques, nous n'avons pas fait un seul pas

Préfecture du Bas-Rhin, ancien Statthalterat. Pendule et cheminée Photo Eugène Muller

en avant. La dictature est maintenue. Elle permet aux autorités de priver tout citoyen des droits que devraient lui garantir les lois d'Etat. Ceux qui appliquent la dictature n'encourent aucune responsabilité. Ceux à qui on l'applique sont complètement désarmés. Et cependant nos populations sont si paisibles. C'est en vain que l'on chercherait la moindre trace du moindre complot ! »

Le Dr Raeis s'était écrié : « Nous piétinons sur place depuis 1879. Le feld-maréchal von Manteuffel

disait un jour que son plus cher désir était de voir l'Alsace-Lorraine dotée de tous les droits constitutionnels. Le prince von Hohenlohe-Schillingsfürst se tait. Il s'obstine à s'entourer d'un silence complet. » De fait, le nouveau statthalter se complaisait à un silence de sphynx.

Il ne rompit le silence qu'en février 1887. Et fort mal à propos. Sur le conseil de son secrétaire d'Etat von Hofmann, il se lança dans la campagne électorale qui battait son plein. Il s'agissait des fameuses élections du Septennat. M. von Hofmann s'était avisé, en séance de la Délégation d'Alsace-Lorraine, d'émettre l'avis qu'il importait que l'Alsace-Lorraine envoyât au Reichstag rien que des hommes disposés à voter les crédits demandés par Bismarck et devant permettre de porter à 468.000 hommes l'effectif de paix de l'armée allemande. La Délégation avait accueilli le discours du secrétaire d'Etat par un silence glacial qui aurait dû être une indication pour les gouvernants. Mais non ! M. von Hofmann entraîna littéralement le prince dans la bagarre en lui faisant adresser un message aux Alsaciens-Lorrains. Dans

ce message, rédigé en allemand et en français, le statthalterdemandait aux électeurs de dire nettement par leur vote que l'Alsace-Lorraine était redevenue allemande pour toujours !

Les élections étaient fixées au 21 février 1887. Le prince von Hohenlohe-Schil1ingsfürst commit l'imprudence vraiment inexplicable de donner, ce soir-là, un grand bal dans son palais. Etait-il donc si sûr que cela de tenir la victoire ? Les salons étaient brillamment illuminés. Les hauts fonction-


naires, les généraux, les professeurs de l'Université, tous les invités étaient à la joie. M. von Hofmann promenait sous les lustres rutilants de lumière une si belle assurance que personne ne doutait de l'issue des élections : on s'attendait à ce que les candidats de la protestation fussent battus. Mais rien n'est plus traître que le fond d'une urne électorale et rien n'est plus insondable que l'enveloppe où, de nos jours, l'électeur glisse son bulletin de vote. Le statthalter ne tarda pas à être fixé. Les premières dépêches apportées au palais illu-

miné annonçaient la victoire des protestataires et la défaite des candidats officiels. Et quelles victoires ! Et quelles défaites !

Bien entendu, il n'était plus question de danser. Le prince Alexandre conte dans a us mei- nem Leben que son père prit la chose en philosophe. Il écrit aussi que l'entêtement natif des Alsaciens s'était transformé en opposition par suite des trop pressantes interventions du gouvernement : «Le peuple alsacien a un sens extrêmement fin de ces impondérables. Il demande à être traité avec

Le prince Alexandre de Hohenlohe en 1889

beaucoup de doigté. » C'est pour avoir méconnu cette vérité élémentaire que le secrétaire d'Etat von Hofmann fut sacrifié. Il est vrai que certains faits qui s'étaient produits dans la quinzaine qui précéda les élections avaient vraisemblablement exercé une grosse influence sur le corps électoral. Le 3. février, le gouvernement avait interdit le Moniteur de la Moselle et fait procéder à l'expulsion du rédacteur en chef M. Brossard. Le parquet avait confisqué les professions de foi de MM. Lalance et Antoine. Le 14 février, des perquisitions en masse avaient eu lieu à Strasbourg, Haguenau, Sainte-Marie-aux-Mines, Bischheim, Guebwiller, Colmar, Mulhouse, Masevaux etc. Des arrestations s'ensuivirent. Le procureur général Tessendorf était venu expressément de Leipzig et avait conféré à Strasbourg avec Monsieur Vacano, procureur en chef de Colmar. « Vous

chercheriez en vain la moindre trace du moindre complot ! » avait déclaré l'abbé Winterer un an auparavant. On chercha. On crut trouver.

Après ces élections Bismarck imposa à l'Alsace- Lorraine le régime des passeports. Vingt-six sociétés strasbourgeoises furent dissoutes. Le directeur de police de Strasbourg publia un avis aux termes duquel il fallait lui dénoncer les propriétaires des maisons qui interdisaient à leurs locataires d'exhiber des drapeaux allemands. M. Humbert, rentier à lvletz, fut arrêté pour crime de haute-trahison.

M. Antoine, élu député par 14.553 voix, reçut le 2 avril notification d'un arrêt d'expulsion. Il quitta l'Alsace- Lorraine. Même les Comices agricoles étaient devenus suspects ; celui de Saverne fut dissous. Je ne puis songer à énumérer, dans le cadre restreint de cet article, toutes les autres mesures de rigueur qui furent prises et appliquées avec la dernière sévérité. Quel fut le rôle, dans tout cela, du prince von Ho- henloh e - S chillings - fùrst ? Son fils a publié dans A us meinem Leben quelques pages desti-

nées à dégager la responsabilité du statthalter. Il fait tout retomber sur les militaires et le chancelier. Il est absolument certain que les choses se sont passées ainsi. En tout cas, le régime de la main de fer, instauré par Bismarck, allait durer jusqu'en octobre 1891. Chose curieuse: en 1890 eurent lieu de nouvelles élections. Venus à résipiscence, les électeurs envoyèrent à Berlin nombre de députés désireux de composer avec le gouvernement.

Cependant le régime des passeports n'était toujours pas aboli. Fin février 1891, à la suite des incidents qui marquèrent la visite de l'impératrice Victoria, mère de l'empereur, à Paris, le Reichs- anzeiger publiait une note disant que le prince von Hohenlohe-Schillingsfürst avait été avisé de faire en sorte qu'aucune atténuation ne fût apportée au régime des passeports. Parce que des incidents


s'étaient produits sur les bords de la Seine, c'est sur les bords de l'Ill que se faisait sentir la répercussion de ces manifestations ! Cette note officielle amena M. Pétri, élu l'année précédente député de Strasbourg au Reichstag, à demander à la Délégation d'Alsace-Lorraine de voter le texte d'une supplique que plusieurs membres du parle- lent iraient déposer respectueusement au pied du trône afin d'obtenir une atténuation du régime. Cette supplique contenait le passage suivant : « En notre qualité de représentants autorisés de l'Alsace- Lorraine nous donnons à Votre Majesté l'assurance que nous nous plaçons loyalement sur le terrain du fait accompli. Nous repoussons énergiquement toute ingérence étrangère et injustifiée dans nos affaires. Aucune agitation du dehors ne peut ébranler nos convictions ».

Le gouvernement impérial eût désiré que ce texte fût voté sans discussion. Mais l'abbé Winterer intervint pour déclarer « que la population de nos trois départements était étrangère aux incidents qui s'étaient produits à Paris et qu'il ne pouvait approuver le texte de la supplique ». Les Lorrains s'associèrent à cette brève déclaration et ajoutèrent qu'ils ne participeraient à aucune démarche auprès de l'empereur. Néanmoins une délégation se rendit à Berlin porteuse du texte adopté par la minorité du parlement régional. Il arriva un petit malheur aux délégués qui furent reçus en audience solennelle le 14 mars. Comme l'empereur avait décidé de les recevoir, assis sur son trône et entouré des hauts dignitaires de l'Empire, les membres de la délégation étaient obligés de se conformer à l'étiquette telle qu'elle régnait alors à la Cour de Berlin. Il fallait donc se présenter en habit, culotte courte, bas de soie et souliers à boucle. Personne n'avait songé à ce détail vestimentaire de première importance. A la dernière minute, toute une équipe de tailleurs de la cour (Hofschneider) dut tailler, couper, découdre et recoudre. Les délégués sacrifièrent le bas de leurs pantalons noirs. Ils rentrèrent à Strasbourg assez penauds. En effet, l'empereur leur avait fait comprendre que pour le moment il n'y avait rien à faire, mais que le régime s'adoucirait si nos populations se rendaient bien compte qu'elles faisaient partie intégrante de l'empire.

En juin 1893 on procéda à de nouvelles élections au Reichstag. C'est à cette occasion que le Kreis- direktor Pœhlmann se fit élire à Sélestat. A la rigueur, cette élection pouvait s'expliquer par les défections qui se produisirent dans les milieux alsaciens et par la formidable pression officielle qui se fit sentir dans la circonscription. En tout cas, le Kreisdirektor disposait de nombreux moyens d'action. Et il s'en servit. C'est d'ailleurs ce qui amena son invalidation. Mais ce qui marqua la

consultation populaire de juin 1893, ce fut l'élection à Haguenau-Wissembourg, du prince Alexandre von Hohenlohe-Schillingsfurst. A Sélestat, Monsieur Pœhlmann avait obtenu 6.686 voix contre 4.865 à l'abbé Glœckler et 175 au socialiste Bueb. C'était relatif. Mais dans la circonscription de Haguenau- Wissembourg, le prince Alexandre, connu et recommandé tout simplement comme fils du statthalter, avait obtenu 13.699 voix contre 5.712 à ses deux adversaires. C'était énorme. Six ans auparavant, le corps électoral avait donné en plein dans la protestation. Et maintenant, on assistait à un renversement déconcertant de la situation ! C'est que l'on était las de lutter. Les esprits étaient passablement désemparés. Les mesures de rigueur engendraient déjà cet assoupissement général que l'on appela la « paix du cimetière ». Par ailleurs, les organisations des partis politiques, encore embryonnaires, manquaient presque totalement et les vieilles discordes d'ordre confessionnel firent le reste.

Le prince Alexandre narre spirituellement dans A us meinem Leben comment il dut, en grande partie, son élection au sous-préfet de Wissembourg, M. Sengenwald. Cet Alsacien était le type représentatif des sous-préfets à poigne du Second Empire. Tenant table ouverte, ayant une excellente cave, connaissant tous ses administrés quelque peu influents, marié à une Berlinoise très gaie, il avait évidemment tout ce qui fallait pour réussir. Malgré l'opposition formidable du clergé catholique, le prince Alexandre fut élu haut la main. Ses agents n'avaient pas manqué, comme bien l'on pense, d'user largement des atouts officiels et autres qu'ils tenaient en mains. Ils avaient fait valoir que le fils du statthalter, une fois élu, ferait obtenir à ses électeurs tout ce qu'ils demanderaient. Une question très importante — celles des feuilles sèches de la forêt comme litière — fut presque décisive. Il faudrait écrire tout un ouvrage sur cette élection et celle de 1898, ainsi que sur la campagne de 1903.

Envoyé deux fois au Reichstag, le prince Alexandre von Hohenlohe-Schillingsfürst siégeait naturellement à droite. Mais il lui arrivait de voter avec les socialistes. Aussi bien lui avait-on donné le surnom de « prince rouge ». Appelé en 1894 aux fonctions de chancelier, le prince Clovis von Hohenlohe-Schillingsfurst soutenait, devant le parlement d'Empire, tels projets de loi auxquels la droite conservatrice donnait son agrément. Par contre, le député de Haguenau-Wissembourg faisait acte de frondeur. On raconte qu'au moment du vote, le vieux prince assis dans son vaste fauteuil officiel, les yeux mi-clos, suivait avec un vif intérêt les faits et gestes de son plus jeune fils. Un jour les


junkers prussiens demandèrent au chancelier d'intervenir auprès du dissident, mais le prince Clovis répondit doucement: «Mon fils est majeur».

Il y avait deux hommes dans le prince Alexandre, d'un côté le sceptique, l'international, le dilettante, de l'autre le rigide fonctionnaire. D'études, qu'il avait faites plutôt en amateur, il ne lui restait que le souvenir d'une insupportable contrainte. Il préférait aux lectures sérieuses celles des nouveautés littéraires. Les ateliers des artistes le comptaient parmi leurs visiteurs les plus assidus.

A l'ennuyeuse cour de Berlin il préférait la distraction des boulevards parisiens et de la Côte d'Azur. On sait qu'il faisait des séjours prolongés dans sa villa de Beaulieu, où il pouvait se laisser aller avec délices à sa paresse native et aux fantaisies de son esprit léger et papillonnant.

Sa nomination en 1898 au poste de président de la Haute-Alsace avait fait scandale dans les milieux bureaucratiques allemands. Le prince n'était en effet que simple Referendar. Il n'avait jamais songé à décrocher le titre d'Assessor, qualificatif rigoureusement acquis chez les hauts fonctionnaires de l'Empire. Son tempérament aristocratique le tint éloigné de ses collaborateurs, dont le chauvinisme vulgaire et maladroit l'exaspérait, mais auxquels il finissait toujours par donner sa satisfaction pour ne pas être desservi en haut lieu. C'est qu'il craignait, malgré la présence de son père à Berlin et celle de son oncle, le prince von Hohenlohe-Langenburg à Strasbourg, que son indolence administrative n'entraînât une disgrâce anticipée.

Le prince Alexandre s'était marié, peu de temps avant sa nomination à Colmar, avec une veuve, la princesse von Solms-Braunfels, mère de deux grandes filles et d'un garçon d'une douzaine d'années. Les Hohenlohe-Schillingsfürst possédaient une fortune très compromise. La femme du chancelier était bien la fille d'une princesse Radziwill, richissime héritière polonaise, qui avait épousé un prince von Sayn-Wittgenstein, mais dont les biens gaspillés pendant sa minorité par des tuteurs sans conscience s'étaient encore en partie volatilisés entre les mains de son fils, le prince Pierre. Au moment, où le prince Clovis quitta Strasbourg, il ne restait plus guère des 300 millions des Radziwill que le domaine de Werki qu'on estimait à 7 millions. Un ukase du tsar Alexandre III ayant obligé les étrangers à vendre leurs propriétés foncières dans un laps de temps déterminé, le prince Alexandre offrit de se faire naturaliser russe pour sauver la propriété. Sa demande n'ayant pas été agréée, il fallut liquider Werki dans des conditions désastreuses. Un fait est certain : le prince Alexandre se débattit, jusqu'à la fin de ses jours, au

milieu de grosses difficultés d'argent. Cela seul peut expliquer comment cet aristocrate avait pu accepter les obligations, pour lui insupportables, de fonctions administratives absorbantes et, disons le mot, difficiles.

On sait comment, en 1906, il fut cassé aux gages par Guillaume II pour avoir publié les Mémoires ou Denkwürdigkeiten de son père, mort en 1901. La publication de ces Mémoires avait causé un scandale épouvantable dans les milieux gravitant autour de l'empereur.

En prenant connaissance de certains chapitres des Denkwürdigkeiten, le Kaiser était entré dans une colère impériale. Les indiscrétions du prince Clovis au sujet de conversations qu'il avait eues avec Guillaume II, notamment le récit fidèle d'une partie de chasse au coq de bruyère dans les environs de Haguenau et où il avait été question du congédiement de Bismarck; les remarques sarcastiques du « l'oncle » sur certaines Cours européennes ; le ton légèrement moqueur de l'auteur des Denkwürdigkeiten, tout cela avait mis l'empereur hors de lui. Il fallait une victime.

Consulté par Guillaume II, le prince von Bülow. chancelier d'Empire, se garda bien de dire que la parution des Denkwürdigkeiten ne l'avait nullement surpris. En effet, avant de les publier, le prince Alexandre s'en était ouvert au chancelier et l'avait prévenu que rien ne serait changé aux notes manuscrites du Journal de son père, dût la chose faire quelque bruit. M. von Bülow avait répondu que cela serait bien ainsi. Mais il préféra ne pas mettre l'empereur au courant de l'entretien qu'il avait eu avec le prince Alexandre, sur qui, on le devine, allaient s'abattre les foudres impériales.

M. von Bülow et le prince Alexandre eurent à Wiesbade une entrevue, au cours de laquelle ce dernier apprit que sa disgrâce était complète. Il eut la fierté de ne pas rappeler au chancelier que certains encouragements n'étaient pas étrangers à cette disgrâce. Le lendemain matin, de bonne heure il arrivait à Strasbourg. C'était le 14 octobre 1906, Le prince Alexandre se rendit, malgré l'heure matinale, au palais du statthalter. Il trouva son oncle Hermann de fort mauvaise humeur.

— Tu m'as mis dans de beaux draps, dit l'oncle qui ajouta : « Cette histoire pourrait bien me coûter ma place ».

Le neveu rassura l'oncle, d'abord en déclarant qu'il prenait tout sur lui et ensuite en annonçant qu'il venait lui remettre sa démission de préfet. Cela arrangeait considérablement les choses. Du coup, l'oncle Hermann, surnommé le «vieux grigou» (Onkel Pfennigkratzer), retrouva sa sérénité.

Avant de quitter la préfecture de Colmar, le prince reçut la visite de deux journalistes, M. André


Tardieu, qui rédigeait alors les « Bulletins de l'étranger» du Temps, et celui qui écrit ces lignes. Ses déclarations eurent le don d'exaspérer une partie de la presse allemande. Mais une chose restait désormais acquise : le prince partait en beauté.

Le même jour, nous avions eu à Strasbourg un long entretien avec M. Curtius, qui avait préparé la publication des Denkwüridgkeiten et que les rancunes du Kaiser frappèrent de façon assez curieuse. M. Curtius, ancien Kreisdirektor de Gueb- willer, était président du Directoire. Chaque fois que Guillaume II venait en Alsace et donnait un dîner, M. Curtius était invité à la table impériale. En 1907, M, Curtius fut tenu à l'écart ! On le mettait au pain sec.

Et cependant M. Curtius qui avait eu en mains tous les manuscrits du prince Clovis, avait procédé à une certaine sélection en ne donnant à la composition que ce qui, à son avis, pouvait être pu-

blié. L'ancien statthalter avait l'habitude de noter chaque soir un résumé des événements importants du jour auxquels il avait été plus particulièrement mêlé. M. Curtius nous avait donné ce détail curieux : il arrivait au prince de griffonner des notes sur ses manchettes quand il n'avait pas son carnet sous la main.

En assumant la responsabilité entière de la publication des Denkwürdigkeiten le prince Alexandre avait fait preuve d'une crânerie qui répondait à son indépendance d'esprit, indépendance qui s'affirma, à différentes reprises, pendant la guerre.

Il est mort résigné et dans un état de dénuement presque complet à Badenweiler le 7 mai 1924.

Paul BOURSON.

Aus meinem Leben, Alexander von Hohenlohe. Frankfurter Societätsdruckerei G. m. b. H. (Abteilung Buchverlag), Frankfurt a. M. - 10 R. M.

CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

Les Quatre Musculus, éditions de la N. R. F. Paris. Gallimard 12 frs.

Notre chronique bibliographique n'est pas à jour. L'espace qui nous reste aujourd'hui ne permet point de donner l'intéressant article de Félix Ponteil concernant les mémoires de la comtesse de Kielmannsegge sur Napoléon Ier (excellemment traduits par Joseph Delage). *

De même remettons-nous à plus tard de parler du second volume de la collection Orient «Brahmane et Paria» par Dhan Gopalj Nukerji *) et du livre que Charles Spindler consacre à Ceux d'Alsace.**) Je voudrais répondre ici, en m'adressant aux lecteurs de La Vie en Alsace, à une question qu'on me posait l'autre jour au nom d'un poste de T. S. F. « Pourquoi avez-vous écrit Les Quatre Musculus ? »

Il est assez étrange - ne trouvez-vous point ? - ce pourquoi. Pourquoi un peintre peut-il bien peindre et pourquoi un écrivain écrire ? Je vais répondre cependant. J'ai écrit Les Quatre Musculus parce

*) Attinger, éditeur.

**) Aux horizons de France.

que sur l'Alsace les livres écrits par des témoins n'abondent pas. Une expérience superficielle des problèmes qui se posent chez nous peut mener à des conclusions fausses. Les formules vagues ne nous satisfont pas. Le contrôle des faits, sur place, est utile à qui veut juger d'une question.

Mais est-ce bien pour cela que j'ai écrit Les Quatre Musculus ? Eh bien, non. Je les ai écrit surtout, mais non pas seulement, parce que j'estimais qu'ils seraient un livre utile. Ce qu'il observe autour de lui ne sert pas uniquement à l'observateur. L'homme tout entier, s'il prend une part, active ou passive, aux événements, et elle peut être active par la douleur et passive par l'action, accumule des expériences. Il éprouve le besoin à la fin de s'en délivrer.

Les Musculus sont un roman. Mais ce roman, n'est-il pas documentaire ? Peut-être. Et après ? A côté des livres qu'on aime à écrire il y ceux qu'il est utile d'avoir écrit. Ce serait un tort de négliger ceux-ci au profit des autres.

Claude ODILÉ


Retour de fenaison

PHYSIONOMIE D'ARTISTE

DANIEL SCHŒN

v

ous connaissez la charmante histoire des «Lettres de mon moulin» qui commence ainsi: « Monsieur le Sous-Préfet est en tournée.

Cocher devant, laquais derrière etc., etc.» — et qui finit : « Voile-toi la face, ô Muse des -comices agricoles! Lorsque, au bout d'une heure, le-s gens de la Sous-Préfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur. M. le Sous-Préfet était couché sur le ventre, dans l'herbe, débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas... et, tout en mâchonnant des violettes, M. le Sous-Préfet faisait des vers. » L'histoire ne nous dit pas le nom de ce haut fonctionnaire. Sous le sceau du secret, je vais vous le confier. Il s'appelait Daniel Schœn et, en 1919, attaché à l'administrateur militaire, faisait fonctions de sous-préfet à Haguenau.

Parfaitement ! Pourquoi d'ailleurs un artiste ne ferait-il pas un bon fonctionnaire? Goethe n'était-il pas ministre, Rubens ambassadeur, Henri Rousseau employé à l'octroi de la Ville de Paris ?

Donc, Daniel Schœn a été sous-préfet ou quelque chose d'équivalent en 1919. Auparavant, en dehors de quelques années passées dans les tranchées, il avait consacré ses forces à des industries assez peu dionysiaques comme la filature de laine, la banque, l'agence de change. Pendant cinq ans, en outre, il avait dirigé les Usines Gallé de Nancy qui, à cette époque, étaient à la tête du mouvement d'art décoratif.

Nous ne donnons pas ces détails par simple goût du pittoresque. Ils ont leur importance pour faire comprendre la personnalité si attachante de l'artiste. Pendant ses fréquents voyages en An-


gleterre, en Allemagne, Schœn, après s'être occupé comme il convenait de laine ou de verrerie d'art, trouvait le temps de visiter les musées et d'étudier les maîtres. Cette fréquentation a été plus importante pour sa formation artistique qu'un séjour passager à l'Académie Jullian à Paris et chez Jean-Paul Laurens, le célèbre peintre de mélodra-

mes historiques. Poussin a été son véritable maître et, au- delà de lui, Ra- phaël. Mais, ayant beaucoup vu et comparé, disposant d'une vaste culture et d'une belle in- telligence, Schœn ne s'est pas laissé écraser par des maîtres de cette taille. Lorsqu'en 1910 il partit pour un long séjour en Italie, sa personnalité était assez forte pour ne trouver en Raphaël qu'une confirmation, non un modèle tyran- nique. Les paysages romains peints à cette époque — dont l'un se trouve actuellement au Musée de Strasbourg — sont libres de toute

A la fenêtre

grandiloquence; ils sont sobres, précis, vrais comme des Corot-première-manière.

Schœn est fidèle non pas à la lettre, mais à l'esprit des leçons que nous donnent les classiques.

Aussi ses recherches sont-elles multiples et diverses, sa curiosité infinie.

Voici, au hasard, quelques-uns des sujets qu'il a peints :

Une toile déjà ancienne est intitulée « La fille et la mort ». Thème cher aux artistes du Moyen Age, aux romantiques de toutes les époques. La manière dont Schœn l'a traité, prouve cependant combien il est loin de la conception romantique. Chez

lui, rien de cet éclairage fantastique, de ce jeu violent d'ombres et de lumières qui peut rendre plausible l'intervention personnelle de la «Camar- de ». Ce squelette en smoking, en conversation avec une robuste fille nue, n'a rien de terrible. Il n'y a pas à dire : comme ensemble c'est raté — mais quel beau morceau de peinture !

L'artiste ne s'est pas attardé à un genre qui manifestement ne lui allait guère. D'autres compositions allégoriques recherchent un pathétique plus sobre, plus élevé aussi. D'inspiration assez académique, elles ne comptent, à notre a"0s, pas parmi les meilleures œuvres de l'artiste, bien que la facture en soit toujours fort belle. Elles contrastent assez curieusement avec des scènes de foire et de cirque, comme les aimait Daumier, débordantes de vie et d'une verve qui ne recule devant aucune truculence. Puis ce sont des scènes de guerre ;

tantôt dramatiques comme cet obus qui éclate dans les décombres, emportant comme des fétus de paille quelques pauvres loques humaines; tantôt simplement pittoresques comme ce dialogue entre le fantassin et l'artilleur que nous reproduisons ci-contre, comme les beaux dessins qu'a publiés en son temps la « Vie en Alsace ».

Nouveau changement de décor : Voici des moissonneurs rentrant des champs; le soleil du soir inonde de ses flots dorés un paysage aux lignes grandioses. Les costumes, les arbres, les maisons perdent tout caractère individuel; ce n'est plus une scène champêtre d'Alsace ou de Provence


ou d'Italie; c'est l'été, le soleil, la joie de vivre. Ce caractère général, éternel est encore plus accentué dans quelques grands panneaux qui, dans les décors du printemps, de l'été et de l'automne, sont des variations du thème de l'homme, de la femme et de l'enfant. Plus directement inspirés par la nature, moins chargés de recherches symboliques, voici

d'autre part de lumineux intérieurs, des portraits graves, sobres, volontairement simplifiés à l'extrême; voici enfin — et c'est là l'aspect le plus connu du talent de Daniel Schœn — des paysages où est captée la lumière éclatante et cependant si douce de la Provence et de la Côte d'Azur.

Ces genres si divers, ces recherches variées ne s'échelonnent pas chronologiquement. Schoen, qui peint à coups de pinceau rapides et nerveux, a l'habitude de retravailler indéfiniment la même toile, pendant des années. Cette double

Sanary, le café sous les palmiers

particularité lui permet d'atteindre à une grande richesse des nuances et de la matière sans détruire la fraîcheur du premier jet.

Dans cette diversité extraordinaire, dans cet apparent désordre où trouverons-nous ce qui fait l'unité de ce tempérament artistique?

Paul Cézanne, le père de la peinture moderne, a formulé un jour le programme : « Faire du Poussin d'après nature ». Cette formule pose, dans un raccourci saisissant, le problème dont sont hantés les artistes qui veulent se tenir à distance égale d'une imitation stérile des maîtres et de la copie servile de la nature. cc Je veux faire de l'impressio-

nisme quelque chose de solide et de durable comme l art des musées » disait encore le vieux magicien d'Aix. Toute sa vie, Daniel Schœn n'a cherché que cela : Rester vrai tout en se libérant de ce réalisme étroit qui « colle » à l'objet et dont sont victimes la plupart des peintres alsaciens. Savoir se servir des éléments du monde extérieur pour recréer un

monde à sa propre image, tout est là. Tout artiste digne de ce nom est dans le sens étymologique du mot poète : un créateur.

Les rutilants paysages qu'il peint d'après nature ne sont, pour Schœn, que des moyens d'é- tudier la lumière, l'atmosphère, le rapport des volumes et des couleurs. Malgré leur degré de fini ils ne sont à ses yeux que des esquisses devant servir pour ses compositions.

Car l'ambition de cet artiste est grande. Je suis sûr qu'il n'est pas de ceux qui nient la hiérarchie des genres en Art. Certes on préférera une

nature-morte de Chardin à une composition philosophique ou religieuse d'un peintre médiocre. Cependant, à talent égal, il est permis de préférer une toile qui exprime des sentiments élevés, des idées générales. « Il y a intérêt pour un artiste à ne pas être un imbécile », a dit quelque part Maurice Barrès. Pourquoi le peintre ne serait-il qu'un œil, le sculpteur un pouce? Pourquoi l'art de notre temps ne serait-il plus capable d'exprimer les grands sentiments humains comme l'ont fait les Italiens de la Renaissance et Poussin et Rembrandt et Delacroix? Entendons-nous. On ne prône pas un art qui se mette à la remorque de la philosophie. Il ne s'agit


pas de trouver à une idée conçue a priori une illustration plus au moins habile. « Ils croient, disait Oscar Wilde, que toutes les pensées naissent nues. Ils ne comprennent pas que je ne peux pas penser autrement qu'en contes. Le sculpteur ne cherche pas à traduire en marbre sa pensée; il pense en marbre, directement ». L'art de Schœn, tout chargé d'idées et d'intentions symboliques, est toujours, avant tout, pictural.

Idylle, sotie, drame, tragédie, nous en trouvons toutes les variantes dans l'œuvre de Schœn. Quel-

quefois, la gamme des sentiments se joue sur le même sujet. J'ai vu, chez l'artiste, une série de dessins représentant la même scène d'amour. Le premier de ces croquis est plaisant, léger et, il n'y a pas à dire, grivois. Puis, le dessinateur reprend le thème sur une seconde feuille, sur une troisième, sur d'autres encore. Au fur et à mesure, le contraste des ombres et des lumières s'accentue, les détails disparaissent. Finalement la

Le récit de l'attaque

scène grivoise se change en tragédie. Par des procédés exclusivement picturaux l'anecdote est transposée sur le plan purement humain. L'artiste atteint ainsi à un maximum d'expression par un minimum de moyens. N'est-ce pas là une des qualités essentielles de l'art classique qui, d'après la célèbre définition d'André Gide, est celui qui dit plus qu'il n'exprime ?

Voilà les aspirations de Daniel Schœn. Pour les réaliser, il dispose de moyens rares. Un don d'ob-

servation rapide, dont témoignent les admirables dessins que connaissent les lecteurs de cette revue et dont nous leur soumettons à nouveau un échantillon. Un sens très sûr du coloris, qui lui permet de juxtaposer et d'harmoniser des couleurs extrêmement vigoureuses. Un emploi mesuré de la force, un équilibre qu'on aimerait à qualifier de latins. Une technique enfin, si souple et si peu apparente qu'il est presque impossible de la séparer de l'objet.

Tout, dans cet art, est sain, vivant, sensuel.

Toujours à la recherche d'un problème nouveau,

évitant comme le poison de se « spécialiser » dans un genre — comme font tant de peintres jeunes d'années et vieux d'esprit —, prêt à se laisser bercer par tous les remous de la vie, cet homme qui a largement dépassé la cinquantaine est resté étonnamment jeune lui- même. Jeune sa fougue, jeunes ses enthousiasmes. Avec quelle sainte colère parle-t-il encore aujourd'hui d'un camarade d'atelier qui à Rome, il y a vingt ans,

osa appeler Raphaël un pâtissier — « le pâtissier d'Urbino »...

Poussin, Raphaël sont ses dieux; d'eux il tient les règles d'après lesquelles il ordonne le chaos des sensations dont l'assaille la vie. Il ne craint pas les risques, les échecs liés à toute recherche hardie, parce qu'il est conscient de sa force. C'est ainsi, luttant avec sérénité, qu'il est arrivé à conserver jeune son inspiration en même temps qu'il atteignait à la maturité de son grand talent.

Robert HEITZ.


LES MOULES A PATISSERIE

DU MUSÉE DE COLMAR

Plus d'un visiteur du Musée de Colmar aura remarqué l'importante collection de ces moules en bois qui servaient à orner d'images en relief les gâteaux et la pâtisserie. Il y a deux raisons pour qu'un si grand nombre de ces objets ait pu être réuni à Colmar.

C'est dans la plaine des environs de Colmar que l'on produit encore cette traditionnelle pâtisserie alsacienne, ce complément nécessaire au vin d'Alsace qui s'appelle le pain d'anis. Les boulangers de tous les villages de la plaine, ceux de Colmar

Moules à gâteaux Photo Chri.,tophe

aussi, fabriquent des pains d'anis ; mais c'est Andolsheim qui a la ré- putation bien établie de produire les meilleurs, réputation aussi solide qu'est celle de Guertwil- ler pour les pains d'épi- c e s. Les moules à pains d'anis sont carrés, d'assez petite dimension (le plus grand, Pl. iv a 16 cm. sur 8 cm.) et re- présentent en des reliefs très accusés des objets divers ou bien des personnages du 17e siècle. Ils proviennent de Colmar ou des environs (Planches iv et v).

Mais la collection la plus importante est


celle des moules à pâtisserie provenant du couvent des Unterlinden, exposés dans la petite pièce où sont réunis les souvenirs des Dominicaines du couvent. Il y a là une bonne douzaine de grands moules,

(le plus grand, le nO 4 a 32 cm. de diamètre). Ils sont en bois de poirier et quel- ques-uns sont sculptés sur les deux faces. Tous ont été acquis par la Société Schongauer à la famille M a n g o 1 d, qui les tenait d'une de leurs parentes, G. Traudt,enre. ligion Sœur Vincent.

La grande quantité de moules parvenus jusqu'à nous, parmi les quelques souvenirs du couvent, nous permet de croire que chez les religieuses,longtemps religieuses,longtemps la période héroïque et mystique (car tous ces moules datent du 17e siècle environ), l'art de

Moules à gâteaux Photo Christophe

la pâtisserie avait pris une place assez importante dans la vie conventuelle.

D'ailleurs Billing, le chroniqueur colm arien, nous raconte dans ses Notices (1) que tous les ans, le

lundi après la Trinité, le couvent offrait au Magistrat un repas solennel (Miechelmahl ou Menchel- mahl, que Chauffour traduit peut-être à tort par festin colossal). Les sœurs étaient représentées par

leur économe (Land- schaffner) lequel au dessert adressait un discours de remerciements au Magistrat, et le syndic lui répondait au nom de l'autorité municipale. Après que l'é c o- nome eût remercié une deuxième fois, on conduisait les invités à la chapelle, où les religieuses leur offraient un concert (wo- rauf die Her- ren mit einer Musik rega- liertwurden). Il semble que certains moules aient été sculptés en vue de cet important repas de c o r p s : c e s ont les mou- les héraldiques, sûrement les plus beaux de la série au point de vue

de la composition et de l'exécution.

Le grand moule no 1 (il a 31 cm. de diamètre) est un chef-d'œuvre du genre. En une composition très habile, l'artiste a réuni aux armes de Col- mar, les armes et la couronne de France, supportées par deux lions affrontés. Il est daté

(1) Cf. Billing, Zusätze zum patriotischen Elsässer, publie par A. Waltz, 1892.


de 1604 et cette date peut étonner quand on la lit au-dessus des armes de France. Mais en étudiant le moule de près, l'on voit que cet écusson a été resculpté, que le relief sur le moulage est plus

grand. 11 y avait sans doute sur cet écu une aigle bicéphale, et les sœurs se sont empres- sées de la remplacer par les lis de France.

Un autre joli moule héraldique, un peu plus petit (il a 22 cm. de diamètre), est le n° 3, avec l'aigle du Saint-Empire, et le n° 11, aux armes de la famille Wetzel de Colmar, daté de 1580. Les Wetzel portaient de gueules à un vase d'argent garni de trois quinte- feuilles d'or, boutonnées de même, ti- gées et feuil- lées de si- nople, sur une terrasse de même. On retrouve d'ailleurs ces armes avec une brisure il est vrai,

Moules à gâteaux Photo Christophe

sculptées sur leur maison de la rue Corberon. Comme nous trouvons un Elias Wetzel, stett- mestre tout au début du 17e siècle, il est possible que ce moule ait été sculpté en son honneur. Dans cette œuvre aussi l'ensemble héraldique est fort bien composé et le heaume de

tournoi et le lambrequin interprétés selon la bonne tradition.

Tous les autres moules sont ornés de motifs tirés des Saintes Ecritures, sauf un dont nous

parlerons plus tard. Nous voyons un arbre de Jessé, une noce deCana (qui forme le revers du moule aux armes des Wetzel) une Vierge dans une gloire, admirablement composée, un S acrifi ce d'Abraham, et un petit moule de 12 cm. de diamètre nous montre une Flagellation curieuse par sa composition symétrique et les costumes.

Le nO 10, une Annonciation est intéressant parce que l'on y voit comme dans certains primitifs, l'âme du Christ symbolisée par un enfant, tenant une croix.

Un beau moule, de 23 cm. de dia-

mètre, le no 6 représente la mort d'Holopherne et le siège de Béthulie, un autre David et Bethsabée (nO 5) et c'est là un bien amusant échantillon de naïve imagerie populaire. On voit David, au balcon de son palais, jouant de la harpe bien entendu, au premier plan Bethsabée, dont une servante lave les


pieds dans un ruisseau, devant elle le messager du roi apportant une lettre et sous la porte du palais le portier qui indiscret et curieux comme les concierges de tous les temps, met sa main en

cornet derrière l'oreille pour surprendre le message du roi.

Mais le sujet d'un seul moule ne se rapporte à aucun fait de l'H i s toire sainte et me paraissait des plus énig- matiques. C'est le n0 9. Cette femme qui fait un geste d'effroi, ce seigneur cou- c h é près d'une fontaine la poitrine percée d'une épée, tout cela n'était pour moi qu'un mystérieux rébus. Un iconographe colmarien aussi aimable qu'éru- dit,M. l'abbé Sauter, le savant commentateur des figures du portail St-Nicolas à Colmar, en a trouvé la curieuse si-

Moules à pains d'anis Photo Christophe

gnification. Cette composition représente un épi- sode de la légende de St-Gangolphe (lequel du reste est vénéré dans un petit sanctuaire proche d'une fontaine miraculeuse près de Schweig- house dans la vallée de Guebwiller). La femme est l'épouse parjure qui vient de retirer sa main

brûlante de la fontaine accusatrice, le seigneur occis est le saint lui-même, grand capitaine, grand saint et mari malheureux. La légende de St-Gangolphe est une légende bourguignonne, et notre

moule est un témoignage de plus des nombreuses relations qui étaient établies entre certains cou- vents de Bourgogne et ceux d'Alsace.

Telles sont les pièces essentielles de cette jolie collection, dont nous n avons voulu reproduire que les plus intéressantes.

On aimerait à savoir de quel genre furent les gâ- teaux qui, ornés de ces jolis reliefs, embellissaient la table du repas annuel offert au Magistrat colmarien. Mais si la recette des pains d'anis est parvenue jusqu'à nous, transmise par de nombreuses générations,

nous ne savons pas comment la sœur cuisinière préparait ce gâteau. Toutefois, au 17e siècle le pâtissier ne disposait que de très peu de ces ingrédients qui permettent à son successeur d'aujourd'hui de varier ses produits à l'infini comme goût, comme couleur et comme aspect. Le lait,


Moules à pains d'anis Photo Christophe

le beurre, les œufs et la farine formaient la base de ces apprêts; en plus le miel qui jouait un grand rôle car il remplaçait le sucre. Ajoutez à cela les noisettes, les amandes, quelques fruits séchés et quelques rares épices exotiques comme l'anis et la cannelle. Le gâteau des sœurs d'Unter- linden devait ressembler au massepain (le marzi- pan des Allemands) qui a cette qualité d'être malléable comme de la cire et de conserver les modelés les plus délicats. Si l'un ou l'autre parmi

nos excellents pâtissiers colmariens réussissait à ressusciter cette pâtisserie pour la joie des Colmariens et de leurs visiteurs, l'administration du Musée lui donnerait sans doute toute facilité afin que nous puissions revoir sur nos tables ce joli gâteau où l'on voit au-dessus des armes de Colmar courtoisement inclinées les lis de France.

J. Jacques WALTZ

Conservateur du Musée des Unterlinden.

PADEREWSKI EN ALSACE

A

u cours de la grande et brillante tournée qu'il vient de faire à travers la France, - Paderewski s'est arrêté à Strasbourg et à

Mulhouse. On sait quel était le but de ce déplacement sensationnel: jouer au profit des veuves et orphelins français de la guerre mondiale. Ce geste venant de Paderewski, n'a rien qui puisse étonner :

celui qui l'a fait, est la générosité et le désintéressement personnifiés. Les victimes de la guerre lui en marqueront une profonde gratitude. Et tous ceux qui, en Alsace, ont pu l'applaudir, lui seront reconnaissants de leur en avoir donné l'occasion.

Strasbourg se devait pour plusieurs raisons, de faire à Paderewski un accueil plus particulièrement


chaleureux. Une de ces raisons a été rappelée par les journaux locaux : c'est que Paderewski avait été professeur de la classe supérieure de piano au Conservatoire de Strasbourg. C'est exactement du 1er octobre 1885 au 1er septembre 1886 que Paderewski, âgé de 25 ans, occupa cette chaire. Le jeune professeur était venu de Vienne, où il retourna après avoir passé onze mois dans nos murs. Dans une esquisse de la vie et de l'œuvre du maître parue

récemment à la Maison du Livre, Henryk Opiens- ki écrit : « Attiré par la renommée grandissante de l'illustre Théodore Lesze- tycki, maître d'origine polonaise, qui exerça quelque temps à Saint-Pétersbourg avant de se fixer à Vienne, le jeune homme que l'on eût pu considérer déjà comme un virtuose accompli, partit de Berlin pour Vienne où, quatre mois durant, il travailla avec acharnement, quittant à peine son piano quelques heures par jour. Ce labeur fut interrompu par une proposition assez flatteuse pour le jeune musicien : celle de devenir professeur de la classe supérieure de piano et de contrepoint au Conservatoire de Strasbourg. Il quitta donc Vienne pour rejoindre ce poste; mais il ne l'occupa qu'une année à peine, car un secret désir de touj ours faire mieux de.vait le ramener à Vienne, aussitôt que cela lui serait

Paderewski Photo Henri Manuel

possible. Le maître Leszetycki avait compris sa haute valeur et avait fait de lui « l'étoile » de son école... »

Par ailleurs, et il est bien permis de l'évoquer à cette occasion, Strasbourg fut de tout temps un foyer de sympathie agissante pour la Pologne. Alors que nos concitoyens applaudissaient Paderewski, nous évoquions involontairement l'époque, où d'autres Polonais étaient reçus et acclamés dans nos murs. C'était en 1831. Les généraux polonais, bannis par le tzar Alexandre, venaient de toucher la terre française après avoir passé le pont du Rhin. Les étudiants de Strasbourg avaient dételé les chevaux de la calèche, où avaient pris place

les généraux Romarino, Langerman, Sznaide. Tirée par plus de cent jeunes Alsaciens, les généraux proscrits firent leur entrée dans Strasbourg, où ils furent salués par l'avocat Liechtenberger qui, en termes prophétiques, parla de la résurrection certaine de laPologne. Mais qui donc aurait pu penser que, trente-neuf ans plus tard, l'Alsace connaîtrait l'épreuve de la séparation et l'exode de ses enfants? Cependant, les paroles de Liechtenberger se

sont réalisées. Et la Pologne et l'Alsace ont connu, à la même heure, les joies et l'allégresse d'une même résurrection nationale. Ainsi le trait d'union est identique entre elles. Et une visite, comme celle de Paderewski, ne fait que mieux souligner un destin commun — surtout dix ans après la libération et presque cent ans après la réception des proscrits polonais à Strasbourg.

Paderewski a pris comme devise : « La patrie avant tout, l'art ensuite. » C'est bien la raison pour laquelle nous tenons, dans le cadre de cet article, à faire une part plus large à l'homme politique qu'au maître. D'ailleurs la presse quotidienne d'Alsace, notamment par la plume hautement autorisée de M.Bœswillwald, a dit tout ce qu'il fallait dire. Elle a souligné le fait que Paderewski a fait « du 29 janvier 1929 une date mémorable entre toutes. »

Voulez-vous que nous fassions une comparaison?

La salle du Palais des Fêtes, où Paderewski a donné cette soirée inoubliable, n'a connu que deux ovations vraiment formidables. Il y a d'abord celle qui fut faite en novembre 1919 à Georges Clemenceau au lendemain de la victoire et ensuite celle, dont Paderewski fut le héros l'autre soir. On peut dire que deux grands vainqueurs ont été salués dans cette même salle, où s'extériorisa le triomphe de ceux qui avaient vaincu et l'enthousiasme de ceux qui se sentaient libérés.

Il faut avoir lu l'ouvrage de M. Henryk Opienski pour se faire une idée de ce que fut l'œuvre politique de Paderewski en dehors de son


existence de grand musicien. Certes, nous savions tous qu'il avait pris une part incomparablement belle — disons le mot : la plus grande — à la résurrection de sa patrie aimée. Mais nous ne connaissions pas tous les détails de l'effort fourni par celui qui était « devenu, dans l'opinion publique, une manière de symbole, préfigurant en quelque sorte l'abolition des frontières arbitraires qui avaient divisé jusque-là l'ancienne République de Pologne.»

Nous avons pu nous en rendre compte personnellement, le jour où un ouvrier poznanien nous a conté, à Poznan même, comment Paderewski avait, dans cette ville âprement disputée par les Allemands, posé le premier jalon de la libération de la Pologne opprimée et dépecée.

C'était le 26 décembre 1918. Poznan était encore occupée par les troupes prussiennes. Lors des débats au Reichstag en octobre de la même année, plusieurs orateurs allemands avaient dit leur intention de ne pas abandonner la Pologne annexée en 1772 et 1793, malgré les déclarations des députés Stychel et Korfanty. Des ordres formels avaient été donnés par Berlin : à aucun prix, les troupes ne devaient évacuer la Poznanie. Cependant au sein du Conseil des soldats qui s'était formé à Poznan, les éléments polonais avaient pris le dessus. Une garde civique, composée exclusivement de Polonais, groupait 5.800 citoyens, répartis en huits compagnies, avec mission de maintenir l'ordre public. D'autre part, quelques formations militaires polonaises s'étaient groupées secrètement en un solide faisceau autour du « Conseil populaire ». En face de ces formations se trouvaient environ 8.000 soldats allemands et toutes les forces du « Grenzschutz ».

Telle était la situation lorsque Paderewski arriva dans la nuit du 26 décembre à Poznan en compagnie d'une mission anglaise à la tête de laquelle se trouvait le colonel Wade. Berlin avait donné les ordres nécessaires afin que Paderewski ne touchât point Poznan. Mais l'énergie du maître avait eu raison de la volonté de Berlin qui eût voulu que Paderewski se rendît de Torun à Varsovie. Toute la population polonaise de Poznan était sur pied. Une escouade de la garde civique s'était rendue à la gare, où cinq officiers prussiens voulaient empêcher Paderewski de descendre du train et d'entrer en ville. C'est au milieu d'un enthousiasme indescriptible et à la lueur des flambeaux que Paderewski fit son entrée en ville. Il établit son quartier général à l'hôtel Bazar, vieille maison polonaise. Le lendemain, sur le coup de midi, plus de 12.000 enfants polonais défilèrent, en chantant des airs nationaux sous les fenêtres de l'hôtel.

Paderewski qui se tenait au balcon prit la parole. On sait que le maître est un orateur merveilleux. Ses paroles furent écoutées nu-tête. Après avoir

dit le bonheur qu'il éprouvait de se trouver à Poznan et qu'il saurait vaincre son émotion et que l'accueil, dont il était l'objet n'allait pas à sa personne, vu qu'il ne se considérait « que comme le symbole d'une idée qui s'était mise au service du Comité national polonais », Paderewski tint à prêcher avant tout l'union sacrée, sans distinction de partis ou de classes sociales. Il rappela qu'il n'appartenait lui-même à aucun parti et que chaque Polonais était désormais l'égal de tout autre Polonais. L'union, l'union, l'union ! tel fut le leit-motiv du premier discours que Paderewski prononça dans son pays ressuscité. Il termina sur cet appel pathétique : « Avant tout, la Pologne sera rétablie par les ouvriers et les paysans polonais. Elle le sera par tous, si nous nous unissons au peuple. C'est dans cet espoir que je vous remercie. Tous, nous sommes égaux devant Dieu et la Patrie. Vive la Pologne ! Vive l'union ! Vive la concorde! Et alors vivra éternellement notre patrie polonaise avec son accès à la mer. »

L'enthousiasme dans Poznan était indescriptible.

A toutes les fenêtres flottaient des drapeaux polonais et les couleurs des Alliés. Mais c'est surtout dans les milieux populaires que la joie était la plus vive. Les Allemands avaient suivi les événements avec une extrême attention et aussi avec le dépit que l'on devine. Sur le coup de 4 heures de relevée, les soldats prussiens qui occupaient la caserne du 6e régiment de grenadiers, conduits par leurs officiers, sortirent en armes et pénétrèrent en ville. Une rencontre sanglante se produisit. L'hôtel, où était descendu Paderewski, donne sur la place principale de la ville. Un coup de main était à redouter. Mais 240 soldats polonais en défendirent vaillamment l'accès. Les Allemands furent repoussés avec pertes. Trois forts n'avaient pas tardé à tomber aux mains des Polonais. Avisé de ce qui se passait, le gouvernement socialiste de Berlin avait envoyé des renforts. En gare de Poznan, les deux trains amenant ces renforts furent arrêtés et les hommes désarmés. Enfin le 6 janvier, la ville était complètement aux mains des Polonais.

Il est bien certain que l'impulsion de cette action vigoureuse, qui fut le point de départ de la libération polonaise, revient à Paderewski, qui, quelques jours après, prenait à Varsovie la présidence du Conseil des ministres et la direction des Affaires étrangères.

Aujourd'hui que le maître illustre a abandonné la politique et ne vit plus que pour son art, mis au service de la plus noble cause, il est bon de rappeler ce qui fut dit à l'heure où s'élaborait le traité de paix : « Si la Pologne est ressuscitée, c'est à Paderewski qu'elle le doit. »

Personne ne peut contester le bien fondé de ce témoignage. C'est grâce à l'action personnelle de


Paderewski aux États-Unis que se produisit pendant la guerre un mouvement d'opinion irrésistible en faveur de la restauration de la Pologne. Comme bien l'on pense, cette action était admira- ment servie auprès des hommes d'État étrangers et auprès des masses par l'ascendant et la gloire de celui qui s'était fait missionnaire de son malheu-

reux pays démembré et occupé par l'ennemi. Vers la même époque, des conférenciers français parcouraient les mêmes Etats-Unis en faveur de l'Alsace-Lorraine...

Et de nos jours, Paderewski vient en Alsace pour soutenir une Oeuvre de bienfaisance à la tête de laquelle se trouve Foch, l'artisan de la victoire.

Paul BOURSON.

LE BICENTENAIRE DE JEAN-HENRI LAMBERT

1728-1928 (f 1777)

L

e 26 août 1828 Mulhouse fêta le centenaire de la naissance de Lambert par l'inauguration d'un modeste monument, faible témoignage

de reconnaissance à la mémoire d'un grand savant que la ville a vu naître, savant universel, génie

puissant, prodigieusement inventif qui laissa la renommée du plus grand analyste en mathématiques, en logique et en métaphysique que produisit le XVIIIe siècle. A l'occasion du bicentenaire de sa naissance, il était tout indiqué de retracer brièvement la vie si chargée de travail fructueux et de succès retentissants de cet éminent concitoyen, dont Mulhouse peut à juste titre s'enorgueillir.

Jean Henri Lambert est né à Mulhouse, le 26 août 1728, comme fils du tailleur Luc Lambert et d'Elisabeth Schmerber, dans la maison qui fait l'angle de la place Lambert et de la place de la Réunion, où un avis plus que laconique, peint au-dessus de la porte d'entrée, consacre son souvenir. D'après le registre d'inscription au droit de bourgeoisie, conservé aux Archives muni-

Chapuy dclt Lith. de Engelmann La colonne Lambert à Mulhouse en 1828

Musée historique à Mulhouse

cipales de Mulhouse, son ancêtre, originaire du Pala- tinat rhénan, s'y était fixé vers 1645. En raison de ses dix enfants, dont quelques-uns moururent en bas âge, le père avait beaucoup de peine à subsister par son travail et Jean-Henri Lambert, né le second

de la famille, dut dès son jeune âge, aider sa mère dans les soins du ménage et s'occuper de ses frères et sœurs. Dans ses moments perdus il travailla avec son père qui le destina tout naturellement à sa profession. Son instruction primaire ne fut pourtant pas complètement négligée et jusqu'à l'âge de douze ans il fréquenta l'école publique de Mulhouse, où il se distingua par son application et son ardeur de s'instruire.

Ayant exprimé à ses parents sa volonté de continuer ses études, il essuya un refus formel. Sans s'en décourager, le jeune garçon continua son train de vie dans la maison paternelle, mais il passa des nuits entières, à la lueur d'une chandelle, à écrire et à dessiner ou à lire dans des livres qu'il reçut çà et là. Alors que la lumière


lui fut supprimée par sa mère qui voyait son travail nocturne d'un mauvais œil, il se procura de l'huile pour sa lampe, en vendant à ses amis de petits dessins faits par lui. Par sa volonté tenace, ses progrès furent rapides et il apprit ainsi, sans le secours d'aucun maître, les principes de l'arithmétique et de la géométrie, sciences dans lesquelles se révéla plus tard son génie.

Ses aptitudes particulières pour le dessin et la calligraphie lui valurent enfin une petite place de

copiste à la chancellerie de la ville, tenue alors par Jean-Henri Reber, le jeune. Homme de beaucoup de savoir, celui-ci reconnut de bonne heure les capacités intellectuelles peu communes de son subordonné et . il lui facilita de son mieux ses études futures. Grâce à son intervention Lambert entra dans une maison de commerce comme teneur de livres et plus tard il le recommanda au savant jurisconsulte Iselin de Bâle, rédacteur d'une gazette, dont il devint, alors âgé de 18 ans, le secrétaire auquel incombait la correspondance et la rédaction des articles de journaux.

Après avoir passé deux années dans cette situation qui contribua puissamment à développer son savoir et où, à côté des mathématiques, sa science préférée, il s'était attaché à l'étude des langues an-

Llth. cl'E. Simon fils Musée historique de Mulhouse Jean-Henri Lambert

ciennes et modernes, son patron l'introduisit, en 1748, chez le comte Pierre de Salis à Coire qui le choisit comme précepteur de ses enfants, auxquels il devait enseigner outre la religion, les langues, l'arithmétique, la géométrie, la géographie, l'histoire et l'architecture militaire. Lambert qui fut jusqu'alors son propre maître, avait encore beaucoup à apprendre, mais dans cette maison accueillante, où il passa huit années heureuses, il trouva toutes les facilités pour continuer ses études. La riche bibliothèque du château était à sa disposition, ce qui lui permit surtout de développer ses connaissances dans les sciences mathématiques; les entretiens journaliers avec le comte, homme instruit et d'une intelligence supérieure, et des savants qui fréquentaient sa maison, offrirent de pré-

cieuses ressources au jeune précepteur. Divers voyages qu'il fit avec ses élèves en France, en Italie, en Hollande et en Allemagne, où il entra en relations avec de nombreux érudits et des institutions scientifiques, contribuèrent à étendre ses connaissances et çà et là il publia certaines de ses observations dans des revues savantes.

L'éducation des jeunes Salis terminée, Lambert vécut successivement dans diverses villes et revint, en 1759, à Mulhouse, où il revit pour

la dernière fois sa vieille mère qui décéda en novembre de la même année ; son père était déjà mort en 1747. Il quitta sa ville natale pour se rendre à Augsbourg, puis à Munich, dont l'Académie le nomma parmi ses membres ; cela lui valut en même temps le titre de professeur honoraire. Lambert avait alors encore la passion des voyages. On le rencontre en effet peu après à Erlangen, à Coire et ensuite à Zurich. Il revint, en 1762, à Coire et contribua à régler les limites entre le duché de Milan et la république des Grisons. En 1763, il se trouvait à Leipzig et y termina son « Novum Or- ganum » ou Nouvelle logique qui parut dans cette ville. Déjà, en 1759, il avait publié à La Haye la « Route de la lumière » qu'il reprit, en 1760, sous le titre de « Photométrie ».

L'année suivante il fit paraître à Augsbourg les « Lettres cosmologiques » qui contribuèrent aux connaissances générales sur la constitution de l'univers et qui lui valurent les éloges des savants d'alors.

Berlin était à ce moment le lieu de rendez-vous de toutes les célébrités et Lambert qui y possédait quelques bonnes amitiés, ne manqua pas d'être attiré vers ce centre des arts, lettres et sciences. Il y arriva, en février 1764, précédé d'une réputation enviable et le roi Frédéric II ne tarda pas à l'appeler à Potsdam. L'entrevue faillit tourner au désavantage de notre concitoyen qui, incapable de plier l'échiné, répondit sans hésiter aux questions posées par le souverain : Que savez-vous ? Tout, Sire ! Quel maître vous a formé ? Moi-même ! Mais


les académiciens de Berlin, dans la crainte de perdre la collaboration précieuse de Lambert, appelé par le célèbre mathématicien et physicien Léonard Euler à Saint-Pétersbourg, intervinrent en sa faveur auprès du roi qui consentit finalement à le nommer membre de son Académie, où le savant Mulhousien prononça son discours d'entrée en janvier 1765. Frédéric II n'eut pas à regretter son choix et, familiarisé avec les originalités du nouveau pensionnaire de son institut, il lui accorda peu après le titre de conseiller supérieur des bâtiments (Oberbaurat) et le chargea de la direction des « Ephémérides » astronomiques de Berlin. Lambert était depuis lors agréé dans cette illustre assemblée dont il enrichit le recueil d'une foule de savants mémoires et qui a su le retenir jusqu'à sa mort, survenue à la suite d'une apoplexie, le 25 septembre 1777, alors qu'il avait à peine 49 ans.

Ce décès prématuré a été un deuil pour l'Académie entière : « il faut des siècles à la nature pour former un génie tel que le sien », disait le mathématicien Schultz, son successeur au siège académique, et le grand philosophe Emanuel Kant, avec lequel Lambert avait entretenu une correspondance sui-

vie, s'écriait à l'annonce de la mort de son ami : « la disparition de ce génie extraordinaire a fait s'évanouir toutes les espérances que j'avais fondées sur sa collaboration si importante ».

Lambert a été jusqu'à la fin de ses jours un homme d'une originalité particulière. Vêtu plutôt chétivement et fort singulièrement, ne cherchant jamais à se conformer aux usages courants, il resta naïf, candide, ingénu, tout en ayant la conviction intime de sa valeur. « Ce n'était point de l'orgueil qui l'animait, mais une satisfaction personnelle qu'il fondait sur la manière dont il avait acquis son savoir par lui- même, par la force de son génie, par son travail opiniâtre ». Lambert ne cherchait ni à plaire, ni à déplaire ; ne s'occupant jamais des autres, ni

Musée historique de Mulhouse

de ce qu'ils pouvaient penser de lui, cet homme remarquable vécut sa vie à lui et son originalité a été rachetée par d'excellentes qualités de cœur et d'esprit. Toujours absorbé dans ses réflexions, il négligeait les usages du monde, sans être un ennemi de la société ou des plaisirs, mais il allait tout droit son chemin, sans se détourner, sans s'arrêter.

Après sa nomination de conseiller des bâtiments, il ne se gêna pas de dire aux ministres : « Loin de moi de vérifier des comptes d'architectes, j'ai des choses plus importantes à faire. Mais, si vous rencontrez des difficultés qui vous paraîtront insolubles, adressez-vous à moi ! » Dans le même ordre d'idées il refusa, en 1766, une chaire de philosophie à Genève, pour l'obtention de laquelle on l'avait invité à concourir, selon l'usage de l'époque. « Les examens, répondit-il, sont bien souvent contre l'ordre de la nature et il n'est pas rare de voir que celui qui est examiné serait bien souvent plus en droit d'examiner ceux qui l'examinent ! » Il refusa également, en 1772, la place de co-directeur au séminaire de Coire, afin d'avoir tout son temps libre pour ses recherches.

A côté de Lambert, le philosophe, il y avait aussi Lambert, le chrétien, auquel tous les écarts de la fausse philosophie étaient inconnus. Il avait reçu dans sa jeunesse une instruction religieuse solide, il étudia la théologie durant son séjour à Coire et il resta fidèle à ses croyances d'enfant jusqu'à ses derniers moments.

Les questions traitées f par Lambert affirmaient I toujours une note per- | sonnelle et ses recherches I visaient invariablement 1 un but essentiellement 1 pratique dont l'application suivait la découverte et qui le portait à perfectionner les instruments construits pour ses besoins. Esprit autant souple et profond que juste et positif, Lambert a touché à toutes les branches de la science et a obtenu des succès


H. Lambert à Berlin, dessiné par G. Dantzer Musée historique de Mulhouse

dans chacune d'elles. En algèbre il s'occupa de la théorie des nombres et découvrait une formule de série dans laquelle Joseph-Louis Lagrange, l'illustre géomètre puisa le germe de la série qui porte son nom. En géométrie il démontra l'incommensurabilité du rapport de la circonférence du cercle avec son diamètre ; il écrivit sur la théorie des parallèles et perfectionna les méthodes géodésiques. En astronomie il étudia les orbites des comètes, dont un théorème a reçu son nom, les nébuleuses et la voie lactée, et démontra que le soleil est un des satellites d'un autre soleil. Dans ses «Lettres cosmologiques », éminemment remarquables par la profondeur et la hardiesse des aperçus, il brosse un tableau physique magistral de l'univers, conçu dans l'esprit du XVIIIe siècle; ses exposés paraissent faire suite aux « Entretiens sur la pluralité des mondes » de Bernard de Fontenelle, mais sa théorie offre en certains points des analogies avec les idées émises par Kant dans son « Histoire générale de la nature ». Dans le « Nouvel Organon » il se montra métaphysicien de premier ordre et dans « l'Architecto- nique » il analyse les facultés humaines et les connaissances morales au point de vue philosophique.

En physique il rechercha les lois de la lumière, du feu, de l'air et d'autres éléments. En mécanique il s'intéressa aux moteurs et publia des études sur les forces de l'homme, sur les roues hydrauliques, sur les moulins à vent, sur le frottement, sur la balistique, etc. C'est également à Lambert que la marine est redevable de l'invention du porte-voix.

A cette brève énumération s'ajoute encore le perfectionnement qu'il apporta au calcul des probabilités et des figures tétragones, aux tables logarithmiques, aux instruments hygro- et pyrométriques et aux observations météorologiques, sans oublier qu'il s'exerça même dans la poésie et l'éloquence, les deux si éloignées des sciences arides qu'il traitait généralement. Mais on comprendra ainsi plus facilement l'énorme variété de sujets et de matières qui préoccupaient constamment l'esprit de ce savant si extraordinaire.

Le monument élevé à Lambert à Mulhouse se trouvait au début derrière le temple protestant, sur le « Hafalamarkt » (marché aux poteries), devenu place Lambert, qui bordait sa maison natale. La colonne qui constitue le monument, surmonté d'un globe céleste, est ornée de son médaillon. Elle fut


transférée, en 1858, en raison de la démolition de l'église Saint-Etienne, à la Porte-Haute devant l'ancienne école de dessin et fut déplacée en juillet 1912, de quelques mètres en arrière par suite de l'élargissement de la chaussée et du rétrécissement des trottoirs. On trouva dans les fondations, cachés dans une pierre creuse, divers objets com- mémoratifs qui y avaient été placés lors de l'érection du monument. Dans le globe on découvrit un parchemin protégé par une enveloppe de plomb qui mentionnait l'édification de la colonne et un second écrit enroulé autour du premier avec l'inscription suivante :

VIVE LA FRANCE, VIVE LA LIBERTÉ

TEL EST LE VEUX (sic!) DE TOUT CITOYEN MÜLHAUSEN, LE 18 AOÛT 1828.

EDOUARD KŒCHLIN

Cette pièce a certainement été ajoutée aux documents officiels à l'insu des membres du comité;

elle manifeste l'opinion d'un Français démocrate, opposé à la Restauration.

Le philosophe Formey qui prononça, en 1777, à l'Académie de Berlin, l'éloge funèbre de Lambert, termina son discours comme suit : « Il passa de la société des morts à celle des immortels, où jamais personne n'apporta plus de titres pour y être admis, ni plus d'avance pour en profiter ». C'est donc un pieux devoir de rappeler à l'occasion du bicentenaire de Lambert la mémoire de cet homme qui, issu d'une famille pauvre, a su, à force d'abnégation et d'études, conquérir un rang si glorieux parmi les plus grands savants du XVIIIE siècle.

L.-G. WERNER.

SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES:

Fr. Chr. Joseph. Gedàchtnisfeier von J. H. Lambert. 1828. Graf-Huber. Lamberts Leben und Wirken. 1829. Bartholmess. Dictionnaire des sciences philosophiques. 1830. Meyer. Biographies alsaciennes. 1883.

G. Remy. Jean-Henry Lambert. Revue d'Alsace 1910. Sitzmann. Dictionnaire des hommes célèbres en Alsace.

1910. II.

L'un des écrits enfermés dans le globe en 1828 A. Bernheim, Mulhouse

APOLOGIE DU CINÉMA

A L'OCCASION DE LA CRÉATION D'UN GROUPE DES «AMIS DU CINÉMA» A STRASBOURG *

u

n jeune homme de ma connaissance a démontré, dans un volumineux exposé, que le Cinéma n'était et ne pouvait être un art, étant —

au moins jusqu'à nouvel ordre — muet par définition. A en croire ce fanatique du verbe (qui n'est ni avocat ni marchand d'appareils de T. S. F.) il revient à la parole une place hors concours parmi les dons humains. Ce n'est que longtemps après et dans un ordre dont je ne me souviens pas exacte-

ment que venaient dans sa classification les autres talents de l'homme; puis, tout à la fin, la vue qui n'obtenait plus qu'un vague accessit. Cette manière de décerner des notes aux diverses trouvailles de Dieu le Père peut paraître naïve; la même tendance existe cependant dans le subconscient de tous ceux qui se pâment à écouter les vers de « Cyrano» récités par une troupe de sixième ordre des tournées Durand-Dupont et qui dédaignent Douglas Fairbanks.

1


Il n'y a pas bien longtemps, lorsqu'on voulait passer pour un homme de goût, on n'osait guère afficher un faible pour le Cinéma. « Pensez-vous, ma chère ! J'y vais par simple curiosité — et encore si rarement. »

On s'en cachait comme d'un goût plébéien, d'une

passion presque honteuse.

Le cinéma était le théâtre du pauvre.

D'ailleurs les «cinéastes» — employons le mot puisqu'il existe, et que l'Académie Française nous pardonne — les cinéastes eux- mêmes n'ont pas cessé d'encourager cette erreur. Ils se sont mis à la remorque du théâtre en « adaptant » à l'écran tous les gros succès de la scène. Longtemps ils ont cru (certains le croient encore)

Gérard Moch, jeune artiste alsacien dans « La Venenosa », grand film avec Raquel Meller Photo « Plus ultra FilirF»

qu'il suffisait d'enregistrer par l'appareil de prises de vue une pantomime théâtrale; ils ignoraient qu'on pouvait et devait rythmer l'action, l'interrompre, faire un sort à un détail, utiliser les « gros plans », changer l'angle de vision — et ils ne savaient pas que le grand geste de Polyeucte se réduit, au Cinéma, à un frémissement des narines ou à un tic de la paupière... Je ne sais si vous avez vu — cela remonte bien à une vingtaine d'années — la dame aux Camélias ou Elisabeth d'Angleterre jouées pour le cinéma par Sarah Bernhardt. C'était lamentable, presque grotesque. Par ailleurs il se pourrait très bien que Chaplin, que Jannings, qui sont les meilleurs acteurs de Cinéma, fussent très mauvais sur les planches. C'est qu'il s'agit bien de choses différentes.

Le cinéma n'est ni théâtre ni, d'autre part, tableau. Cette seconde erreur est celle d'un metteur en scène de premier ordre, Fritz Lang, qui dans « Les Nibelungen » et dans « Métropolis » a trop consciemment composé de somptueux tableaux, aux dépens du mouvement.

Mouvement, rythme, voilà le domaine propre du cinéma. Ces termes sont pris dans le vocabulaire d'un autre art : la musique. Mais dans son sens

le plus large, la musique est la mère de tous les arts. En détail et quant aux moyens d'expression, l'influence d'un art sur un autre est toujous mauvaise. Pensez aux statues peintes de Louis David, à la sculpture du Bernin qui prétend rivaliser avec la peinture, aux tableaux rimés de Théophile

Gautier et des Parnassiens. «Les arts s'aident bien moins par ce qu'ils s'apportent que par ce qu'ils enlèvent les uns aux autres » dit très justement Jean Paulhan. «Le cinéma a débarrassé la littérature de plusieurs soucis absurdes tels que : mouvements, rapidités, poursuites, coups de théâtre, comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de faire ressemblant ».

Pourquoi le cinéma emprunterait-il des effets aux autres arts, alors que ses propres possibilités sont illimitées? Elles vont de l'observation scientifique la plus prestigieuse, qui permet d'assister à l'éclo- sion du papillon, à la formation des cristaux, à la croissance des fleurs, jusqu'à la féerie, à la réalisation grâce au ralenti et à la « surimpression » des plus beaux rêves de Shakespeare. Ecoutons un des plus fervents admirateurs du poète, M. Léon Daudet : « On peut dire, des œuvres éternelles de Shakespeare, qu'en dépit de leurs dialogues, sublimes ou triviaux, de leurs échos, de leurs accents, de leurs paroles et de leurs cris, elles attendaient le cinéma pour la mise à jour de leurs ressorts intérieurs. Bien loin de trahir Shakespeare, le cinéma exprimera, traduira de lui toute une partie, et peut-être la plus saisissante, encore inexprimée et que j'appellerai celle de l'avant-verbe. »

N'étant lié à aucun lieu, à aucune chronologie, à aucune allure de la nature, pouvant atténuer ou intensifier la force d'une image, régler un rythme, le film dispose de cet atout prodigieux qu'est le choix presque illimité de l'acteur et du décor. Au théâtre, pour jouir de la divine musique du « Crépuscule » il faut fermer les yeux; mais le cinéma a


su lui donner un cadre merveilleux : la « Mort de Siegfried » réalisé par Fritz Lang.

Possibilités illimitées en vérité. L'énumération ci-dessous, qui se borne à quelques films caractéristiques que nous avons vus à Strasbourg, suffira pour rappeler la diversité de conception et de réalisation que permet l'art de l'écran.

Documentaires nostalgiques comme un poème de Baudelaire et qui s'appellent « Moana », « Na- nouk », « Chang ». Fresques épiques — « Verdun, visions d'histoire » (Poirier), le « Napoléon » d'Abel Gance. Films d'aventures américains joués par Fairbanks, Jack Holt, W. Hart et nombreux autres, si vivants, sobres et justes. Visions d'horreur et de cauchemar réalisées par les Allemands et les Anglo-Saxons : « Caligari », « Les Trois lumières », « Métropolis », « Le Monde perdu ». Compositions réalistes — le « Kean » de Mosjoukine, « La Rue sans joie » — atteignant les extrêmes limites du naturalisme dans les films soviétiques « Potemkine » et « La Mère ». Comédies psychologiques d'une exquise finesse telles que « L'éventail de Lady Windermere » de Lubitsch, « L'opinion publique » de Charlie Chaplin jouée par Menjou. Enfin les grands poèmes humains de Chaplin, l'égal de Molière- et de Daumier.

Certes, ces œuvres remarquables disparaissent dans la masse des histoires bébêtes dont nous inonde l'Amérique. Mais n'y a-t-il pas plus de mauvaise littérature que de bonne, de mauvais tableaux que de chefs-d'œuvre ? Un film ne se compose pas nécessairement de poursuites en avion et de serments éternels qu'au clair de lune Je jeune premier athlétique et sentimental échange avec la blonde et angélique vedette. A côté des« superproductions sensationnelles des géniaux cinéastes X. Y. et Z.»,

dans tous les pays hommes de talents et qui aiment leur métier travaillent avec acharnement au perfectionnement de leur art.

« Mais, me direz-vous, le cinéma est un art essentiellement populaire; il ne faut pas qu'il perde ce caractère ». Je sais. M. André Maurois, avec une pointe d'ironie à peine perceptible, comparait le cinéma aux cathédrales du Moyen Age qui peuvent rallier les suffrages à la fois des intellectuels et de la masse. Mais d'abord on peut présumer que les motifs de leur admiration sont aussi différents que ceux des hommes de toutes les classes et de tous les pays qui rient, qui pleurent et qui rêvent en regardant Charlie Chaplin. Et puis, ces deux cas — Chaplin et les cathédrales — semblent bien être des exceptions. La masse aime-t-elle Beethoven, Michel-Ange, Shakespeare? Ce n'est pas sûr. — Le cinéma a fait trop de concessions au mauvais goût et à l'esprit de routine. Il importe, aujourd'hui que l'ère des expériences techniques semble provisoirement close, de faire succéder aux menus substantiels mais peu variés, des mets plus raffinés. S'il faut admettre que certains essais bien curieux mais assez vite essoufflés comme le « cinéma pur » de Man Ray ne s'imposeront jamais au grand public, rien ne dit par contre qu'à la longue on n'arrive pas à affiner le goût et le don d'observation de la collectivité, de façon à faire saisir des nuances qui aujourd'hui lui échappent. J'ai entendu des salles populaires s'esclaffer devant le style de théâtre d'un film d'avant-guerre. Il est probable, certain même, que les bandes qu'aujourd'hui on intitule «d'avant-garde» seront comprises par tous, sous peu. Les programmes que proposent au public strasbourgeois les « Amis de Cinéma » ne sont donc qu'une légère anticipation.

R. H.


LE ROMAN DE LOCARNO

L

; Roman de Locarno de Bruno Franck est une œuvre bien curieuse. Déjà Les Journées du Roi (1), avaient fait apprécier l'auteur.

Joseph Delage, le vaillant rédacteur en chef de la Revue Rhénane a droit à la reconnaissance du pu-

blic français pour avoir révélé deux des aspects de son remarquable talent. Pour ma personne je préfère Les Journées du Roi. J'avoue toutefois que ce livre nouveau, admirablement traduit de l'allemand — ce titre Le Roman de Locarno n'est il pas une trouvaille ? — est fort intéressant. Bruno Franck à coup sûr est un écrivain sympathique à la France. Son marquis de La Fayette dans Les Journées du Roi, son Achille Dorval dans Le Roman de Locarno en sont un témoignage.

Ce qui fait le mérite des Journées c'est que l'intérêt s'y cristallise autour du grand Frédéric. A n'évoquer — avec quel art ! — qu'une seule personnalité l'auteur a réussi. Son livre restera. Le sujet devait émouvoir l'opinion allemande.

Bruno Franck, auteur du Roman de Locarno - Photo E. Warsow, Munich

Tage des Kônigs, en Allemagne, a été tiré à plus de cent mille exemplaires.

Je ne sais si Le Roman de Locarno connaîtra pareil succès. Le titre Politische Novelle est moins séduisant. Pour nous la donnée elle-même de ce livre est émouvante. Le grand vulgarisateur qu'est Bruno Franck se devait de vulgariser en Allemagne les idées de paix.

Le nombre et la qualité des commentateurs de

(1) Attinger éd.

Bruno Franck surprennent. Voici tout d'abord, immortel et vivant, l'auteur du Zauberberg Thomas Mann. Son article du Tagebuch, traduit par notre compatriote Mademoiselle Cécile Knœrtzer, est excellent. « N'est-ce pas, écrit-il de Franck, à

l'honneur et à la dignité de ce continent en péril, incapable à l'heure présente de se fier à son propre instinct, qu'il adresse ce suprême appel ? Il s'agit ici du rapprochement franco- allemand et ce n'est rien de moins que la paisible activité, la consolidation, le rétablissement et la conservation de l'Europe qui en dépendent. » C'est ce problème qui se pose pour Franck qui excelle aux tableaux ingénieux et délicats. « Il ne voit pas pourquoi nous souffririons éternellement et uniquement parce que les fils de Charlemagne se sont conduits autrefois comme des imbéciles ».

Un peu plus loin qu'elle est curieuse cette déclaration sous la plume de Thomas Mann, le premier des écrivains vivants de l'Allemagne,

et, pour s'inspirer d'une pensée de Nietzsche, qu'elle reste donc symptomatique, et, d'une certaine façon, nouvelle ! Voici:

« La plupart des livres sont mal récrits, parce que leurs auteurs ont sans doute trop le souci d'écrire dans leur langue maternelle. Apprendre à bien écrire, à toujours mieux écrire, pouvoir être traduit dans la langue du voisin, s'affranchir de la prose « d'improvisation» des Allemands...» se souvient-on de ces paroles de Nietzsche ? », écrit


Thomas Mann. Il n'est pas nécessaire de s'en souvenir pour les porter instinctivement en soi et être convaincu de la vérité qu'elles expriment. La prose de Franck a une allure européenne; elle se rapproche parfois du français, comme celle de Goethe, celle de Heine plus encore et surtout celle de Nietzsche... Pour partager le goût qui inspira à Nietzsche ses exigences d'une littérature mondiale, ce goût dont notre auteur fait preuve à son tour et qui s'adapte si bien à son sujet euro-

péen, il suffit de vouloir se rapprocher de la perfection en joignant son propre effort à celui des grands Allemands et en s'imposant à soi- même une discipline qui profite en même temps à la nation. »

Thomas Mann qui lui- même est un « grand Allemand » parlera de cet « aristocratisme humain, dont les plus sûrs asiles sont encore les pays de Dorval et de Carmer (la France et l'Allemagne» ). Il défendra l'œuvre de Bruno Franck, il défendra Bruno Franck lui-même, attaqué par les nationalistes de son pays, il écrira ceci à l'adresse du public allemand :

« Nous ne sommes pas assez riches en trésors littéraires d'une aussi belle et parfaite facture, en œuvres inspirées par un aussi sincère esprit de justice universelle pour

Aristide Briand auquel ressemble étrange.1 ent l'Achille Dorval du Roman de Locarno Photo Henri Manuel

avoir le droit de nous dérober à notre devoir qui est d'exprimer sciemment et hautement à l'auteur de la Politische Novelle — c'est là le titre de l'œuvre en allemand — notre sympathique admiration et notre approbation entière. »

Bernard Zimmer, un de nos compatriotes alsaciens, a écrit une préface à ce roman de Locarno. Personnalité originale, il a su dire sur l'avenir de la démocratie allemande de fortes paroles. Mais a-t-il dit, autant qu'il l'a cru, la vérité ? Autant et moins, autant et plus. Il a bien fait de rappeler ce mot de Heine: « Les Allemands ne feront la révolution que le jour où le roi de Prusse leur en donnera l'ordre ». Le roi de Prusse en 1918 fut

remplacé par les alliés. Ce sont les ordres des alliés, si l'on préfère c'est la défaite qui déchaîna la révolution. Mais Bernard Zimmer écrit : « L'Allemand moyen » avait très vite compris que la proclamation de Weimar n'était qu'une feinte intéressée, une manœuvre opportuniste, une flatterie à l'égard de personnages puissants, entêtés de démocratie et férus de République, qui tenaient à Versailles le sort de l'Allemagne entre leurs mains. »

Voire. Il y avait de cela. Mais chez les chefs

d'orchestre. L Allemand moyen leur a surtout obéi. Pour «rompu aux malices profitables » que puisse être l'Allemand il ne faut pas croire qu'il soit machiavélique !

Avec cette restriction on ne peut qu'admirer la franchise de Bernard Zimmer. Si Allemands et Français doivent s'entendre que l'on commence par se dire la vérité. Non pas — Zimmer me le permettra- t-il ? — que je n'aie encore à ajouter ceci :

le pacifiste Wernecke, pour symptomatique que soit son histoire, ^ n'est pas le type du républicain allemand. Tout ce qui — en Allemagne . — touche à la Rhénanie 1 est sujet à caution. Ces Ç pays occupés le sentiment national s'y exaspère. Ceci dit le cas Wernecke donne à réfléchir. Mais les Thomas Mann, les Bruno Franck,

les von Gerlach, les Hermann Wendel, et tant d'autres, luttent pour un idéal de paix. Ils ne sont pas moins convaincus que Bernard Zimmer lui- même d'une chose : la synthèse de l'esprit allemand et de l'esprit français serait précieuse à l'humanité. La connaissance des deux civilisations est essentielle aux hommes de ce temps, surtout lorsqu'ils vivent sur le Rhin.

C'est ce que comprennent le vigoureux et hardi auteur des Oiseaux, des Zouaves et du Veau gras, je veux dire Bernard Zimmer, et le savant et modeste Joseph Delage qui tous deux dirigent une fort belle publication : La Revue Rhénane.


Thomas Mann, auteur du roman Zauberberg Photo Polyphot. Vienne

Signalons une sœur cadette de cette revue : La Revue d' Allemagne qui paraît depuis peu.

La Politische Novelle, en français Le Roman de Locarno, étant admirablement traduite, disons un mot de Joseph Delage son traducteur. Joseph Delage n'est pas seulement le très méritant rédacteur en chef de la Revue Rhénane. C'est peut-être le Français qui connaît le mieux l'Allemagne d'aujourd'hui, j'entends sa littérature. Et il ne la fait pas connaître seulement par sa revue, il a entrepris, par une série de traductions, un travail de longue haleine. Il se révèle critique, traducteur averti. Après le beau roman de Clara Yiebig Sous l'arbre de la liberté (1) qui traite de l'occupation française sous Napoléon et les mémoires de la comtesse de Kielmannsegge (1) il a publié Les Journées du Roi de Bruno Franck et, enfin, le Roman de Locarno, du même auteur.

Ces œuvres de Franck, toutes deux, traitent de sujets historiques si l'on veut, mais Frédéric II c'est de l'histoire ancienne, Locarno de l'histoire d'aujourd'hui. J'appelle ainsi une actualité qui est appelée à devenir de l'histoire en effet. Il est évident

(1) Attinger éd.

que la matière du premier de ces livres, ramassant l'intérêt autour de la figure curieuse du seigneur de Sans-Souci, et l'éclairant d'un jour nouveau, offrait au romancier un sujet excellent. Sans compter que le public allemand — et il l'a bien montré — devait vibrer à l'unisson. Au contraire la Politische Novelle est, en partie du moins, une nouvelle d'idées, une nouvelle à thèse, si l'on ose dire. Genre effroyablement ingrat, aussi ingrat que le roman à thèse lui-même. D'ailleurs, Bruno Franck, par ce Roman de Locarno, en Allemagne, nage contre le courant, et Bernard Zimmer a raison, et l'apologie de Thomas Mann lui donne raison encore. Car enfin, il est certain, d'une part que le fossé qui sépare l'Allemagne d'aujourd'hui de celle d'hier n'est pas un abîme, et d'autre part, que l'occupation par les alliés de territoires allemands maintient une certaine agitation dans l'âme des foules germaniques. D'autant plus grand est le courage de l'auteur, d'autant plus méritoire est son effort. Nous en oublions de le blâmer, pour des raisons bien différentes de celles qu'ont eues les conservateurs prussiens, de reproduire certains arguments «qui se trouvent,


tous les jours en Allemagne dans la presse de gauche ». Jugeons cette œuvre en tenant compte non seulement de ses qualités et de ses défauts, mais de l'ambiance dans laquelle elle est née. Si vous supprimez l'invisible présente, l'Allemagne contemporaine, vous enlevez quelque chose à ce récit. Le fait même qu'elle s'adresse à l'Allemagne rend l'œuvre émouvante. C'est un initiateur qui écrit, qui veut amener à ses convictions sincères, à son idéal de paix, des foules qui, sans lui, sans ses pareils, n'entendraient que d'autres voix.

Mais si par sa composition, par son sujet le roman de Locarno n'est pas un roman, c'est une bien curieuse tentative de romancer la vie politique de deux peuples, incarnée par deux personnages. Achille Dorval ressemble étrangement, au physique en tout cas, à Aristide Briand. L'homme de Locarno avait sa place dans Le Roman de Locarno. Il n'y est pas maltraité, mais exalté, magnifié. Des traits précis dans la description de l'être physique ou moral rendent cette figure attachante, Dorval est prodigieux et vivant. On le constate à regret: s'il s'était agi d'un sujet historique tout à fait, Franck eût créé là, on le sent, comme un pendant à son Frédéric II. Après cette figure de Dorval, le plus curieux de ce récit, ce sont les deux silhouettes des secrétaires, de M. Bloch, secrétaire de Dorval et du docteur Erlanger, secrétaire de Carmer. A peine ces messieurs ont-ils fait connaissance tous deux que malgré leurs affinités confessionnelles ils partent en guerre l'un contre l'autre. Ils dénigrent chacun les mérites de la langue et de la littérature du voisin. Ils se servent chacun, pour combattre, de l'idiome de l'adversaire et cet épisode, aussi comique qu'il est réussi, charmera le lecteur.

Dans ce récit le personnage le plus discuté est celui de Carmer, le politicien allemand. Carmer est un nouveau Werther. Curieuse échappée sur les horizons de l'Allemagne contemporaine ! L'inquiétude étant le caractère dominant, moins des héros de cette époque, que de ceux du roman d'aujourd'hui — inquiétude expliquable par le désarroi des méditatifs — il faut louer Bruno Franck d'avoir fait de son Carmer un Werther moderne et bien germanique. Car ce ne sont pas seulement les provinces occupées qui inquiètent l'âme allemande. Je veux bien croire que les suites de la guerre, j'entends les suites militaires, préoccupent les esprits. Mais surtout l'Allemand, même républicain, aspire plus à la république qu'il ne la vit. Ses traditions séculaires il s'en affranchit peu et péniblement. De là le bien-fondé des remarques de Bernard Zimmer. Il y a un Weltschmerz particulier à l'Allemand d'aujourd'hui, qui souffre de son instabilité. Et la fin de Carmer qui meurt à

Joseph Delage le traducteur du Roman de Locarno Photo Carabin Strasbourg

Marseille les yeux tournés vers la lumière est pour l'auteur — on le sent bien — moins accidentelle que symbolique. Et n'allez pas imaginer que Carmer succombe pour avoir aspiré à la paix, conception latine, dont s'accommode un Achille Dorval, mais que le Germain ne s'assimile pas. Cette hypothèse, l'auteur ne la fait pas. Mais le public pourrait être tenté de la faire. Il n'y a pas, pour nous du moins, de raisons politiques à cela, mais nous comprenons qu'on n'ait pas aimé ce dénouement. Cependant lui-même n'est qu'un accident. Il n'arrive point à détruire l'atmosphère du récit, atmosphère curieuse, qui montre bien que Bruno Franck, très sérieusement, entreprend d'agir sur le public allemand. Répétons-le : moins ce public est converti, plus l'effort de ce propagandiste est louable.

Il faut aimer cette œuvre pour son courage et pour d'autres raisons : le caractère de Dorval, le dialogue des secrétaires, l'atmosphère où baigne le récit. Mais des scènes pareilles à celle de l'entrée de Dorval au casino, scène qui frappe à juste titre Thomas Mann, enfin ce que j'appellerai


« l'éloge du Midi » vers la fin du volume montrent en Bruno Franck un admirateur de la France. Il y a là des pages chaudes, vibrantes qu'on n'oublie plus, et si émouvantes que leur charme subsiste en nous le livre fermée De même l'hommage en la personne d'une femme inconnue à la femme française, est-il sincère et touchant.

Citons de ce beau livre une page savoureuse, celle ou Carmer et Dorval invitant une voisine de table, une inconnue pour eux, à partager leur repas, devisent ensemble devant une auberge du Midi.

« Et dire, pensait Carmer, que nous sommes ici dans une auberge de village et qu'il n'y a aucune raison pour que son propriétaire ait une meilleure cuisine que mille autres de ce pays. Somme toute, se nourrir de mets légers et naturels, ne serait-ce pas plus important et plus avantageux pour l'homme que de se charger d'idées et de dignités ? Quelle joie n'éprouve-t-il pas, ce grand vieillard, à rester assis là, après avoir joui avec modération de toutes ces bonnes choses, la tête point du tout échauffée, plaisantant maintenant avec moi, non pas en homme conscient de son importance qui daignerait condescendre, mais en ami, sans gêne et sans façon ! Et elle, qui peut-elle bien être pour se montrer ainsi sans contrainte, et dès le premier instant, à la hauteur de la situation ? Il serait bien difficile de le deviner. Peut-être une dame d'une certaine aisance et d'une ancienne famille, peut- être une simple petite bourgeoise, le geste dont elle vient justement de porter à sa bouche une cuillerée de jus de fruit est certainement commun à toutes ses semblables. De quelle façon naturelle elle prête l'oreille et rit, sans ombre de pose ni d'humilité. Elle se sent parfaitement à sa place, tout simplement parce qu'elle est femme et parce qu'une femme n'a nullement besoin de commencer par s'affirmer, mais que par le fait seul qu'elle est là, par le don de sa grâce et de sa présence, elle acquiert la même importance que la première célébrité venue, que le vieillard même qui est à son côté. Celui-ci lui parle d'une voix douce et prenante. Et la langue qu'ils parlent tous deux est exactement la même. Tous, dans ce pays, s'expriment bien et avec aisance; ce qu'ils disent est clair et chaque phrase est vraiment une phrase. C'est ainsi que l'on parle, c'est ainsi que la langue doit se présenter à chacun, non pas comme une brume, qui, se dissipant, monte vers les étoiles, non plus comme une lourde bêche destinée à retourner un sol rebelle où seraient enfouis des trésors, mais comme un bel et commode outil, qui nous aide à vivre. Vivre, vivre, c'est ce qu'ils font, et ils le font la conscience tranquille. Elle est du reste charmante... Elle distribue ses grâces sans aucune préférence, en apparence du moins : elle me regarde d'un air

Bernard Zimmer le préfacier du Roman de Locarno Photo Génia Reinberg Pans

amical, car elle ne voudrait pas que l'étranger qui parle peu et qui ne sait point manger, se sentît tenu à l'écart, elle est aimable et accessible par bienséance et par bonté de cœur. Car la femme qui est ici, à cette table, et qui cause, ce n'est pas une femme isolée, prise au hasard, mais ce sont toutes les femmes de France qui y sont assises en ce moment ».

Je ne sais pourquoi cette page évoque en nous un souvenir : celui du menu même du repas qui précède : « des asperges plus grosses que le pouce et qui quand on les mangeait ne laissaient pas la moindre fibre ligneuse, un poulet sauce crème avec de la jeune salade et pour finir d'autres salades encore, très douces. Les fruits qui formaient le dessert embaumaient comme au paradis terrestre : cerises, melons, poires et pêches aux liqueurs ».

L'auteur a évoqué avec amour, comme toile de fond au roman de Locarno qui s'ébauche, la douce nature du Midi. Le rêve du paradis terrestre que font là des hommes qui vécurent des heures terribles s'explique bien mieux. Pour nous, constatons


que la Politische Novelle est un écrit bien caractéristique de l'Allemagne et de l'Europe d'aujourd'hui. Il est malaisé de préciser le charme de ce récit où l'auteur réussit, après s'être égaré dans les méandres de la pensée politique, à rappeler si souvent, avec éclat, ses dons incomparables de poète et d'écrivain. La lecture seule de ce volume, celle de la préface de Bernard Zimmer, celle de l'étude de l'admirable Thomas Mann pourront donner de l'ensemble de l'œuvre une idée à peu près parfaite. Nulle part plus qu'en Alsace Bruno Franck ne trouvera de sympathie.

L'autre jour, appelé à voisiner avec l'un des puissants du jour — ce n'était pas M. Poincaré — pour quelques heures et parce que tel était le désir de mes amis, je l'entretenais de la question d'Alsace. Puis, abordant la politique européenne : L'Allemagne est la seule puissance avec laquelle nous pouvons avoir la guerre. Il serait bon de faire alliance avec elle, une alliance économique». Et j'ajoutais : « Cette idée doit nous venir, à nous autres Alsaciens. Depuis toujours nous rêvons d'une synthèse de l'esprit allemand et français. On ne nous fera pas changer d'idée. » Et en effet : entente économique avec l'Allemagne, échange d'idées et peut-être, un jour, union... Allons, me direz-vous, vous n'avez pas déjeuné, vous, avec Achille Dorval et Carmer, dans cette délicieuse auberge du Midi

où le vin est si parfumé ! Evidemment. Il y a aussi les réserves que formule avec autorité Bernard Zimmer. Bernard Zimmer est originaire de Mulhouse. Il a la fougue de nos Alsaciens du Haut-Rhin. Et puis c'est un réaliste. Nous voudrions l'être aussi. Mais rien n'empêchera les Strasbour- geois, installés dans les brumes du Rhin, de faire des rêves. Et quelle joie si ces rêves devenaient réalité ! Voilà pourquoi avec un intétêt passionné chacun de nous lira ce roman de Locarno. Intéressant en lui-même il s'adresse au public allemand. Il est un acte qui peut modifier un état d'esprit. Surtout si celui-ci n'est pas tel que l'Europe le souhaiterait. Et il est possible qu'il ne soit pas tel. Rêvons ensemble des deux côtés du Rhin, sans nous leurrer, sans tromper personne. Après tout pourquoi n'assisterait-on pas un jour, après l'autre, à cette stabilisation des forces européennes qui seule peut garantir la paix ?

Notre raison avertie dans ce grave débat est avec Zimmer, notre sentiment avec Bruno Franck. Mais la vérité n'est pas une. Attendons ! Ne décourageons pas ceux qui veulent une nouvelle Allemagne ! Une nouvelle Allemagne, ce serait une nouvelle Europe. L'homme du XXe siècle, après de grands bouleversements guerriers, a moins la nostalgie du passé que celle de l'avenir. Et c'est bien naturel.

Claude ODILÉ

La réalité locarnienne

Briand qui semble soucieux, Stresemann, et derrière eux Sir Eric Drumond, secrétaire général de la S. D. N.

Photo Meurisse


Ruine de Giersberg l'hoto Eugène Muller

RIBEAUVILLÉ

R

ibeauvillé ! Que d'images, que de pensées, que de souvenirs évoque à la fois ce nom, dont la consonnance harmonieuse flatte si agré-

ablement nos oreilles.

Un site merveilleux, où dans la brume légère flottent de gracieuses légendes, nées à l'ombre de son vallon romantique ; un amphithéâtre de coteaux, dont les pampres dorés au soleil distillent le nectar de nos grands crus; un peu plus bas une source, dont les eaux bienfaisantes viennent jaillir à propos pour en tempérer les ardeurs; une foire célèbre qui attire chaque année un bruyant concours d'étrangers et puise son origine dans les plus antiques traditions ; un centre de pèlerinage connu à dix lieues à la ronde; une contrée enfin, qui durant un demi-siècle n'a cessé d'être un des plus brûlants foyers de fidélité française... et j'en passe — Ribeau- ville est à la fois tout cela.

Aussi devant l'abondance de biens de tout ordre, dont est gratifiée cette terre bénie, devant les solides qualités qu'ont depuis toujours montrées ses habitants, l'analyste ou l'historien hésitent, déconcertés, ne sachant sur quoi fixer d'abord leur attention.

Sans doute le touriste, débarquant du tortillard qui relie la grande ligne à la petite ville est-il frappé dès l'abord de son heureuse assiette.

Bâti à l'entrée de l'étroite gorge du Strengbach, dominé par ses trois châteaux qui s'étagent en terrasses successives sur la sombre verdure des sapins, Ribeauvillé peut passer à juste titre pour la perle de nos petites cités vosgiennes. Andlau, Kaysersberg, Guebwiller, Thann présentent avec elle de nombreuses analogies. Aucune ne peut lui être comparée et n'offre, ramassés en un aussi


Ruine de St-Ulric, salle des chevaliers

.. Photo Eugene Muller

mince espace tant de beautés naturelles et tant de souvenirs attachants de notre histoire locale.

Si l'on affronte la ville moderne avec la vue cavalière, qu'en traçait en 1663 la plume minutieuse et précise de Mathias Mérian, on remarquera que dans son ensemble elle a peu changé. Et cette immutabilité n'a rien qui doive nous surprendre, son développement n'ayant pu s'opérer que dans les seules directions, où s'offraient des surfaces disponibles.

C'est ainsi que l'agglomération primitive s'est successivement accrue par la juxtaposition de quartiers nouveaux, isolés les uns des autres, par des murs d'enceinte, défendus eux-mêmes par des tours et protégés par des fossés. C'était, en .venant de la plaine : la ville basse, la vieille ville, la ville moyenne et la ville haute. Des portes pratiquées sous de hautes tours quadrangulaires et fermées dès la chute du jour par de solides ponts-levis assuraient les communications entre ces diverses parties. On les aperçoit très nettement sur le plan de Mérian, sans préjudice de quatre autres, donnant directement sur les dehors et dont celle percée vers l'orient se composait de trois ouvrages distincts qu'il fallait successivement franchir, avant de pouvoir pénétrer en ville.

De ces sept portes il n'en subsiste plus aujourd'hui qu'une seule, celle des Bouchers; encore a-t-elle subi dans la suite des temps de profondes modifications. Fort basse à l'origine, comme toutes ses congénères, elle fut l'objet d'un premier remaniement en 1536 qui l'exhaussa du double et la termina en terrasse fermée d'une balustrade ajourée.

En 1620 sa silhouette fut grandement altérée par l'adjonction d'un toit en poivrière, agrémenté de quatre échauguettes, rappelant d'assez près l'élégant beffroi d'Obernai. Enfin vers le milieu du siècle suivant, à la suite sans doute de graves désordres dans les combles, on renonça, à ce mode de couverture par trop dispendieux et on rétablit l'ouvrage dans sa physionomie primitive, qui n'a plus été altérée depuis. Deux autres tours circulaires, eoiffées d'une mitre aiguë, flanquaient à. chacune de ses extrémités, l'enceinte extérieure de la ville faisant face à la plaine. Elles sont,, avec la * porte des

Bouchers, les seuls et derniers vestiges des anciens remparts qui subsistaient encore dans toute leur intégrité à l'époque de Schœpflin, c'est-à-dire en 1761.

Quant aux autres monuments de la ville le visiteur les retrouve, au hasard de sa promenade,

Vieille maison

Photo Georges Teichmann


à la place et dans la forme même, où les a tracés le burin fidèle du graveur francfortois.

D'abord l'église de l'ancien hôpital, sous le vocable de Sainte-Catherine, dont la fondation remonte à 1379, mais dont la voûte restaurée en 1542 est soutenue par un réseau de liernes et de tiercerons, a la clef desquels se retrouve l'écu aux armes des Ribaupierre : les trois targes rouges sur champ d'argent. Désaffectée à l'époque de la Révolution, elle fut rachetée en 1811 par la ville, qui la convertit en halle aux blés. Il y a une vingtaine d'années elle a reçu une nouvelle, et espérons-le, dernière destination : Elle est devenue le Musée municipal, où ont été transférées les collections qui encombraient jusqu'alors les locaux assez exigus de l'hôtel de ville.

Puis un peu plus loin sur la droite une maison, d'assez modeste apparence, avec fenestrages, sertis de bois sculpté, mais décorée au milieu de sa façade d'un gracieux oriel à trois pans, figurant en haut relief, une Annonciation d'un mouvement plein de charme et de naïveté, qui, bien que datée du début du XVIIe siècle, rappelle par sa facture les meilleures traditions de la sculpture sur bois des xve et XVIe siècles. C'était le lieu, où suivant la commune opinion, s'assemblait la célèbre confrérie des Ménétriers.

En poursuivant notre promenade se dresse du même côté l'église des Augustins, attenante autre-

Tour ronde vers Zellenberg Photo Georges Telchmann

Tour ronde vers Bergheim Photo Georges Teichmann

fois à un couvent de religieux de cet ordre. Elle avait été élevée à la fin du XIIIe siècle, grâce à la générosité des Ribaupierre, qui la destinaient à leur servir de lieu de sépulture et y avaient attiré ces moines pour y assurer le culte et les fondations pieuses dont ils l'avaient dotée. Mais le relâchement de la discipline conventuelle et plus encore les événements de la Réforme amenèrent la dispersion de la communauté. Il fallut la réunion de l'Alsace à la France et un arrêt du Conseil souverain d'Alsace du 25 juillet 1657 pour remettre les Augustins en possession de leur ancien couvent.

Un abandon de plus d'un siècle l'avait laissé fort délabré. Leurs premiers soins se portèrent sur l'église, mais tout en la réparant, ils voulurent lui donner en même temps un aspect plus moderne. A la voûte en ogive on substitua un plafond presque plat, les piliers furent recouverts d'un placage de stuc et le reste à l'avenant. On ne saurait dire que ces changements aient contribué à embellir l'église, mais la mode souveraine en avait ainsi décidé.

La transformation des bâtiments claustraux fut plus heureuse. Complètement rasés dans le dernier tiers du XVIIIE' siècle, ils firent place à un beau corps-de-logis, construit dans le style sobre mais imposant introduit en Alsace par les architectes français. Il abrite à présent la maison-mère des Sœurs de la Providence, dont nous aurons à reparler un peu plus loin.


Maison des ménétriers Photo Georges Teic1l1l1allIl

La rue, en pénétrant plus avant dans la ville, remonte insensiblement la vallée. Nous passons successivement devant deux gracieuses fontaines : la première de 1576, composée d'une colonne à chapiteau armorié et bassin quadrangulaire sculpté de motifs empruntés à l'art ornemental et au bestiaire ; la seconde en forme de pinacle richement sculpté, abritant sous ses arceaux les écus, timbrés de leurs casques de tournoyeurs, des sires de Ribaupierre. L'eau y est déversée par quatre mascarons grimaçants dans une auge octogonale, décorée de rinceaux gothiques, encore que cet édicule ait été élevé quarante ans à peine avant l'autre, par conséquent en pleine Renaissance.

Nous voici parvenus à l'extrémité de la moyenne ville. A sa jonction avec la ville haute, sur une sorte de terrasse formée par les dernières pentes du coteau, s'élève l'église paroissiale, long vaisseau à trois nefs, avec chœur polygonal orienté, transept et clocher carré, planté sur le côté de la croisée. Commencé en 1283 d'après l'analyste de Colmar, l'édifice paraît avoir été achevé en 1473, ainsi qu'en témoigne la date inscrite sur la clef de voûte du dernier arc doubleau. L'église renfermait autrefois des autels dédiés à saint Martin, le patron des Gaules, à saint Grégoire, à Notre-Dame, à saint Georges et à sainte Anne. Elle possède un portail fort intéressant, dans le tympan duquel figurent une Vierge à l'enfant, assise, tenant en sa dextre une branche fleurie, et au dessous une crucifixion,

flanquée de sainte Catherine, sainte Madeleine (?) et les deux saint Jean. Les vantaux de la porte d'entrée sont fixés au moyen de pentures qui constituent un merveilleux spécimen de l'art du ferronnier à la fin du xve siècle. Une de ses particularités les plus remarquables, encore qu'elle passe facilement inaperçue, consiste dans l'emploi comme élément décoratif de fleurs de lys de France du modèle dit à épines, dont on voit un des rares, sinon l'unique échantillon, au jubé de l'église de la Madeleine de Troyes.

Plus en amont encore que l'église et dominant toute cette partie de la ville haute se dressait jadis le château des Ribaupierre, bâti sur un escarpement naturel, élargi de main d'homme au moyen d'énormes murs de soutènement. Si l'on s'en rapporte à la gravure de Merian il se composait

de deux grandes ailes plantées en équerre, terminées à l'une de leurs extrémités : vers la ville, d'une tourelle s'achevant en bulbe d'oignon, renfermant probablement la cage d'escalier, et à l'autre, face à la campagne, d'un donjon bas et massif sur plan rectangulaire couronné d'un hourdage de charpente. Un jardin, chevauchant les pentes du coteau prochain, coupé de terrasses et agrémenté de fontaines dans le goût italien, complétait agréablement cet ensemble et lui donnait l'aspect le plus riant.

A en juger par son style, du moins dans ses parties essentielles, ce château avait été construit dans les premières années du xvie siècle.

Ce qu'il y a de certain c'est que lors des troubles qui désolèrent l'Alsace en 1525 et qui eurent leur répercussion à Ribeauvillé, comme dans la plupart des autres villes de la province, ce vaste manoir existait déjà. Ses salles de réception, d'imposantes dimensions, étaient toutes chauffées par des poêles de faïence de caractère monumental, dont les poteries sortaient pour la plupart des ateliers céramiques de Sélestat. Ces

Portail de l'église du couvent PhotQ Georges ,Teiclimann


appareils étaient d'une variété à décourager nos constructeurs les plus modernes, tant par leur caractère ornemental que grâce aux dispositions ingénieuses imaginées pour arriver à combattre la rigueur de nos hivers. L'une des plus singulières avait été utilisée pour chauffer rapidement l'immense galerie des plaids. Elle renfermait trois foyers différents, construits avec tant d'art que le feu mis à l'un se communiquait immédiatement aux deux autres. De là est venu sans doute le dicton populaire :

Drey Schlôsser auf cinem Berg, Drey Kirchen auf einem Kirchhof, Drey Stiidt in einem Thaï Drey Offen in einem Sahl Ist das ganze Elsass' überal.

Ce château est le dernier des quatre qu'aient habités les sires de Ribaupierre. Les trois autres, véritables nids d'aigle, perchés sur d'énormes masses rocheuses, du haut desquelles ils dominaient la ville étendue à leurs pieds, ont été successivement abandonnés par eux, à mesure que s'adoucissait un peu partout la rudesse primitive des mœurs féodales.

La construction du plus ancien, la Haute-Ribau- pierre, se perd dans la nuit des temps, puisqu'elle est déjà mentionnée en 1084. A la fin du XIIe siècle

Fontaine Renaissance, place du Marché Photo Georges Teicliniann

Porte Renaissance, Hôtel de Nancy Photo Georges Teiehmann

elle était devenue le fief principal et le lieu d'habitation ordinaire des Ribaupierre qui en tirèrent sans doute leur nom de famille.

Bâtie sur un roc, dont les à-pic dominaient de douze mètres la basse-cour, fermée elle-même d'une solide muraille, la forteresse primitive se composait d'un unique corps-de-logis long et étroit, flanqué d'un donjon, aux assises en bossages de près de trois mètres d'épaisseur. Prison autant que défense, il servit à y retenir trois ans un chevalier anglais, Sir John Harleston, capturé en 1383 à Bruckbourg dans les Flandres et en 1477 un des lieutenants de Charles-le-Téméraire, Philippe de Croy, fait prisonnier devant Nancy.

Il y avait alors un siècle et demi que le château avait cessé d'être habité par ses maîtres. Ils en avaient fait une simple place d'armes, dont ils avaient confié la garde à un capitaine châtelain, tandis qu'eux-mêmes étaient descendus à la Ribaupierre inférieure, plus connue sous le nom de Saint - Ulric.

Bien qu'en contre-bas de deux cents mètres de la première, son assiette était aussi solide, sinon davantage, étant bâtie sur un éperon rocheux surplombant directement la vallée. Elevé, du moins dans sa portion la plus ancienne, vers le milieu du XIIIe siècle, ce château reçut des agrandissements successifs, dont le plus remarquable consistait dans l'adjonction d'une aile de proportions grandioses,


destinée uniquement aux réceptions d'apparat. Elle se composait de deux immenses salles de 22 mètres de longueur sur 10 de largeur, disposées l'une au-dessus de l'autre et dont la façade au levant était éclairée d'une double rangée de huit fenêtres géminées en plein cintre; l'étage supérieur qui était encore parfaitement visible en 1840, s'est écroulé vingt ans plus tard. Perpendiculairement à cette magnifique galerie était adossée une chapelle dédiée à saint Ulric, qui fut consacré le

2 octobre 1435 par l'é- vêque de Bâle, Jean iv de Fleckenstein.

C'est là, raconte la légende que fut enfermée la jeune et belle veuve du chevalier de ^ Hungerstein, accusée d'avoir étranglé son vieil et podagre époux. Les soirs d'orage, son ombre svelte et légère, enveloppée de longs voiles de deuil apparaît à la lueur blafarde des éclairs sur la plus haute tour du château. Est-ce pour clamer son innocence ou regretter son crime ? Oncques n'a jamais pu le savoir.

Une autre légende tout aussi tragique enveloppe les ruines du château voisin. Il y vivait une fois un jeune seigneur passionné pour la chasse, dont le père habitait le Saint-Ulric. Chaque matin celui-ci donnait le signal du départ en lan-

Vue de la ville par la porte des bouchers Photo Ellgène Millier

çant une flèche contre le volet de la tour du châtel. Un jour, soit que le jeune homme se fût attardé dans son sommeil ou que le signal se soit fait attendre, dans sa hâte il ouvre joyeusement la fenêtre et reçoit la flèche paternelle dans le sein.

Le château de la Roche ou Guirsberg, est en effet bâti à la même hauteur que le Saint-Ulric, dont il ne semble éloigné que d'une portée d'arbalète. Son site est encore plus sauvage et semble presque inaccessible, tant la roche sur laquelle il est fondé semble abrupte de tous côtés. Il fut assiégé cependant et même pris d'assaut par les Ribaupierre. Son occupant, un seigneur de Guirsberg, à la famille duquel il avait été inféodé et qui en était le dernier

survivant mourut en brave en défendant son manoir.

Les graves dommages qu'avait entraînés ce siège pour la place furent néanmoins réparés presque aussitôt par les Ribaupierre qui avaient hâte de s'assurer une sécurité supplémentaire pour leur propre domaine. La gravure de Mérian, à laquelle nous nous sommes déjà reportés, nous le représente encore en plein XVIIe siècle dans un état de conservation qui semble parfait, avec son enceinte extérieure,

descendant fort bas vers l'orient. En réalité, de même que pour le Saint- Ulric, son abandon remontait déjà à plus de cent ans.

Au xvie siècle en effet les mœurs avaient pro- fondement changé et les Ribaupierre, suivant en cela l'exemple général donné par les souverains et une grande partie de la noblesse, étaient descendus de leurs repaires pour habiter des logis plus avenants, où tout n'était pas sacrifié exclusivement à la défense militaire et où ils pouvaient en même temps se trouver en contact plus immédiat avec leurs sujets.

Les trois châteaux continuèrent toutefois durant plus d'un siècle encore à être sinon habités, du moins entretenus en prévision * de luttes éventuelles. Et

peu s'en fallut que dès 1525 les Ribaupierre n'y retournassent, lorsque les esprits surexcités par les revendications paysannes, essayèrent de secouer le joug des anciens droits féodaux. L'échec sanglant de cette malheureuse tentative sur les champs de bataille de Saverne et de Scherwiller rendit confiance aux seigneurs de Ribaupierre, qui réintégrèrent leur résidence de ville un instant délaissée. Ils continuèrent à y vivre dorénavant, se plaisant à l'embellir sans cesse, grâce aux importants revenus de la seigneurie.

Les Ribaupierre comptèrent en effet à partir du xvie siècle parmi les plus riches princes de la chrétienté, partageant avec les ducs de Lorraine la propriété de mines d'argent, réparties dans les


vaux de Lièpvre et d'Eschery. Le duc de Lorraine y possédait entre autres la mine d'Anozel et surtout la dernière acquise, la mine du Chipai, la plus riche de toutes en métal précieux. La direction en était confiée en 1509 à un chanoine de Saint-Dié, Vautrin Lud, érudit et lettré, affilié à la société sélestadienne des lettres, fondée par Rhenanus et animateur lui- même d'un groupe savant du même ordre, auquel il avait imposé le titre de : Gymnase vosgien. Ce personnage, bibliophile passionné, s'était fait composer pour son usage un graduel, dont les curieuses

miniatures représentent tous les travaux des mines en usage à la fin du Xye siècle, les procédés d'extraction employés — le minerai était déjà transporté dans des wagonnets roulant sur des rails de bois — le concassage, le pilonnage, la fonte...

Quant au domaine minier des Ribaupierre, il en est fait mention pour la première fois en 1486, date de la signature d'une convention passée avec l'archiduc Sigismond d'Autriche, aux termes de laquelle ce dernier, tout en cédant à titre de fief l'exploitation des mines à Guillaume de Ribaupierre, s'y était réservé néanmoins la part du lion, puisqu'il devait toucher les 2 /3 des bénéfices, le surplus res-

Tour des bouchers et fontaine Photo Eugène Huiler

tant le lot de son vassal. Cet arrangement dura exactement dix ans. Mais l'enjeu était trop tentant pour que les Ribaupierre, plus à portée des lieux, ne fissent tous leurs efforts pour faire modifier l'ancien accord à leur profit. A partir de 1496, les Ribaupierre furent de moitié dans les bénéfices et bien que l'archiduc se fît représenter sur place par un commissaire aux comptes, l'autorité de ce délégué n'était peut-être pas suffisante pour assurer à son suzerain la part légitime qui eût dÚ lui revenir.

Un plan du début du XVIe siècle, conservé aux archives d'Innspruck, donne une idée approximative de l' emplacement des principales fosses exploitées, au nombre de trois : l'une de Saint-Jacques paraît se placer sur la rive gauche de la Lièpvrette, vers

Rombach-le-Franc; les deux autres en tirant vers le val d'Eschery, étaient dénommées de la Maison Forestière et des trois Rois. Il ne fait pas mention d'une quatrième, bien qu'elle ait été ouverte dès 1502, celle de Saint-Guillaume. Enfin en 1580 il en existait une cinquième, dite zur Treu qui paraît avoir traversé l'un des filons les plus riches en minerai argentifère.

Pour desservir plus aisément toute la région minière, dont les diverses entrées de galeries s'échelonnaient dans les nombreux vallons, tribu-

taires de celui d'Eschery, les Ribaupierre avaient fait établir à grands frais une route qui, remontant l'étroite gorge de Strengbach, franchissait le col de la Bour- gonde pour aboutir à Ferdrupt. Cette voie nouvelle permettait aux gens de la vallée de se rendre plus aisément à leurs travaux et à leurs seigneurs d'y exercer plus facilement leur surveillance. Grâce à ces mesures et à d'autres encore, le rendement des gisements s'accrut dans des proportions prodigieuses. Les chroniques de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle rapportent à ce propos la découverte de blocs d'une richesse en métal pur, qui nous semble aujourd'hui tenir beau-

coup plus de la légende que de la réalité.

Maîtres incontestés de mines qui semblaient inépuisables, pouvant disposer sans compter du métal précieux, les Ribaupierre s'abandonnèrent sans contrainte à leur goût du luxe et à l'amour de la somptuosité. Non seulement ils possédaient une vaisselle plate que les plus puissants monarques eussent pu leur envier, mais leur goût éclairé devait encourager les artistes à produire des pièces d'orfèvrerie dont les modèles, finement ciselés excitent encore aujourd'hui notre admiration. Il en est un, célèbre entre tous, tant par ses proportions que par son histoire, qui vaut qu'on en parle un instant : c'est le grand vase d'apparat qui figura en 1543 comme surtout de table aux noces de


Grand'rue, vue prise près de la tour des bouchers Photo Georges Teic1unann

Georges de Ribaupierre et d'Elisabeth de Helfen- stein.

Il mesure près d'un mètre de hauteur. Une description minutieuse des sujets qui le décorent serait presque aussi longue que celle du fameux bouclier d'Achille. Outre les travaux des mineurs en costume du xyie siècle qui sont figurés sur sa base, les sujets mythologiques comme l'enlèvement d'Europe, les travaux d'Hercule, ou l'envol d'un Pégase qui en forme le couronnement, les sujets bibliques comme l'histoire de David, l'artiste infatigable a encore trouvé moyen d'y placer des scènes de l'histoire romaine telles que le serment des Horaces, les exploits d'Horatius Coclès, de Clélie, la mort de Tarquin... Ce sont précisément ces sujets romains qui ont empêché le vase d'être détruit et fondu sous la Révolution. Les commissaires, chargés dans tout le département d'envoyer les pièces à la fonte, firent valoir l'intérêt de la conservation d'un vase « dont les bas-reliefs étaient précieux par les exemples de vertus les plus propres à nourrir l'énergie républicaine ». Le vase fut en effet conservé, mais ce que la Révolution n'avait pas voulu détruire fut perdu néanmoins pour l'Alsace par la pusillanimité ou la fausse courtoisie de Louis xvin, qui crut devoir le remettre au roi de Bavière, sous le prétexte qu'il lui revenait par voie d'héritage.

La ville de Ribeauvillé ne possède plus malheu-

reusement de pièce de cette importance, ni surtout d'une telle antiquité. Mais les vases, gobelets et salerons qu'elle conserve précieusement dans ses collections, offrent encore des échantillons fort intéressants de l'orfèvrerie alsacienne au début du XVIIe siècle.

Le plus remarquable de tous consiste en une superbe coupe de 51 centimètres d'élévation, portant le monogramme E. H. La panse et le piédestal sont formés de nombreux bossages ovales et pyriformes ressortant au milieu d'arabesques. Le couvercle, traité dans le même esprit, est terminé par un Cupidon en haut relief, bandant son arc. Sous le piédestal on lit cette inscription : Georges-Frédéric et Jean-Jacques, frères, seigneurs de Ribaupierre font cadeau de ce vase en souvenir à la Chambre du conseil à Ribeauvillé en 1659.

Ils furent les derniers descendants d'une race illustre, qui avait présidé durant cinq siècles aux destinées de la petite ville. Tous deux moururent sans héritiers mâles : le premier en 1651, le second, Jean-Jacques, en 1673. Celui-ci laissait une fille Catherine-Agathe, fort jolie femme, alors agée de 25 ans, que Louis xiv avait fait épouser cinq ans auparavant par l'un de ses favoris, cadet de la Maison palatine, Chrétien II de Birckenfeld.

Maison Renaissance, rue du Cloître Photo Georges Teichmann


Grand'rue, vue prise du 1er étage de la maison Krumb (nO 5) Photo Georges Teichmann

Le dernier des Ribaupierre était mort depuis six semaines et son corps reposait dans une des salles de son château, en attendant son enterrement avec la pompe traditionnelle, lorsqu'on apprit soudain que le roi descendait en Alsace et qu'il coucherait à Ribeauvillé avec toute sa cour. «Quand les gardes du Roy qui vont au logement, virent tous cela, écrit la Grande Mademoiselle dans ses mémoires, ils dirent qu'il le falloit oster, car le Roy auroit vu les lumières en entrant. On mit le corps dans une armoire dans une chambre auprès. On marqua cette chambre pour moi et celle où estoit le corps mort pour mes filles. Je n'en sus rien. Il estoit mort dans la chambre où couchoient le Roy et la Reyne. Le lendemain je trouvoy le Roy qui descendoit comme j'entrois. Il me dit : si vous saviez ce que je sçais, vous seriez bien effrayée... »

Cette Catherine-Agathe, dernier rejeton d'une longue lignée, dont la politique habile et prudente de Louis XIV avait ménagé l'alliance avec un jeune prince d'une fidélité éprouvée à l'égard du royaume était née en 1648, l'année même de la signature du traité de Westphalie. Il faut croire que cet événement capital pour notre province, n'avait altéré en rien l'humeur joyeuse de nos braves Alsaciens, car jamais, de mémoire d'homme, fêtes

de baptême ne furent célébrées plus gaiement. Deux cent deux personnes y assistèrent. On y mangea, sans parler des grosses pièces, 150 poulets, 334 truites, 2 coqs de bruyère, 41 gelinottes, 6 oies, 63 dindonneaux et l'on y but 63 mesures de vin. Et pour bien marquer le caractère nouveau de cette réunion, parmi les convives de distinction qui assistaient à ces banquets — car ils durèrent dix jours — figurait la femme du commandant militaire de la province, Isabelle de Montmorency — la belle Boutteville comme on la surnommait -- la bru du maréchal de Châtillon, lequel fut un des premiers officiers français, qui sous le règne précédent avait pénétré en Alsace à la tête de ses troupes.

Mais qu'étaient ces repas, d'ailleurs trop rapprochés et qui ne permettaient pas à leurs assistants de reprendre haleine, à côté de la munificence qui entoura le festin de noces, donné à Ribeauvillé le 6 novembre 1543 à l'occasion du mariage de Georges de Ribaupierre avec Elisabeth de Helfen- stein et dont nous avons décrit plus haut le surtout.

Ce banquet gargantuesque rassembla une multitude d'invités autour de 48 tables, que sept cuisiniers, autant de hâteurs de rôts, de marmitons, tourne-broches et gâte-sauces, aidés d'une valetaille à l'avenant et conduits à la baguette par un imposant maître d'hôtel eurent grand peine à rassasier. Ces agapes mémorables exigèrent le

Le « Rabenplatz »

Photo Georges 'feicli,narin


Rue et maison des ménétriers Photo l.iujùre Millier

sacrifice de 9 bœufs, 18 veaux, un troupeau de 80 moutons, 100 chevreuils, 152 chapons, 3000 œufs, un quintal de lard et 336 mesures de vin et je ne suis pas sûr de ne pas en omettre. La moyenne de boisson consommée par tête et par jour avait été dans le premier cas de. 3 litres par tête et par jour, dames comprises, ce qui est tout à l'honneur de ces intrépides buveurs !

Il faut dire que le vin dans ce pays de cocagne y a toujours joué un rôle primordial et peut-être n'est-il pas téméraire de prétendre que son influence a débordé bien au-delà des limites étroites que la géographie et la politique lui ont assignées. Ses Rieslings vigoureux, meilleurs que ceux du Pala- tinat, ses Tockays ardents, son délicieux Geisberger, son Totacker suave, son Zahnacker étincelant d'esprit, ont fait depuis toujours la joie de nos pères et ont valu à Ribeauvillé une renommée non pareille.

Aussi le prix des vins constitue-t-il un des chapitres les plus éloquents de l'épigraphie locale. Une inscription de 1544, apposée sur une maison de la Grand'rue nous apprend que le foudre de vin vieux valait alors 50 guldens. Une autre, au millésime de 1557, témoigne qu'à cette date la même unité de mesure se payait 80 guldens. Un siècle et

demi plus tard, en 1694, à l'occasion de la restauration de l'hôtel de Nancy, son propriétaire faisait graver sur la pierre, à l'usage de la postérité, la mercuriale des prix du vin, qui étaient passés à 132 florins. Quand enfin, en 1773, on posa la première pierre du nouvel hôtel de ville, le parchemin destiné à commémorer cet événement relate que la mesure de vin blanc commun du cru 1772, se vendait 9 livres et le rédacteur de la pièce officielle ajoute, non sans mélancolie, que de mémoire d'homme on ne se rappelait que la vigne ait produit aussi peu, le quart d'arpent ayant fourni moins d'une mesure de vin.

Des années aussi désastreuses ont toujours été marquées d'un caillou noir dans le martyrologe de nos vignerons. Mais la providence généreuse leur accorde parfois de larges compensations qui les aident à oublier les mauvais jours, témoin l'année dernière, dont le plantureux souvenir leur laissera pour longtemps le cœur en joie. Et puis leur sagesse les aide à parer au défaut de récoltes par les réserves que leur esprit de prévoyance sait accumuler dans leurs caves et, si, par impossible, tout venait à leur manquer à la fois, il leur resterait leur fameuse eau de source qui, aux dires d'Irenius « guérit toutes les maladies et dissipe les chagrins,

Chapelle musée Photo Eugène Muller


de sorte que les gens de ce pays vivent fort longtemps et que ceux qui ont passé 90 ans paraissent à peine entrer dans leur cinquantième année !... » Heureux pays qui de temps quasi immémorial, a la fortune rare de posséder ainsi une véritable

fontaine de Jouvence.

Et cependant ce n'est pas pour s'abreuver de ses eaux que régulier e- ment depuis bientôt cinq siècles une foule toujours plus pressée se retrouve chaque année au mois de septembre dans les rues étroites de la pe- tite ville. Trois semaines durant on la voit prendre ses ébats sous les vertes frondaisons du Blau- elhof, le beau parc où les anciens seigneurs de Ri- baupierre venaient courir le jeu de la bague ou de la quintaine, cependant que leurs da- m e s devisaient sous des charmilles ombreuses

Les trois châteaux Photo EzIUl'nc Millier

taillées avec art, au bruit cristallin de fraîches fontaines.

Le droit de juridiction des Ribaupierre sur les musiciens ambulants de toute l'Alsace remonte en effet à 1481 et depuis cette date lointaine chaque année tous les bateleurs de la province, groupés dans une large et puissante confrérie se réunissaient

en assemblée solennelle le 8 septembre, jour de la nativité de la Vierge, à l'Auberge du Soleil, d'où ils se rendaient en cortège à l'église paroissiale pour y entendre la messe. Derrière leur bannière à l'image de Notre-Dame marchait le roi des

musiciens, nouvellement élu, portant sur son chaperon une couronne de cuivre, emblème de sa royauté éphémère. Après ce devoir accompli on re- tournait à l'auberge et j'imagine que pour désaltérer tous ces gosiers fatigués de souffler toute la matinée dans leurs instruments, toute l'eau de Ri- beauvillé, en dépit de ses vertus, eût été impuissante à étan- cher leur soif.

Il y a beau temps que les musiciens ont cessé de se rendre à Ri- beauvillé, du moins en corps, mais le souvenir de leur assemblée annuelle s'est perpétué pieusement, en dé-

pit des guerres et des révolutions. Transformée maintenant en une grande Foire, elle réunit chaque année dans la charmante petite cité vos- giennc un concours de peuple toujours plus nombreux qui fait, sans contredit, de cette fête la plus populaire et la plus gaie de toute l'Alsace.


Ruines du château de St-Ulric l'holo Georges Teicit,iiann

A quoi tient son succès incontesté ? Ne serait-ce pas que Ribeauvillé soit une des contrées de notre province, dont l'âme ait le moins changé, où l'on sente battre le mieux le cœur de la vieille Alsace ? Il semble que les innombrables vicissitudes politiques par lesquelles a passé notre malheureux pays n'aient jamais eu de prise sur elle. Telle qu'elle était hier, telle est encore aujourd'hui.

Et chose singulière, dont on retrouverait vainement ailleurs l'équivalent, cette parfaite unité de sentiments se perçoit en quelque sorte à travers toutes les phases de la longue et glorieuse histoire de ses seigneurs. Par leurs gestes concordants et répétés, ils ont su marquer d'une empreinte en quelque sorte indélébile la petite cité qu'ils s'étaient assigné comme résidence et qu'ils ont peu à peu animée de leur esprit.

Cet esprit se manifeste dans la forme française du nom de la ville qui apparaît dès 1285; dans l'attitude d'un de ses comtes les plus remarquables par son énergie et son intelligence : Brunon de Ribaupierre. Marié à Agnès de Granson, en Bourgogne cisjurane, il accompagne en 1369 un de ses ducs, Philippe-le-Hardi dans son expédition contre les Anglais. En octobre 1375 il amène du secours à Charles V ; en 1386 il signe un traité d'alliance avec son fils et successeur, Charles VI, renouvelé deux ans après, aux termes duquel il s'engage à le servir lui et ses successeurs contre tous ses ennemis, à n'utiliser le château de la Haute Ribaupierre que dans l'intérêt exclusif de la couronne de France.

En 1430, Maximin de Ribaupierre, grand échan- son du même Philippe-le-Hardi amène une troupe de 336 cavaliers à Charles VII et figure au nombre

des vaillants capitaines qui, commandés par Jeanne d'Arc, Dunois, Xaintrailles et La Hire, conduisirent le roi à Reims pour y être sacré.

Son fils Gaspard avait été fait chevalier de la Toison d'or par Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne et l'avait soutenu dans son expédition contre les Gantois, mais le caractère impérieux et irascible de son successeur, Charles-le-Téméraire lui avait aliéné peu à peu les plus fidèles alliés de son père. Et c'est ainsi qu'on voit en 1473 un Ribeaupierre abandonner la cause de la Bourgogne, qu'il avait fidèlement servie jusque là pour se ranger sous la bannière de René II, duc de Lorraine.

Au mois d'octobre 1474 Guillaume de Ribaupierre, frère cadet de Gaspard, conduit au duc de Lorraine, dont la capitale, Nancy, est assiégée par le Téméraire, un fort contingent d'auxiliaires alsaciens. Il

participe a la bataille qui se livre sous les murs de la ville trois ans après et au cours de laquelle le duc de Bourgogne devait trouver une mort tragique. Guillaume obtint sa part de butin, dans laquelle était compris un prisonnier de marque, Philippe de Croy, comte de Chimay qu'il ne libéra que contre paiement d'une forte rançon.

En janvier 1576 un autre Ribaupierre, Egelolphe, arrière-petit-fils du précédent, reçoit dans sa rési-

Rue du rempart Nord Photo Georges Teichmann


dence de ville une reine de France, Elisabeth d'Autriche, veuve du triste Charles IX, mort deux ans auparavant. Elle y fut accueillie en grande pompe avec toute sa suite, disent nos Annales, et y séjourna quelques jours.

Cinquante ans après, en 1637, quelques jours à peine après la prise de possession de son comté, Jean- Jacques de Ribaupierre, qui venait de succéder à son père, est l'un des premiers seigneurs alsaciens à reconnaître, onze ans avant la signature du traité de Westphalie, l'autorité du roi de France sur ses états. Cette attitude, qui renouait une tradition vieille de trois siècles lui valut de la part de Louis XIII des lettres de protection spéciales pour lui et la ville de Ribeauvillé, l'autorisant d'y faire apposer les armes de France aux différentes entrées de la ville « afin que nul ne puisse prétendre ignorance des présentes lettres de protection royale ».

Durant les 36 ans qu'il régna sur ses états, Jean- Jacques resta fidèle à la ligne de conduite qu'il avait adoptée le jour même de son avènement et ne cessa d'être l'un des soutiens les plus fermes et les plus sûrs de la politique française en Alsace, durant la période difficile que durent traverser les administrateurs de la nouvelle province en ces premiers temps d'occupation.

Louis XIV sut l'en récompenser en ménageant à sa fille Catherine-Agathe une alliance princière et en lui assurant, contre les compétitions de sa

Fontaine Renaissance, « Rabenplatz »

Photo Georges Teic1ulIann

cousine germaine, la possession paisible du riche héritage des Ribaupierre. La maison palatine, qui lui succédait, alliée elle-même à la famille royale, continua à pratiquer la même politique. Aussi

Vénus, jardin de l'hôpital Photo Georges Teichrii(tnn

la population de Ribeauvillé comptait-elle parmi celles de toute l'Alsace, dont l'esprit dès avant 1789 était pénétré le plus complètement du sentiment national. On le vit dans l'enthousiasme avec lequel elle accueillit les premiers événements de la Révolution, dans la part qu'elle y prit, dans le loyalisme républicain dont elle ne cessa de faire preuve et dont deux de ses plus illustres enfants, Lorentz et Beysser, restent les types accomplis.

Joseph-Adam Lorentz, né à Ribeauvillé le 16 janvier 1734, après avoir étudié la médecine à Paris, devint chirurgien militaire et fit campagne en cette qualité pendant la guerre de Sept ans. Directeur de l'hôpital militaire de Sélestat, puis de Strasbourg, il était attaché à ce dernier établissement, lors- qu'en l'an III il fut appelé à organiser dans cette ville la première école de santé qu'un décret de la Convention venait d'y créer. Appelé peu après, malgré son âge, au poste de médecin en chef de l'Armée du Rhin, il le conserva jusqu'à sa mort, survenue en pluviose an ix. Un deuil général fut prescrit à cette occasion pour toute l'Armée sur les ordres de son commandant en chef. « Sa mort, disait Thomasin dans l'éloge funèbre qu'il prononçait de lui deux mois après, a été une calamité pour l'armée. Sa droiture, sa bienfaisance, son amour pour la vérité étaient reconnus généralement. Il ne distingua jamais le riche du pauvre. Celui-ci fut toujours l'objet de ses affections particulières... »


Né à Ribeauvillé vingt ans plus tard, chirurgien comme lui, Jean-Michel Beysser abandonna la médecine, pour laquelle il avait peu de goût, pour entrer dans l'armée, à l'époque où de toutes parts d'innombrables volontaires venaient grossir ses rangs. Toute sa carrière se déroula en Vendée, où

il déploya une valeur à toute épreuve qui lui valut le grade de général, mais ne l'empêcha pas de tomber le 22 germinal an il sous le couteau de la guillotine. Il marcha à l'échafaud avec un stoïcisme antique, sans daigner répondre à ses accusateurs.

Un autre enfant de Ribeauvillé, le général de Berckheim fut plus heureux que son compatriote. Il appartint à cette phalange de cavaliers légendaires, façonnés à l'école des Murat et des Lasalle et participa à toutes les campagnes de la République et du Premier Empire. Il mourut inspecteur général de la cavalerie au début de la Restau ration.

L'annexion n'a pas arrêté l'ardeur des Ri- beauvillois à servir la France, où qu'elle portât

Portail de l'église Photo El/gène Millier

son drapeau. C'est ainsi qu'est mort il y a quelque vingt ans, en plein désert de Mauritanie, au cours d'une aventure tragique, le vaillant colonel d'artillerie Klobb, dont un aïeul avait été procureur au bailliage de la seigneurie à la veille de la Révolution.

Comment clore la liste des enfants de Ribeauvillé, sans parler de cet admirable ordre enseignant, dont la maison mère est venue s'installer il y a juste un siècle dans l'ancien couvent des Augustins,

et qui a contribué pour une large part à répandre au loin la renommée de la paisible petite ville.

Fondée en 1783 par deux prêtres du diocèse de Strasbourg, les abbés Hurstel et Kremp, la congrégation des Sœurs de la Providence s'était établie d'abord à Sélestat dans une maison proche

de la cathédrale ; mais l'exiguïté des locaux disponibles, l'impossibilité de les agrandir à raison du voisinage immédiat de bâtiments officiels, les mit dans la nécessité, en présence de l'extension incessante de leur ordre, d'en transférer la procure de Sélestat à Ribeauvillé. Voici cent ans qu'elles y résident et elles se sont à ce point identifiées avec la cité qui les accueillit, elles se sont tellement pénétrées de son esprit, qu'on ne les connaît plus que sous le nom de sœurs de Ribeauvillé et leur enseignement est le symbole vivant et fidèle de la pensée française.

Grâce à elles, Ribeauvillé s'est trouvé associé intimement à la diffusion de la langue nationale auprès de la jeunesse de nos écoles. Quel plus beau titre de

gloire pour lui et pourrions-nous dire, quelle ville d'Alsace l'a davantage mérité par la constance d'une fidélité envers la Patrie, qu'aucune catastrophe, qu'aucune calomnie, qu'aucune excitation, de quelque côté qu'elle vînt, n'ont jamais pu altérer. Voilà ce que crient en ce lieu les pierres, témoins muets de tant d'événements. Voilà ce qu'ignore le touriste qui passe rapidement devant elles et qu'il était bon qu'il sût.

Alexandre DORLAN.


PHYSIONOMIE D'ARTISTE

PAU LI 1 S K É

D

ans le métier souvent ingrat de critique il n'y a pas de joie plus grande que de pouvoir contribuer à faire connaître un artiste

de grande valeur dont le public n'a pas encore reconnu le mérite. Pour une fois c'est notre cas.

D'ailleurs nous ne prétendons faire de reproche à personne. D'abord, Paul Iské montre rarement sa peinture ; en outre il est un artiste trop per-

sonnel et trop indépendant pour plaire au premier abord. Il n'est donc pas étonnant que le grand public l'ignore. Mais la plupart de ses collègues eux-mêmes n'ont, pendant des années, pas su reconnaître son talent. Il faut admettrè qu'ils n'y ont mis aucune mauvaise volonté. Nous savons

Composition décorative : Contes de fées.

par expérience qu'il faut du temps pour s'habituer à cette peinture. Pendant des années, nous avons • travaillé dans le même atelier qu'Iské, plusieurs fois par semaine. Nous avouons que longtemps ses travaux nous ont paru curieux, sans plus. De temps en temps, un « morceau » nous frappait par la justesse du ton, par l'audace surprenante de l'interprétation picturale. Puis, lentement, on s'habituait à ce qui d'abord paraissait outré et arbitraire. On finit par voir la nature telle qu'Iské l'avait interprétée. Nous étions conquis.

Nous ne voudrions décourager personne. L'effort pour « comprendre » l'art d'Iské n'est pas nécessai-

rement aussi grand et d'aussi longue durée que le nôtre; vous savez bien que personne n'est plus réfractaire à la personnalité prononcée d'un peintre qu'un autre peintre.

Sauf dans un cercle très restreint d'artistes et d'amateurs, on ne savait donc rien de Paul Iské jusqu'en 1927, où le libraire Heissler accepta de grouper un petit nombre de ses œuvres. Cependant

lske nest plus un jeune. Ses pre- miers pas dans la carrière d'artiste remontent au début du siècle. A ce moment, il de.., vint à Strasbourg, l'élève de Daubner et de Jordan. Il ne semble pas que ses premiers maîtres aient eu sur sa formation une influence quelconque. C'est au Musée de Bâle

que le jeune homme eut ses premières émotions artistiques. Holbein ? Pas du tout. Ce sont les couleurs de Bcecklin qui séduisent l'apprenti-peintre, ces couleurs peu nuancées, mais saines, éclatantes. Le fait est caractéristique. Plus tard, quand son sens pictural se sera affiné, quand il aura acquis un sentiment plus subtil des nuances, ce sera encore un coloriste éminemment sensuel qui aura une influence décisive sur son évolution : Renoir. Mais n'anticipons pas. Un séjour à l'Académie de Munich n'a guère plus d'importance que celui de Strasbourg. Mais à la Pinacothèque, le jeune homme étudie les Maîtres de la couleur, le Titien surtout. Bientôt


il abandonne ses professeurs et s'en va en Italie. Pendant près de trois ans il séjourne à Florence, à Rome, à Naples. Chose curieuse, les chefs-d'œuvre de la Renaissance intéressent moins ce fanatique de la couleur que les fresques de Pompeï, où cependant la couleur est réduite à sa plus simple expression; mais ces puissantes harmonies de vermillon, d'ocre et de noir ont une force décorative qui font sur le jeune peintre strasbourgeois une impression durable. Lui-même peint très peu. Et c'est moins le découragement assez fréquent chez l'artiste qui la première fois vient en Italie, qu'un besoin de se recueillir, d'écouter les appels encore confus de sa personnalité qui s'éveille. Il revient à Munich et devient élève de Franz von Stuck. Si, à ce moment, sa peinture ne tranche pas encore sur la production courante, il semble cependant que sa volonté ait déjà été assez forte, puisqu'elle résiste à l'influence dangereuse d'un maître qui est à l'apogée de sa gloire. Nous connaissons peu de chose des travaux anciens d'Iské; mais il est impossible de trouver dans son œuvre trace d'une influence de Stuck. Ensuite, Iské passe à Dresde, chez le fresquiste Prell qui, à vrai dire, était le type même du mauvais peintre officiel, mais dont les décorations du Palazzo Caffarelli à Rome dénotent une grande habileté à composer des ensembles. Il n'y a plus de danger d'ailleurs que le jeune peintre suive la

déplorable esthétique de son professeur. A Munich encore, il avait vu une toile d'Auguste Renoir. Ce fut une révélation qui devait décider de toute sa carrière d'artiste. Après les compositions lourdes et brutales de Stuck, voici cette fête de la couleur, ce bouquet de chair palpitant de vie, ce soleil capté dans un cadre. Nous avons vu chez l'artiste un morceau bien curieux qu'il a peint à cette époque. Un nu dont la pose et le dessin marquent bien le caractère de travail d'élève. Mais les tons de la chair n'ont plus rien d'académique. Des verts et des mauves alternent — oh, bien discrètement — avec les roses et les jaunes ; les formes s'estompent, l'air et la lumière essaient de circuler sur la toile, sans

Type d'ouvrier

y réussir complètement. On comprend que ces essais n'aient pas enchanté les professeurs du jeune Iské. Mais que lui importe désormais. Il a entrevu sa voie; il la suivra avec une obstination que les difficultés matérielles de sa vie rendront presque héroïque.

Tous ses efforts tendront dorénavant vers un but unique : exprimer un maximun d'intensité, de vie et de lumière dans un langage libre de toute convention.

C'est Renoir qui a déclenché le mouvement; mais comme cet effort presque tragique pour extérioriser ses sentiments est loin de la sérénité sensuelle du Maître de Cagnes ! Si l'on veut citer un autre grand nom, c'est plutôt celui de Vincent van Gogh qui s'impose, de van Gogh qui est peut-être l'individualiste le plus forcené que l'Art ait connu. Comme lui, Iské de plus en plus cherche la couleur pure. Un certain temps, il avait, à la manière des impressionnistes, posé sur sa toile des parcelles de couleurs qui, dans ï'œil du spectateur, se fondaient dans une blanche luminosité. Aujourd'hui, bien qu'il sache rendre toutes les subtilités de l'atmosphère, très souvent il y renonce volontairement.

La couleur devient l'élément essentiel de son tableau. Tantôt en grandes surfaces sonores, tantôt en taches et lignes flamboyantes, elle s'ordonne d'après ses lois propres. Ces lois de quel

ordre sont-elles ? Les peintures d'Iské ne sont pas assez plaisantes, pas assez équilibrées pour être qualifiées de « décoratives » au sens habituel du terme; d'autre part elles visent plus haut qu'à être un simple régal des yeux. Bien qu'il recherche moins que tout autre la ressemblance extérieure des choses, Iské travaille toujouis devant la nature. Il y a là une indication importante. Certes, le rythme des taches colorées, l'enchevêtrement des lignes fiévreuses dont il encercle ses masses de couleurs éclatantes rappellent parfois l'art d'Extrême- Orient. Mais ce qui est énorme, c'est que le peintre ne se sert pas de formules toutes faites, mais qu'il les obtient par une interprétation directe de la nature. Avec une sensibilité


extrême, Iské repère partout dans la nature le mouvement. On a parfois de la peine à le suivre lorsqu'il imprime ce mouvement à des paysages urbains qui semblent exiger une structure plus rectiligne. Mais toutes ces déformations découlent

du même besoin de ne laisser dans son tableau aucun endroit mort, de rendre sensible la palpitation de la vie.

C'est en somme à un certain sym- b o 1 i s m e qu'aboutit l'art du pein.tre, symbolisme de la couleur exaltée, de la ligne tumultueuse, qui évoque des sensations tantôt tragiques, rare-

Portrait de Tobie

ment paisibles, le plus souvent exubérantes de joie. Presque toujours d'ailleurs il peint le soleil, la sève débordante, la vie hallucinante des arbres et des fleurs.

La joie, une joie bacchique, sauvage, voilà le vrai domaine de cet homme doux, un peu timide, à qui la vie a peu souri. Cela peut paraître surprenant. Mais le véritable artiste se révèle dans son œuvre plus que dans sa vie. Songez à Delacroix qui, tout en menant une calme vie de bourgeois cossu, a créé son œuvre douloureux et pathétique et, par ailleurs, à un Léopold Robert dont la vie a été un fantastique roman d'aventures et dont la peinture atteint l'extrême limite de l'ennui et de la fadaise.

Il est évident que la technique picturale joue un grand rôle dans cet art basé presque exclusivement sur la couleur et qui renonce à toute composition par le dessin, le volume, le contraste d'ombre et de lumière, comme la pratiquent chez nous un Kamm ou un Schœn.Iské peint très vite et retravaille peu l'ouvrage commencé. Il a l'habitude de peindre trois, quatre fois à la file le même sujet plutôt que de s'attarder sur une toile. Or, les couleurs à l'huile atteignent leur maximum de valeur seulement par un travail prolongé dans

la «pâte». Iské préfère donc à l'huile, la détrempe, qui est une couleur au blanc d'œuf délayée dans l'eau. Cette technique lui permet de couvrir rapidement la feuille blanche; en outre elle unit, dans une certaine mesure, la luminosité de l'aquarelle à

la consistance de la couleur à l'huile. Ce qui est encore conforme aux tendances du peintre, c'est que le coup de pinceau y prend une grande importance. Iské en a fait la base de son style. Il le varie à l'infini. Quelques grandes masses colorées déterminent la structure du tableau. Les volumes sont indi-

qués par des contours qui remplacent l'ombre; en effet, modelant en pleine lumière, il lui arrive rarement de placer dans ses compositions des ombres proprement dites. Le contraste entre les grandes taches de couleurs vives est atténué par tout un système de touches plus petites, couvrant presque tout le tableau d'un canevas ornemental. Par là, Iské se rapproche quelque peu d'Henri Matisse qui aime également à couvrir ses toiles de somptueuses arabesques de couleurs. Il n'y a cependant dans' le procédé aucun parti pris. Un moment donné, Iské crut pouvoir arriver à son but par des coups de pinceau de forme et de taille sensiblement égaux, comme les utilisent un Signac ou un Seurat. Il s'en lassa bien vite. Aujourd'hui le coup de pinceau varie selon l'objet ; tantôt ce sont de minuscules virgules ou points, tantôt des lignes brisées ou ondulées, tantôt un trait brutal qui ramasse rageusement une forme.

Il va sans dire que l'exactitude du détail n'existe plus dans ces œuvres; elle n'intéresse pas l'artiste. La couleur non plus n'est exacte; elle est simplifiée, exaltée, transposée dans une harmonie plus intense.

Nous avons noté plus haut le fait assez sur-


prenant que cet artiste, aussi peu réaliste qu'on peut l'être, travaille régulièrement d'après nature. On pouvait donc être très curieux de ce que ferait l'artiste placé devant un travail d'imagination pure. L'occasion lui en a été fournie grâce à l'initiative intelligente d'un édile strasbourgeois qui lui fit obtenir une commande importante. Depuis un an, Iské travaille à la décoration de la salle d'asile des logements populaires construits récemment au Neudorf. L'ouvrage est aujourd'hui presque achevé et permet de porter un jugement. Eh bien, le résultat de l'effort dépasse encore ce que les amis de l'artiste attendaient de lui. Nous reproduisons deux des compositions dont il a décoré cette salle immense. Les dimensions du panneau central sont de 10 sur 4, celles des deux murs latéraux de 5 sur 4 mètres. L'artiste les a peuplés d'un grouillement de figures où nous retrouvons tous les amis de notre enfance, ces personnages dont Perrault, Andersen et Grimm ont été les biographes. Le chat botté et le chaperon rouge, Haensel et Gretel et la vilaine sorcière dans sa maison de pains d'épices, les sept

corbeaux et le vaillant petit tailleur et l'homme aux bottes de sept lieues — que sais-je encore. Tout un monde merveilleux, où la forêt de sapins coudoie le palmier, où des montagnes en cristal voisinent avec des châteaux-forts — et des carrosses et des bateaux et des baldaquins et des canons bleus montés sur affûts vermillon, qui enchanteront le pacifiste le plus déterminé. Les couleurs dont se pare cette féerie sont un enchantement. Dans les masses de gris roses et mauves éclatent les fanfares des vermillons, des cobalts et des cadmiums. La composition est hardie, mais sans faiblesse. Bien qu'ici également tout soit établi en fonction de la couleur, la composition linéaire elle-même, comme il apparaît d'ailleurs dans nos illustrations, est d'une clarté parfaite. C'est une réussite complète, et il faut souhaiter qu'il se trouve un moyen de rendre accessible au public cette œuvre importante.

— Retenez le nom aujourd'hui presque inconnu de Paul Iské : d'ici quelques années il comptera. Nous en avons la conviction absolue.

Robert HEITZ.

Composition décorative : Contes de fées


LE TRÉSOR DE BRONZES ROMAINS

DÉCOUVERT A SELTZ

L 1

3 trésor de bronzes romains trouvé à Seltz est un des plus remarquables et des plus riches que le sol de l'Alsace et de la Gaule nous ait

légué. Avantage exceptionnel pour une découverte de ce genre, la nôtre n'a pas été dispersée ; elle est conservée intégralement au Musée de la ville de Ha- guenau. Comme elle contient en outre une statuette de Neptune qualifiée par un des connaisseurs les plus experts de l'art antique comme la plus belle découverte en Gaule (1), je crois que cette trouvaille mérite une présentation aux lecteurs de la Vie en Alsace.

C'est le hasard qui en 1887 fit trouver ce trésor à l'ancien maire de Seltz, M. Schneider, dans une houblonnière aujourd'hui occupée par l'immeuble de la Banque Populaire dans la Schützengasse. Le découvreur mit les objets d'abord à la disposition du préfet de la Basse-Alsace qui les fit exposer à Strasbourg, au musée de la Société pour la Conservation des Monuments

Historiques d'Alsace. Puis le donateur revint brusquement sur son premier mouvement, reprit le

1. Anse historiée de l'oenochoé en bronze

De haut en bas : masque bachique at'ec flille,

trépied avec aiguière et gobelet, et (sur l'applique inférieure) femme offrant une sucrerie à son chien favori

trésor et le vendit à M. Nessel, qui en fit un des joyaux du Musée Municipal' de Haguenau (2).

Ce trésor contient de la vaisselle de table, des ré-

cipients plus grossiers pour la cuisine et de gros vaisseaux tels que ceux employés habituellement dans des fermes et des exploitations agricoles. Ces ustensiles servant à la vie matérielle étaient accompagnés de statuettes de divinités et d'un lampadaire pour les cérémonies du culte. Nous allons rapidement passer en revue ces différents objets.

D'abord la vaisselle. Il y a là des plats argentés, à anses joliment agrémentées de gravures représentant de gracieuses amphores, des assiettes profondes et des plats pour les besoins du service, figure 4, et notamment une belle œnochoé, figure 5, sorte de carafe servant à verser le vin des vignes d'Alsace déjà ou bien d'importation de la Gaule méridionale, d'Italie ou même de Grèce. L'anse, figure 1, est décorée de divers sujets en relief, en haut d'un masque bachique avec flûte, au milieu d'un trépied sur lequel sont posés

une aiguière et un gobelet. Sur l'applique inférieure qui était soudée sur la panse du vase on voit une

(1) Salomon Reinach, dans son Courrier de l'Art antique, Gazette des Beaux-Arts, 1927 p. 293.

(2) C est là que ce trésor est resté inédit et presque ignoré jusqu'à ce que j'ai pu le publier en 1927 dans mon ouvrage

Un dépôt d'outils et un trésor de bronzes de l'époque gallo- romaine, tome III des Monographies du Musée de Haguenau, éditées par son directeur M. G. Gromer.


charmante scène familiale : la maîtresse de la maison assise sur un élégant tabouret, le torse nu, les pieds gracieusement posés sur un coussin par terre, offre une friandise à son chien favori qui lui tend sa patte; le petit toutou est visiblement très satisfait et sa longue queue relevée semble frétiller. Ce sujet doit être copié sur un modèle gréco-romain ayant eu la faveur du public et ensuite vulgarisé par les bronziers de la Gaule méridionale dont les productions pendant longtemps firent l'objet d'un commerce florissant à travers toute la Gaule et jusqu'en Germanie. Des vases analogues à celui de Seltz et provenant sans doute des mêmes ateliers ont été découverts dans le Morbihan et dans l'Aisne, en Rhénanie, dans le Palatinat et sur la rive

droite du Rhin, dans l'ancien duché de Bade. L'une de ces pièces, provenant de Neuwied, porte la même anse que le vase de Seltz avec sur l'applique le même sujet: la femme assise avec son chien. Une anse analogue, mais sans le vase, est ex-

2. Ecrémeuse, passoire et casserole en bronze

posée au Musée de Coblence. Pour ces trois pièces, découvertes en trois villes romaines différentes le long du Rhin, nul doute n'est permis, elles sont l'œuvre du même bronzier. Grâce au charmant sujet modelé sur leur anse elles ont su séduire bien des acheteurs, qui, amateurs de chiens sans doute, ont préféré cette scène familiale aux petits amours nus et aux Bacchus ivres qui ornent généralement ces vases.

Outre la belle œnochoé le trésor de Seltz contient encore deux autres vases de bronze, mais de forme et de facture bien plus grossières, figure 4, faits par de braves bronziers gallo-romains qui ont orné les couvercles mobiles et les anses de naïves gravures, stylisations de feuilles dentées ou de branches de sapins.

C'est dans ces vases que l'on devait conserver le vin à la cuisine ou dans le garde-manger après l'avoir tiré du fût ou de l'amphore dans la cave et après l'avoir clarifié avec des passoires spéciales s'enga-

geant dans des récipients de formes appropriées. Deux paires de ce genre se sont également trouvées dans le trésor de Seltz.

C'est encore aux manipulations de la cuisine que peuvent avoir servi les deux chaudrons figure 3, dont l'un contient 9 litres et l'autre 21.

Mais qu'a-t-on bien pu faire de l'énorme chaudière de 0 m. 60 de diamètre et de 0 m. 40 de haut, contenant 112 litres, figure 7 ? Ce grand vaisseau en tôle de bronze étonnamment mince, épais d'à peine un demi-millimètre, renforcé au bord d'un cercle en fer pour la suspension au-dessus du feu, n'a guère pu trouver utilisation dans la cuisine d'un ménage ordinaire. J'ai vu des chaudières de cette taille, mais en cuivre, dans les fromageries

alsaciennes des Hautes- Vosges du côté de Lapou- troye et du Bonhomme, où elles servent à chauffer de grandes quantités de lait pour la fabrication du gruyère. Je pense que la chaudière romaine de Seltz a dû avoir semblable destination et partant que le

trésor appartenait à un riche fermier possédant de grands troupeaux de vaches sur les fertiles prairies qui de Seltz s'étendent à perte de vue vers le Rhin.

Ce qui chez moi fortifie cette opinion c'est que le trésor de Seltz contient encore deux autres récipients de bronze ayant précisément servi au traitement du lait. Ce sont les deux grandes « écrémeu- ses » étamées à l'intérieur, figure 2, construites à la manière de nos saucières. J'en connais plusieurs analogues trouvées toujours dans des fermes romaines de Gaule ou des régions occupées ou colonisées par les Romains au delà du Rhin. On en exportait même jusque dans la Germanie indépendante.

Mais outre les objets que nous venons de voir et qui nous introduisent pour ainsi dire dans l'intimité domestique de cet agriculteur du Seltz romain, en


nous permettant de jeter un regard dans sa cuisine et dans sa ferme, notre trésor nous offre encore un attrait particulier : il nous révèle même les idées religieuses du maître du domaine et de sa famille, Dans l'atrium de sa demeure, là où chaque Romain, soucieux de s'assurer la faveur des dieux, installait son laraire, le fermier de Seltz avait placé une statuette du dieu Mercure qui promettait richesse et santé et une autre plus grande de Neptune. Aux heures des libations le laraire était éclairé par le lampadaire en forme de branche de corail stylisée, figure 8 de 24 centimètres de haut, lui-même une amulette contre le mauvais œil et d'autres dangers, et dont le tronc central sur un petit plateau aujourd'hui disparu soutenait la lampe en terre cuite

ou en bronze de forme bien connue.

La statuette du Mercure, n'ayant que 9 centimètres de haut avec le socle est de travail assez grossier. Les seins et le nombril du dieu sont marqués par de petites cavités circulaires. De la main droite qu'il avance,

3. Seau et chaudron

le dieu tient la bourse, un petit sac informe, de la gauche il saisit le caducée maintenant perdu. La tête est ornée d'ailerons, les pieds sont nus. Il est bien mesquin ce petit Mercure et véritablement sans grâce à côté du grand Neptune, figure 6, planté si majestueusement sur le beau socle orné de deux rangées d'oves du plus beau style. Quand on le contemple sur une reproduction sans indication d'échelle, ce Neptune qui n'a pourtant que 22 centimètres de haut, socle compris, donne l'impression d'être de grandeur naturelle. C'est que cette statuette n'avait pas été conçue dans ces proportions, c'est une reproduction réduite d'une grande et célèbre statue grecque du ve siècle avant J.-C., de l'école de Phidias sans doute.

C'est du côté de Lyon en Gaule, que l'on recherche les ateliers d'où sortirent au premier siècle ces copies fabriquées en série pour les sanctuaires et les laraires privés. Par la beauté de son modelé, le parfait équilibre des proportions de son corps mus-

culeux, qui pourtant n'a pas la lourdeur de celui d'un athlète, mais la grâce et la grandeur d'un être vraiment supérieur, le Neptune de Seltz, cette réplique industrielle du Ier siècle, porte encore la marque du génie de l'artiste grec qui a créé son modèle.

Le dieu est représenté debout, entièrement nu, de la main gauche élevée il s'appuyait sur un trident qui manque, dans sa droite il tient un dauphin. Les cheveux soigneusement ondulés s'échappent en d'abondantes boucles de la bande qui les retenait collées sur l'occiput et entourent comme d'une couronne le visage à l'expression bienveillante, presque douce, auquel la grande et belle barhe confère une dignité patriarcale. Les yeux au

regard droit, fixé vers le lointain, sont incrustés d'argent, les pupilles noircies, les lèvres rehaussées de cuivre rouge, ainsi que les mamelons.

Mais pour quelle raison ce fermier de Seltz adres - sait-il ses prières à Neptune ? C'est

pourtant un dieu de la mer, ce Poseidon des Grecs, vénéré par les pêcheurs du thon, aliment de la plèbe antique. La présence de ce dieu marin à un endroit comme Seltz, si loin de tout littoral, doit quelque peu nous surprendre. C'est à mon avis, parce qu'au Seltz romain, ce Neptune n'était ni le Neptune des Romains ni le Poseidon des Grecs, mais que l'effigie de cette divinité voulait représenter le Rhin : le Rhin poissonneux qui remplissait les filets des pêcheurs de Seltz, le Rhin fertilisant par ses crues périodiques les pâturages qui nourrissaient les bestiaux, le Rhin enfin sur lequel les bateliers de Seltz embarquaient les ballots, fûts, amphores, caisses et tonneaux remplis des produits tirés du sol fertile d'Alsace ou manufacturés par l'industrie du pays; produits à expédier vers l'autre rive du Rhin ou en aval vers les grands marchés rhénans qui approvisionnaient les camps militaires gardant la frontière germanique et les centres populeux de l'administration romaine. Est-ce par un simple


4. Vases et plats en bronze gravé

hasard que sur les six Neptunes trouvés jusqu'ici en Gaule, quatre proviennent de l'Alsace, du bord du Rhin et le cinquième de Lyon situé à une autre voie fluviale importante de la Gaule. Là le Neptune symbolisait bien le Rhône, ici le Rhin. C'est comme image de fleuve qu'il a été vénéré à Seltz et non pas comme le dieu de mer qui du haut d'une falaise scrute les flots à la recherche des troupeaux des dauphins voraces suivant les bancs de thon, pour indiquer ainsi aux marins l'endroit où ils doivent jeter leurs filets.

Tout Strasbourgeois, du reste, peut se souvenir d'une interprétation moderne analogue et qu'il n'est pas inutile de rappeler ici à propos de cette identification du Neptune avec le Rhin. Sur la place Broglie devant le théâtre municipal s'élevait à l'époque allemande un monument appelé couramment le « Vater Rhein », le Père Rhin.

C'était une bien vilaine grande statue de Neptune nu en bronze avec trident et dauphin dans une attitude assez peu décente, telle une caricature du Neptune romain de Seltz. J'avoue volontiers, aujourd'hui que le monument a disparu que tout gamin j'avais essayé à plusieurs reprises avec d'autres jeunes polissons de couvrir de nuit d'une chemise la nudité du monstre. Mais le policier allemand qui stationnait au voisinage avait soin d'enlever ce vêtement avant l'aube et prévenir

(1) Pour l'appréciation artistique du Père Rhin je renvoie mes lecteurs à la savoureuse critique, publiée dans la Revue alsacienne illustrée de 1904 par André Girodie. -

ainsi à notre grand désespoir, l'esclandre que nous escomptions malicieusement. Cette statue symbolisait le Rhin et personne n'aurait songé à y voir un Neptune. Notez que si je reproduis ici ce Neptune, ce n'est pas précisément pour vouloir ridiculiser la médiocrité évidente de l'œuvre d'un artiste fameux d'outre Rhin (1). En aurai-je du reste le droit tant qu'un autre monument, élevé depuis et gâchant du rose saumon trop voyant de son grès une des plus belles places de la ville, n'a pas à son tour disparu? Je rapproche le « Père Rhin » du

Neptune-Rhin antique de Seltz pour faire mieux ressortir la beauté classique de ce dernier, la souveraine majesté de son corps et la simplicité imposante de son attitude. En lui le trésor de Seltz

5. Vase en bronze avec anse historiée du trésor de Seltz (hauteur totale 25 cm)


6. Statue de bronze de Neptune trouvée à Seltz

nême vue de face et personnifiant sans doute le Rhin

nous permet de jouir d'un des plus purs chefs- d'œuvre de l'art grec dont l'original est probable-

ment à tout jamais perdu.

Mais un dernier problème se pose : comment dater l'enfouissement de ce trésor et en préciser la cause. Si pour la date l'on pouvait se baser sur l'âge de la statuette du Neptune, la question évidemment ne serait pas embarrassante, sa facture étant celle des bronzes du Ier siècle. Mais de telles œuvres d'art ont

7. Grand chaudron en bronze

été conservées par leur premier possesseur ou des possesseurs successifs jusqu'à des dates fort distantes de l'époque à laquelle elles ont été créées. C'est ce qui semble être arrivé justement pour le

Neptune de Seltz, associé à toute une série d'autres bronzes portant nettement le caractère d'une

époque plus tardive. En effet on ne concevrait pas dans un trésor du Ier siècle des vases de bronze aussi grossiers que ceux des figures 3, qui sont nettement du Ille; au milieu du même siècle également doit être classé le vase à anse historiée, figure 5, un vase analogue ayant été trouvé à Carnac (Morbihan) rempli de monnaies, déposé en une cachette sous Tétricus (268-273) et un autre en Rhénanie avec des

monnaies, enfoui à peu près à la même époque.

Or au milieu du IIIe siècle la population rurale de l'Alsace, et spécialement de la région du Bas-Rhin semble avoir été terrifiée par l'approche des bandes


de Germains ayant franchi le Rhin et poussant vers l'intérieur des Gaules, ravageant et saccageant tout ce qu'elles trouvaient sur leur passage. De nombreux trésors de monnaies ont été confiés à la terre à cette époque pour être soustraits à la convoitise des barbares. Les habitants de Seltz aussi, et parmi eux notre fermier, avaient caché à l'annonce du danger tous les objets de valeur qu'ils ne pouvaient emporter dans leur fuite : statuettes, vases et ustensiles de bronze etc. (1). Mais pourquoi, les envahisseurs partis, le danger écarté, les propriétaires revenus n'avaient-ils pas déterré leurs trésors? Avaient-ils donc péri sous la main des Germains avec tous ceux qui connaissaient l'emplacement des

cachettes? Ou bien trop effrayés n'avaient-ils plus osé revenir de l'exil, préférant s'installer loin de la zone frontière dans l'intérieur des Gaules? Nous n'en pouvons rien savoir : leurs trésors en tous cas sont restés enfouis. Dix-sept siècles plus tard le hasard d'un fructueux coup de pioche fit découvrir l'un d'eux et justement des plus riches. Aussi est-il vrai que ce qui fait le malheur d'une époque, fait parfois le bonheur d'une autre.

F. A SCELEFFER,

Conservateur au Musée Préhistorique et Gallo-Romain de Strasbourg

(1) A Seltz a été découvert aussi un autre dépôt important, enfoui à la même époque et dont nous aurons peut-être occasion de parler une autre fois aux lecteurs de cette revue.

8. Lampadaire en forme de corail stylisé ou figurant un arbre (miniature) Le pill/ellu ¡i.ré sur le lotir i-eieti-al et qUI devait porter III lampe à huile manque (hauteur totale 23 cm 7)


Brumath : La Zorn Photo Eugène Muiler

BRUMATH, CAPITALE DE L'ALSACE -

E

n ces temps de revendication des droits acquis et de réveil des traditions locales, il est en 1 Alsace, ou du moins en basse Alsace, une

cité, une seule cité, qui peut se prévaloir du titre de capitale, c'est Brumath.

Ses droits remontent, il est vrai, assez haut mais ils n'en sont que plus vénérables. Ce n'est pas hier que Brumath était capitale, c'est il y a quinze ou seize cents ans. Et elle fut capitale au moins pendant quatre cents ans. C'est dire que sa gloire remonte à environ deux mille ans. Cela se passait en effet du temps des Romains. Chacun sait qu'alors l'aimable petite ville, sous le nom de Brocomagus, était la capitale de la cité ou province des Tri- boques, qui correspondait grosso modo au département actuel du Bas-Rhin.

Et Strasbourg, dira-t-on — Strasbourg n'a jamais été capitale au sens politique du mot.

C'était une ville militaire. Elle dépendait de l'armée. Elle devait être territoire de la légion, soumis à l'autorité du chef qui commandait le camp. Strasbourg devint au ive siècle l'un des postes de commandement principaux de la défense du Rhin. Ce put être une ville prospère et importante, ce ne fut jamais une cité au sens strict du mot ni, à plus forte raison, une capitale.

Si l'on considère l'armée romaine d'Alsace et la vie militaire romaine, c'est bien Strasbourg qui doit compter, mais si l'on pense à la population indigène, aux civils qui vécurent, qui travaillèrent et qui, par eux-mêmes, à côté de l'armée, sans aucun doute d'accord avec elle mais, en principe, indépendamment d'elle, administrèrent le pays durant toute l'époque romaine, il ne saurait y avoir d'hésitation, la capitale était Brocomagus, Brumath...;


Brumath : La rue principale du quartier est Photo Eugène Muller

Nous en savons bien peu de chose, sans doute. Ville heureuse, nous aimons le croire, la capitale des Triboques n'a pas marqué dans l'histoire. Mais si ses fastes n'ont pas été écrits sur le parchemin des livres, ils se trouvent cependant esquissés, au moins en traits sommaires, dans son sol et par les quelques monuments qui ont été retrouvés du temps où elle avait la primauté parmi les agglomérations humaines de la région.

Ne négligeons donc aucun des éléments qui peuvent nous renseigner sur un passé glorieux. Nous avons d'abord son nom ancien dont dérive d'ailleurs le nom moderne : Brocomagus, Bruoch- magat sous les rois francs, Pruomad vers l'an mil, Brumagad puis Brumpt, qui est resté, je crois, la prononciation locale à côté du nom officiel de Brumath. Que signifie au juste le premier terme Broco ? On ne sait, peut - être est-ce simplement un nom propre, celui du fondateur. C'est en tout cas un nom celtique. Le second terme magus, également celtique, signifie marché. Comme de nombreuses villes gauloises, Brumath fut donc à l'origine un marché.

C'est à la réunion périodique, sur son emplacement, des cultivateurs et des acheteurs de la région environnante que la ville doit son existence et son nom. Aujourd'hui encore, si je ne me trompe, Brumath s'anime surtout au jour du marché. Centre agricole et commerçant, Brumath doit à son marché une bonne part de sa prospérité. Au matin, les charrettes arrivent de la campagne, chargées de tous les fruits de la terre; elles s'en retournent le soir, vers les champs, plus légères, reportant les produits divers

de l'industrie humaine. Toute la journée les hommes se sont rencontrés, ont commercé, se sont entretenus de toute sorte d'affaires et d'intérêts. C'était là que jadis, avant la diffusion des journaux, ils apprenaient et commentaient les nouvelles, que se créaient les mouvements d'opinion, qu'on tournait les yeux, une fois par semaine, au delà du travail quotidien, vers le vaste monde, ou du moins vers les choses de la province et du pays. Que l'on songe à tout ce que représentent, non seulement pour la vie économique du passé mais pour la vie sociale, pour la fondation et le développement des groupements politiques, la consti-

tution des tribus et des peuples, ces réunions périodiques des hommes d'un même canton ! A Brumath comme ailleurs le marché a dû demeurer, je le suppose, le jour des rencontres et des palabres. Il ne se tient pas loin de l'Hôtel de Ville. Dès les temps antiques il dut occuper ainsi le centre de l'agglomération. Comme sur le Forum romain, c'est au marché de Brumath que se sont réglées les affaires politiques et autres des vieux Triboques et, antérieurement à eux, celles des Gaulois beaux parleurs qui les ont précédés. C'est au marché de Brumath que s'est formé de tout temps l'esprit public de la Basse-Alsace.

Dès les temps gaulois en effet, bien longtemps sans doute avant César et les Romains, les cultivateurs du Kochersberg et ceux de la région au sud de la forêt de Haguenau, les habitants des collines et du plateau sous-vosgien se sont réunis, à Brumath, aux éleveurs de la basse plaine du Rhin. Sur la Zorn, à égale distance des terrains humides de W eyersheim et des premières ondulations de Mommenheim, Brumath apparaît comme le centre naturel de toute la région entre la Bruche au sud et la Moder au nord. Elle est vraiment, par sa situation, la capitale, non pas, sans doute, d'une très grande province mais, au moins, d'un assez vaste canton, du canton des meilleures terres de culture et d'élevage d'Alsace.

Cette importance de Brumath est même antérieure aux Gaulois et remonte certainement très haut dans la préhistoire.

Dès l'époque de la pierre polie, alors que les hommes aimaient établir leurs villages sur pilotis


au bord des lacs ou au milieu de marécages inondés qui leur fournissaient une protection naturelle, le site paraît avoir été distingué et occupé. M. Forrer a reproduit à ce sujet une intéressante observation due à l'excellent archéologue X. Nessel. Entre Brumath et Kraut- willer, en cherchant de la tourbe dans les basses prairies au milieu desquelles errent aujourd'hui les bras de la Zorn, les ouvriers auraient rencontré de nombreux pilotis de chêne plantés verticalement en ordre régulier' et, entre ces pieux, des os d'animaux et des objets de toute sorte, auxquels ils ne firent guère attention. Nessel réussit néanmoins à racheter

une hache de silex poli et une grande épingle de bronze.

Une station sur pilotis dans les îles et les marécages de la Zorn aurait donc précédé l'établissement en terre ferme sur la rive gauche de la rivière. Il a duré peut-être des milliers d'années, de l'âge de la pierre polie à celui du bronze, un temps probablement aussi long que celui qui nous sépare aujourd'hui des Romains.

Après la rivière, c'est la forêt qui semble avoir attiré les hommes. Il n'est pas de strasbourgeois qui ne connaisse et n'apprécie cette belle forêt de Brumath, si majestueuse par endroits, si aisément accessible et que gâte. seulement, en été, l'abondance des moustiques.

Comme la forêt de Haguenau, la forêt de Brumath a conservé sous l'abri de ses halliers un nombre assez considérable de tumuli, tertres funéraires dont chacun contient souvent plusieurs sépultures qui s'échelonnent depuis l'âge du bronze, au second millénaire avant notre ère, jusqu'en pleine époque gauloise. Un ancien agent voyer, M. Beilstein a compté, en 1862, dans la forêt de Brumath soixante-cinq tumuli distribués en deux groupes, l'un au sud, à proximité de la route d'Olwisheim à Stephansfeld, l'autre au nord, beaucoup plus nombreux, puisqu'il compte 49 tumuli, le long du chemin vicinal de Donnen- heim à Brumath, très vieux chemin préhistorique qui devint plus tard la voie romaine de Brumath à Kuttolsheim, Avolsheim et le Haut-Rhin. Entre les deux groupes se voit, au milieu, de la forêt un tumulus isolé. Quelques-uns ont été fouillés autre-

Brumath : L'Hôtel de ville Photo Eugène Huiler

fois par Maximilien de Ring et ont fourni, outre des crânes et des ossements, des haches, des couteaux et divers objets de bronze.

Ces monuments funéraires, cachés dans le silence de la forêt comme dans la crypte d'une immense cathédrale, nous conservent-ils la trace d'une ancienne population établie là à demeure pour y vivre de l'élevage de ses troupeaux et du produit des champs qu'elle pouvait défricher à la lisière du bois? Ou bien au contraire sont-ils les tombes d'anciens habitants du site actuel de Brumath, tombes disposées suivant l'usage antique que nous trouvons également à Rome, le long des chemins les plus fréquentés, afin que la pensée des passants s'arrêtât un instant et réchauffât, pour ainsi dire, d'un effluve de sympathie les mânes des morts immobiles ? Cette dernière hypothèse est la plus vraisemblable, d'autant plus que d'autres tertres funéraires du même genre ont été retrouvés également hors de la forêt, autour de Stephansfeld. Mais on comprend aisément que ceux de ces monuments qui occupaient des terres arables aient disparu au cours des âges. Ceux que nous a conservés la forêt établiraient donc l'existence d'une agglomération déjà importante, dans la région de Brumath, à l'âge des guerriers aux épées de bronze.

Et les siècles s'écoulèrent, comme pour nous se succèdent les années, les uns sans événement, les autres bouleversés par des crises, guerres et invasions, dont s'est perdu le souvenir. Lorsque se lève pour l'Alsace l'aube de l'histoire, la région relève du peuple des Médiomatrices de Metz dont


la domination s'étend jusqu'au Rhin. Ce sont des Gaulois, parlant la langue celtique dont nous retrouvons l'écho dans les noms anciens de quelques lieux, comme Brocomagus et Argentorate ou dans des noms de rivières comme la Sauer — Sura, la Lauter — Lutra.

En 57 avant notre ère Brocomaqus et sa région subissent le contrecoup des guerres qui agitent la Gaule et voient s'établir une peuplade nouvelle, les Triboques, venus de la rive droite du Rhin.

On connaît les faits. Vers 70 avant notre ère, les Séquanes du Haut-Rhin et de la Franche-

Comte, en lutte avec leurs voisins, les Eduens de Saône et Loire, avaient appelé à la rescousse le conquérant germain Ario vi ste. Entre autres soldats, celui- ci leur avait amené des Triboques qu'il avait installés sur leurs terres. Mais lorsque César parut en Gaule, Sé- quanes et Eduens se

Brumath : Auberge dans la forêt Photo Euqcnc Muller

trouvèrent d'accord pour le supplier de les débarrasser d'Arioviste et de ses bandes. Battu, Arioviste s'empressa de repasser le Rhin. Cependant les Triboques qu'il avait amenés, expulsés sans aucun doute de la Haute-Alsace par les Séquanes, trouvèrent, probablement avec l'appui de César, à qui ils se seraient rendus, un refuge dans le nord de la province. Que devint la population indigène ou comment les nouveau-venus s'arrangèrent-ils avec elle ? On l'ignore. Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment et jusqu'à la fin de l'époque romaine, Brumath devint la capitale et sa région fut appelée la province des Triboques. Les anciens compagnons d'Arioviste avaient fourni un nouveau peuple à la Gaule.

Ces Germains paraissent en effet s'être rapidement assimilés. Les documents de l'époque gallo- romaine, à Brumath et dans les environs, ne se distinguent en rien de ceux du reste du pays. Un fragment d'inscription trouvé à Brumath en 1866

nous donne les noms d'une douzaine de citoyens de Brumath, probablement membres d'un de ces collèges professionnels et religieux si florissants sous l'empire romain. Nous y trouvons, comme à Saverne, comme à Metz, comme partout ailleurs en Gaule, un mélange de noms gaulois et romains, sans aucun indice d'origine germanique.

Un seul parmi ces personnages porte les trois noms qui distinguent les citoyens romains : C.Julius Spatalus. Peut-être vient-il de Provence où les Julii sont particulièrement nombreux. Un autre est probablement aussi un étranger Maturius

Pe regrinus, s'il faut prendre à la lettre son surnom de Peregrinus é t r a n g e r. Tous les autres, en effet, sont désignés, non pas par un surnom, mais suivant la mode gauloise, par un prénom suivi du prénom de leur père. Le- gitimus Cos- sattionis. Le- gitimus (nom romain) fils de Cossattio (nom gaulois) Le cas est

assez fréquent d'un père à nom gaulois donnant à son fils un nom romain. Mais on ne saurait y voir une preuve de la romanisation progressive de la population car le fait inverse se rencontre également : Carantus Victoris. Carantus (nom gaulois, fréquent à Saverne), fils de Victor, nom spécifiquement romain.

Nous connaissons encore, toujours par des inscriptions, d'autres Triboques épars dans le monde romain. Comme l'Alsacien d'aujourd'hui, le Triboque semble avoir été poussé par un esprit souvent aventureux. Il n'hésitait pas à aller chercher fortune loin de chez lui. La carrière militaire surtout semble, dès lors, avoir exercé un puissant attrait sur les Triboques.

Sur la frontière romaine de Germanie, dans la région du Neckar, nous trouvons mention d'un corps d'Eclaireurs (exploratores) de Triboques et de Boiens. En Dalmatie, voici l'épitaphe d'un cavalier, Surus Sparuci f-(ilius) domo Tribocus : Surus


Brumath : Le port du canal Photo El/[Jène lli,ller

fils de Sparucus, de chez lui, Triboque. Un autre, toujours en Dalmatie, était fantassin dans une cohorte d'Aquitains. A Rome même, nous trouvons les inscriptions funéraires de deux Triboques cavaliers de la Garde impériale.

Le commerce également entraînait parfois les Triboques hors de leur patrie, tel ce Matto fils de Restitutus, citoyen Triboque, commerçant dans l'art de la boucherie (negotiator artis macellariae), dont on a retrouvé la tombe à Lyon. Peut-être était-ce déjà un spécialiste de l'art du charcutier.

Un des signes et, en même temps, l'une des

raisons de l'importance de Brumath à l'époque romaine c'est le nœud de routes qui s'y croisent. Aujourd'hui Brumath présente l'aspect d'une localité de grand chemin, si l'on peut s'exprimer ainsi, c'est-à-dire, construite le long d'une route. Sa rue principale s'allonge sur plus de 1500 mètres, de l'est à l'ouest, bordant de ses maisons la voie qui, de la plaine rhénane conduit au passage des Vosges à Saverne. Du centre de la localité, la route de Strasbourg se détache vers le sud. Au nord l'une des routes conduit vers Wœrth par Nieder- schaeffolsheim et l'autre vers Selz par Weitbruch et Kal- tenhausen. Tous ces chemins

sont, à quelques modifications près, d'anciennes voies romaines. Aujourd'hui, comme jadis, de quelque côté que l'on se dirigeât vers le nord ou l'ouest de l'Alsace, l'itinéraire conduisait inévitablement à traverser Brumath... et à s'y arrêter.

Ainsi, dans toutes les provinces romaines, le chef-lieu était le centre d'où les routes partaient, comme en éventail, vers les diverses directions. Ce sont précisément des bornes milliaires jalonnant les anciennes routes romaines qui mentionnent la civitas Tribocorum et Broco- magus sa capitale, à partir de laquelle sont comptées les distances.

L'une de ces routes est particulièrement intéressante, c'est celle qui, par Stephansfeld se dirige vers Strasbourg, tronçon de la grande voie romaine Besançon-Strasbourg-Mayence. C'est le long de cette voie que, jusqu'à l'asile de Stephansfeld et peut-être même au-delà, s'étendaient les cimetières romains de Brumath et cette extension considérable de la nécropole suffit à prouver l'importance de la ville.

Tout près de Brumath même, à 100 mètres environ des dernières maisons, à gauche de la route, un terrain dominant légèrement les prés

Brumath : La route de Stephansfeld, au fond Stephansfeld Photo Eugène Huiler


environnants et que l'on appelait Ziegellœcher, a fourni, en 1853-54, un nombre assez considérable de tombes. Comme nos cimetières modernes, il semble qu'il ait été entouré, dès l'époque romaine, d'un mur dont on a retrouvé quelques débris. Et le cimetière moderne a pris tout simplement la place du cimetière antique. Peut-être était-ce le lieu de repos propre à quelqu'une des corporations

de la ville, car hors de ce cimetière, les tombes accompagnaient la grande route sur ses deux côtés pendant plusieurs kilomètres. Quelques-unes d'entre elles ont été fouil- lées récemment par M. Schaeffer pour la Société pour la Conservation des Monuments historiques d'Alsace, à l'intérieur même de l'hospice de Stephansfeld. Les voyageurs antiques qui allaient moins vite que nos automobilistes avaient le temps, en passant, de donner une pensée aux morts connus ou inconnus dont les tombes pour ainsi dire, les regardaient passer. Il ne faut pas oublier, pour comprendre la force que conserve, durant l'antiquité, la tradition des ancêtres, cette présence des tombes le long des routes qui conduisent aux cités des vivants. Les morts demeuraient des êtres familiers dont on lisait les noms en passant. Aujourd'hui

Brumath: Le gros chêne dans la forêt

Rendu accessible par iin sentier qui est dù au maire M. Richert

la visite exceptionnelle de nos cimetières nous inspire des idées de recueillement pieux et de tristesse. Le bruissement des feuilles dans le silence du champ de repos nous parle d'un autre monde et de vie éternelle. L'enseignement que tiraient les anciens de ces tombes familières sous le soleil et la poussière du grand chemin était moins mélancolique. « Profite de la vie et du mouvement, des affections et de la joie de ce monde, tant qu'il t'est permis, avant que le monument qui abritera tes mânes ne soit plus que le témoin des allées et venues de tes descendants. »

Seules les cendres des anciens Triboques qu'exhume parfois attentivement l'archéologue et que

dispersent trop souvent les travaux des champs, viennent nous parler encore de ce passé lointain. La moisson de ces débris émouvants était autrefois paraît-il, infiniment plus féconde. « Il n'existe dans notre province aucune localité habitée par les Romains où l'on ait trouvé autant de restes de l'antiquité qu'à Brumath », disait Schœpflin. Ce sont des monnaies des quatre premiers siècles, des

vases, des gemmes, des agrafes, anneaux, clefs, des statuettes de bronze, des ouvrages d'orfèvrerie et un grand nombre de reliefs dont quelques-uns avec des inscriptions. La plus grande partie de tout cela a disparu et a péri.

Schœpflin nous décrit encore un mur de cent pas de longueur et de dix à douze pieds de haut que l'on voyait toujours au début du xixe siècle « à l'entrée de la ville du côté de la Zorn». On ne savait, à vrai dire, si ce mur était romain ou datait seulement du moyen âge.

Nous ignorons aujourd'hui la topographie du Brumath romain et l'extension atteinte par la ville. Des fouilles seules et une observation attentive de tous les travaux exécutés dans le sous-sol de la ville pourraient nous renseigner. N'est-il plus personne à Brumath pour continuer la tradition de l'ancien maire Merck et du Dr Schnœringer, qui

avaient pieusement collectionné les antiquités de leur ville? Il est vrai qu'il ne suffit pas de collectionner ni même d'observer, il faut aussi faire connaître et publier le résultat des observations faites. Et nous savons que des observations ont été faites peu avant la guerre qui demeurent enfouies dans les dossiers de l'observateur.

Il est notamment un problème sur lequel il serait intéressant d'être renseigné. A la suite des premières invasions barbares du milieu du IIIe siècle de notre ère, la plupart des villes de la Gaule se sont transformées en villes fortes, s'entourant d'une enceinte de murailles dont, bien souvent, on retrouve encore les restes. C'est ainsi qu'outre l'en-


Brumath : Le cimetière sur l'emplacement de l'ancien cimetière romain

* Photo Eugène Muller

ceinte de Strasbourg, si bien étudiée par M. Forrer, nous connaissons celle de Saverne publiée par le même savant, celle de Sarrebourg, celle de Tar- quinpol en Lorraine et bien d'autres. Il est extrêmement probable que Brumath également, la capitale civile de l'Alsace, eut son enceinte fortifiée. Mais jusqu'ici, les faits archéologiques qui pourraient transformer la vraisemblance en certitude nous font

défaut. Nous croyons bien cependant pouvoir dire Brumath : capitale et forteresse.

Nous voyons en effet qu'au IVe siècle B rocomagusj oua un rôle dans les guerres de Julien contre les Alamans. Voici ce que nous en dit Am- mien Marcellin, le grand historien de cette époque. En 356 (l'année qui précéda la bataille fameuse de Strasbourg), Julien, arrivé depuis peu en Gaule, apprit que Strasbourg, Brumath, Saverne (ou Rheinzabern), Seltz, Spire, Worms et Mavence. étaient au pouvoir

Brumath : Le monument aux morts JI. Helzel, sculpteur - Photo Eugène Mulla

des Barbares et que ceux-ci occupaient leurs territoires, car ils évitaient les villes elles-mêmes comme des bûchers entourés de filets — c'est-à-dire des lieux où l'on se fait prendre et brûler. Julien s'empressa d'occuper tout d'abord Brocomagus. Au moment où il y arrivait, une troupe de Germains accourut pour lui livrer bataille. L'armée romaine se forma les deux ailes en avant et les ennemis se trouvèrent encerclés. Beaucoup furent pris, d'autres tués, le reste ne dut son salut qu'à la rapidité de sa fuite. Et cette victoire permit à l'entreprenant

César de pousser sa marche jusqu'à Cologne pour revenir hiverner à Trèves.

Notre dernière gravure représente le monument que Brumath a élevé à ses morts de la grande guerre. Depuis dix ans ces morts sont entrés eux aussi dans l'histoire. Ils sont partis de leur petite ville, pleins de force et de jeunesse; ils devraient être encore parmi nous et, prématurément, ils sont

ailes rejoindre les Mânes des vieux Triboques dont les cendres, çà et là, environnent encore la ville moderne. Depuis les tragiques événements dont ils ont été les victimes, une ère nouvelle a commencé qui voit s'accentuer chaque jour le développement économique de Brumath, gros centre agricole et marché actif comme touj ours, carrefour de grands chemins auxquels s'ajoute la voie d'eau du canal, et de plus, foyer d'industries chaque jour plus importantes. La vie moderne effacera

de plus en plus les traces, mais non pas le souvenir du passé. Il est à souhaiter que ces traces de la grandeur de jadis soient pieusement recueillies, titres de vieille noblesse et gages de la prospérité à venir. Car si Brumath n'est probablement pas appelée à se retrouver jamais la capitale de la Basse-Alsace, du moins peut-on s'attendre à ce qu'elle en devienne à nouveau l'une des cités principales, l'une de ses villes les mieux peuplées et les plus riches. Albert GRENIER, professeur à l'Université.


PHYSIONOMIE D'ARTISTE

LUCIEN BLUMER

A

vec lui, point de présentation. Nous nous connaissions de longue date. Je dois même avouer à nos lecteurs que mon premier juge-

ment sur cet artiste fut défavorable.

Un jour, quelque part en ville, sur un mur, je vis une affiche des chemins de fer d'Alsace et de Lorraine représentant la Petite-France. C'était bien, en effet, une vue de notre vieux Strasbourg mais avec des tonalités agressives, vives et miroitantes. Et je pensai : « Ce peintre exagère; il doit sûrement être méridional!» ...Comme on

se trompe parfois !

Puis, le 21 novembre 1925, lors du vernissage de son exposition à la Maison d'Art Alsacienne, je constatai que l'auteur de l'affiche, M. Lucien Blumer, savait se montrer extrêmement nuancé et délicat en de fréquentes occasions. J'appris à le connaître mieux et à l'aimer davantage, car j'avais pu enfin le comprendre.

Maintenant, j'apprécie cette remarquable affiche qui, non seulement, est exacte de formes, mais qui remplit admirablement son but en attirant l'attention des passants par son coloris irrésistible. Et, puisque nous reparlons d'affiches des Chemins de fer, disons toute de suite que celle du « Mont Sainte-

Canal du Woerthel

Odile », créée par lui après de longues et patientes recherches au cours de l'été dernier, est encore supérieure à la première.

D'autres rencontres, notamment chaque année, au Bal des Artistes, nous avaient permis de lier

connaissance et quand je me rendis en sa vieille demeure, sise au no Il du, quai des Bateliers, je n'eus point l'impression d'aller interviewer un étranger, mais bien celle d'aller bavarder quelques heures avec un ami.

Vieille demeure, en vérité. Ce n'est point sans émotion qu'on gravit les marches d'un escalier en colimaçon, dont les pierres, poinçonnées chacune par les artisans-maçons qui les posèrent, sont patinées par trois ou quatre siècles d'existence. Mme et M. Blumer me firent les honneurs de leur

appartement au deuxième étage et je leur sais gré de cette visite. Comment ne point saisir sur place toute une hérédité familiale, toute une affinité de race qui explique subitement une foule de choses ?

Notre peintre est issu d'une lignée d'artistes. Son arrière-grand père Jean - Chrétien, lequel acheta la maison, était maître-ébéniste. Lucien Blumer, qui naquit dans cette maison le 14 octobre 1871, conserve avec orgueil une armoire Premier-Empire, un pur chef-d'œuvre de formes et de construction, simple échantillon des mobiliers que son bisaïeul exécuta pour le Château des Rohan.

Son grand-père était architecte, fit à pied le

voyage à Rome en 1824 et Lucien Blumer garde pieusement ses notes et aquarelles se rapportant à ce grand voyage.

Notre artiste a donc de qui tenir. L'influence du milieu, la vision constante et sous ses fenêtres des


quais de l'Ill, du pont du Corbeau, de la cathédrale et du château des Rohan, cette vision toujours la même et cependant si variée suivant les heures de la tournée ou les différentes saisons, devaient être

également décisives sur l'orientation de son talent.

Malgré ses études, malgré ses évolutions successives, malgré la diversité des genres qu'il aborda, Lucien Blumer demeure un peintre purement alsacien et, ce qui est plus rare, essentiellement strasbourgeois.

Son premier maître fut Lothaire de Seebach. C'est celui qui l'a marqué de son empreinte. Lucien Blumer lui doit le meilleur de sa production et ne me contredira certes point si je formule une telle affirmation. Il fut organisateur de cette magnifique exposition Seebach qui eut lieu en 1913, lors du soixantième anniversaire de naissance du maître. Trois années d'étu-

Les deux sœurs

des passées à l'Académie de Carlsruhe (1895 à 1897), études qu'il complètera ensuite par un stage de deux ans à l'Académie Julian et dans l'atelier Eugène Carrière, et voici notre peintre qui produit et expose.

Son premier envoi au salon remonte à 1899. C'était un portrait de jeune femme à la mode de l'époque, c'est-à-dire casquée de cheveux, longs et engoncée dans une vaste houppelande. Mais déjà, l'année précédente, il avait donné son meilleur chef-d'œuvre où l'influence de Seebach est indéniable. «Les deux sœurs», sujet universel parce qu'humain et dont les menus détails : pot de grès, éponge pendant à l'ardoise, etc., ont déjà un caractère nettement alsacien.

Devançant les Picasso, Utrillo et Devambez, il réalisa une vue parisienne du « Sacré-Cœur » dont l'interprétation large était déjà, en 1904, d'une belle hardiesse. Entre temps, il avait exécuté de

grands paysages crépusculaires pris au bord de maintes rivières, des intérieurs flamands à Bruges, des intérieurs d'églises et des cours de palais à Florence. Il maniait indifféremment la lithographie,

l'aquatinte (à signaler dans ses cartons, les différents états d'un remarquable « Moulin de la Galette »), la pointe sèche, l'aquarelle, — il s'exerça même à la marqueterie.

Comme peintre, il possédait un métier sûr, une technique de tout repos, ni moderne, ni classique : sobre, saine et large. Mais, justement, sa curiosité artistique était insatiable. Les impressionnistes. Sisley notamment, le séduisirent. Il lui en est resté cette franchise d'expression avec laquelle il- attaque toutes ses toiles. Chaque fois qu'il abordait un genre nouveau, ce n'était point sans quelques défaillances. Actuellement encore, je me réjouis quand, chez lui, j'en

constate une : elle est le signe précurseur d'un progrès qui se manifestera dans la prochaine toile. Une réflexion, paradoxale à première vue, le dépeint tout entier : « Une exposition qui ne comporte pas une seule « croûte)) ne vaut Tien». En effet, cet exposant s'est stabilisé, ce qui équivaut, à ses yeux, à l'âge critique, à la période... fossile !

Ne nous étonnons donc point de la variété de facture qui caractérise sa production, ne nous étonnons point de le voir revenir de temps en temps en arrière et reprendre, en l'enrichissant d'un acquit nouveau, une technique qu'il avait abandonnée quelques années auparavant, ne nous étonnons point de le voir s'attaquer successivement aux fleurs, aux portraits, aux intérieurs, aux paysages suivant l'inspiration du moment ou la préoccupation de son esprit. Et, ne pouvant le suivre dans cette marche semblable au flux et au


reflux d'une marée, signalons les œuvres marquantes qui j alonnent cette route.

1905. La plage de Berck.

1911. Le pont St-Mar- tin, à Strasbourg (d'une exécution presque pointilliste), acquise par l'État.

1912. Intérieur alsacien, avec une vieille femme assise entre un

Antiquailles et eucalyptus

dressoir garni d assiettes et un poêle en faience.

Puis la toile « Pont du Corbeau », acquise par l'État.

1913. Une lithographie en couleurs de la place Kléber.

1915. Les lavoirs de la Petite-France, admirable page où miroite la réverbération des reflets dans l'eau glauque.

1916. Le Pont St-Martin.

Et voici l'Armistice ! les heures merveilleuses de la délivrance, décrites par Louis Madelin et chantées par nos deux poètes strasbourgeois les frères Ad. et Albert Matthis en des vers désormais immortels : «... Drapeaux... drapeaux... la France est revenue ! »

Lucien Blumer, bon français et puissant coloriste fixe à tout jamais sur la toile cette floraison de drapeaux : une place de la République où, en remplacement provisoire de l' « Illustre Grand- Père » se dresse un obélisque de toile que survolent les avions militaires ; nos ruelles strasbourgeoises au-dessus desquelles le pavoisement fait une voûte multicolore.

Son « Premier Quatorze Juillet » dans la rue des Orfèvres (1919) est acquis par le Musée de l'Armée à Paris... car, maintenant, Lucien Blumer expose régulièrement chaque année au Salon d'Automne. Les milieux artistiques français lui témoignent leur estime. Le Musée Historique lui achète en 1920 une toile exécutée lors des démolitions qui ont précédé la construction du Magmod.

La même année, il exé- c u t e plusieurs portraits de femmes.

Propriétaire d'un crû renommé à Gert- willer, il vient passer l'été dans sa petite maison de campagne et peint le village et ses environs pittoresques.

S a toile « Gertwiller » est justement intéressante à

comparer aux précédentes quand, on considère la manière brutale et franche avec laquelle elle a été traitée.

En 1921, nouveau succès. Son tableau : « La Cathédrale de Strasbourg » est remis solennellement au croiseur Strasbourg, dont il orne depuis lors une des cabines-salons, par un comité de parrainage présidé par Mme Huck et M. Amann-Firmery.

La même année, il produit un vivant portrait de paysan coiffé d'un casque à mèche.

Après une escapade dans le Midi, en 1923, à Saint-Raphaël dont il rapporta de vibrantes vues des côtes méditerranéennes, Lucien Blumer revient aux intérieurs et donne ses « Deux Alsaciennes au bahut ». Dès lors, à part ses natures mortes et ses fleurs, il ne choisira plus que des sujets alsaciens. Il devient le peintre des toits à lucarnes, des pignons et des facades ensoleillées, et des quais moussus du vieux Strasbourg. Il édifie sa renommée sur des bases inébranlables :

«Vieilles Maisons à Obernai», vue plongeante sur les lavoirs de la « Petite-France », les « Laveuses de la Petite-France », un « Pot de mimosas » puis, une grande et splendide nature-morte « Antiquailles et eucalyptus », la « Cour du Corbeau », la « Cathédrale et le Château des Rohans » sous la neige, — la même vue en plein soleil estival, — la « Rentrée des blés », « Gertwiller », la « Place du Marché aux cochons de lait », « Place du Marché aux poissons vivants », etc.

Nous voici arrivés à son excellente exposition


de novembre 1927, exposition qui attira un grand nombre de visiteurs et qui fut marquée par de nombreux achats. Lucien Blumer avait affirmé sa maîtrise dans trois toiles intitulées : « La cueillette du houblon )-,, la « Maison de Théophile » et « Cour de ferme à Barr ». Ce dernier tableau, d'un réalisme puissant, avec des bleus et des rouges dignes de Rubens, était une des heureuses réalisations d'un genre nouveau abordé par l'artiste.

« La Vie en Alsace » croit être agréable à ses lecteurs en leur offrant, en hors-texte en couleurs « Les roses épanouies » qui furent unanimement admirées au dernier Salon d'Automne. Les œuvres que nous avons vues à l'atelier, celles qui sèchent encore, réservent certainement d'agréables surprises à ses amis et admirateurs. Mais n'anticipons pas.

Je m'apprêtais à revisser mon stylographe et je m'aperçois que cette notice biographique n'est point terminée car elle ne traite que de l'activité picturale de Lucien Blumer.

Croyez-vous que cette abondante production artistique pouvait suffire à un homme de sa trempe ? Allons, résumons, cette fois-ci, ...en vitesse !

En collaboration avec Gustave Stoskopf et Charles Spindler, il participa en 1905 à la fondation de la Maison d'art alsacienne et du premier groupement important d'artistes qui se créa à Strasbourg à cette époque.

Ce Strasbourgeois fervent devait laisser un document du plus haut intérêt concernant l'histoire de sa ville natale. Il édita une collection de 150

cartes-postales représentant le « Strasbourg disparu », collection qu'il rassembla d'après des documents et des photographies datant de 1850 à 1910, collection insuffisamment connue et pour laquelle on n'a pas fait de réclame. Lucien Blumer est modeste.

Lucien Blumer préside depuis 1919, avec autorité et compétence, l'Association des Artistes indépendants d'Alsace qui groupe une centaine d'adhérents.

En cette qualité, il dirige chaque année le « Bal des Artistes ». Pour cette éphémère nuit, impatiemment attendue par les danseurs strasbourgeois, pour ce gros évènement de la saison carnavalesque, les décorateurs et artistes alsaciens accomplissent des miracles. Ils transforment la grande salle du Palais des Fêtes en un studio de cinéma, en une foire foraine ou en la cour enchantée d'un château romantique vu par Gustave Doré.

Alors, le robuste bon garçon qu'est Lucien Blumer s'amuse un peu, après avoir beaucoup travaillé. Il ne dédaigne point porter avec majesté le costume bigarré du Capitaine Fracasse (encore une de ses toiles ! ce costume négligemment jeté sur un escabeau !).

Car Lucien Blumer demeure familier et accessible. En écrivant, je le revois chez lui, en train de me verser cordialement un verre de son petit vin blanc.

Lucien Blumer est également viticulteur et son vin n'est pas ce qu'il y a de plus mauvais dans sa production.

Marc LENossos

Pont du Corbeau


UN MUSÉE MILITAIRE ALSACIEN

D

ans les premiers jours d'octobre 1912 Je prince Victor-Napoléon et la princesse Clémentine vinrent séjourner au château de la

Robertsau, où le couple princier fut l'hôte de la comtesse de Pourtalès. La présence du prince Victor-

Napoléon avait donné lieu à un curieux incident, dû au régime de police qui régnait alors dans le pays. Désireuse de faire participer le prince et sa suite à une partie de chasse qu'elle comptait organiser dans les environs de sa propriété, la comtesse de Pourtalès avait fait demander la nécessaire autorisation à l'administration impériale d'Alsace-Lorraine. En effet, il était interdit aux «étrangers » de chasser dans les environs de Strasbourg et ce, pour des raisons d'ordre militaire. Comme bien l'on pense, cette interdiction visait en tout premier lieu les Français. L'état-major allemand ne voulait pas qu'un officier français pût, sous prétexte d'occire un lapin, pénétrer dans ce qu'on appelait alors la « zone fortifiée de Strasbourg». Aujourd'hui ces mesures nous semblent

Fritz Kieffer l'holo Gei-scliel aillé

absurdes et parfaitement ridicules. Mais en ce temps-là, il fallait bien les subir et s'y conformer. L'état-major allemand était tout-puissant. D'ailleurs c'était l'époque où un simple général de division avait le pas sur les préfets de Strasbourg, Colmar et Metz. On ne l'oublie que trop de nos jours !

Qu'arriva-t-il à propos de la demande formulée par la comtesse de Pourtalès ? L'empereur Guillaume II, saisi personnellement de la question, la résolut mesquinement comme suit : « Etant prince du sang, le prince Victor-Napoléon aurait le droit de chasser, mais cette autorisation serait refusée

aux membres de la suite. » Dès qu'il fut mis au courant de cette décision, le prince Victor-Napoléon déclara qu'il préférait ne pas prendre un fusil en main pendant son séjour en Alsace, « le seul pays de France, ajouta-t-il, d'où je ne suis pas exilé. »

Le 9 octobre, dans le courant de l'après-midi, le bruit se répandit dans Strasbourg que le prince Victor-Napoléon et la princesse visitaient le musée militaire alsacien de M. Fritz Kieffer. De nombreux curieux se portèrent devant la coquette villa, où, depuis de longues années, M. Fritz Kieffer réunit, avec une patience de bénédictin, tout ce qui peut contribuer à faire revivre le glorieux passé militaire de l'Alsace française.

Lorsque le prince sortit, quelques vieux Strasbour- geois, anciens soldats de Crimée et d'Italie, la boutonnière ornée du ruban de la Médaille militaire, saluèrent militairement. Le prince leur serra la main et s'entretint avec eux pendant que deux jeunes filles offraient des violettes à la princesse.

Le prince était lui-même un

collectionneur très averti. 11 avait complimente vivement M. Fritz Kieffer d'avoir réuni des pièces uniques en si grand nombre et d'être arrivé à constituer un musée militaire régional faisant le plus grand honneur à l'Alsace. Retenons cette appréciation. Elle est d'un connaisseur autorisé et elle dit la valeur des magnifiques collections, qui se composent d'uniformes, d'armes, de drapeaux, de pièces d'équipement, notamment de képis, et aussi de petits soldats peints. Ce qui fait le charme vraiment émouvant de chaque pièce de ces collections, c'est qu'un souvenir personnel s'y rattache. Il n'y a rien d'anonyme dans ce musée. Chaque objet parle


et évoque une date, un fait d'armes ; chaque uniforme rappelle une existence, un Alsacien.

Arrêtons-nous un instant devant les drapeaux. En voici un qui est tissé de soie blanche. Il est fleurdelysé et porte les mots : Vive le Roi. C'est le drapeau qui flotta au balcon du château de Rohan à Saverne que Charles X habita au début de son voyage à travers l'Alsace en 1828. Le gouverneur du château s'appelait Violland. Il était le grand- oncle de Paul Acker, l'auteur des Exilés, mort

au Hartmannswillerkopf en 1916. Le gouverneur avait gardé précieusement ce drapeau. Sa famille le fit remettre à M. Fritz Kieffer, par les soins de M. H.-P. Violland, en souvenir de. Paul Acker.

En 1838, lors de la translation des cendres de Klé- ber, place d'Armes, le sarcophage était orné de deux drapeaux tricolores surmontés du coq. Ces drapeaux appartenaient à la Ville et furent conservés par le tapissier municipal Schweick- hardt jusqu'en 1872. Avant de quitter Strasbourg pour se joindre à « l'exode », Schweickhardt confia les drapeaux à son ami G. Bruder qui en remit un à M. Fritz Kieffer. En nous donnant ce détail, M. Fritz Kieffer ajoutait : « Si Schweickhardt avait remis les drapeaux à la Ville, les Allemands s'en seraient saisi pour les envoyer à Ber-

Lettre adressée à Fritz Kieffer par M. Zorn de Bulach, secrétaire d'État

lin avec les autres drapeaux, pris à la mairie. J'ai vu figurer comme trophée de guerre à la Ruhmes- halle de Berlin, un drapeau tricolore ayant- appartenu à un orphéon alsacien. »

En 1900 mourut, à un âge fort avancé, M. Heintz, ancien maire de Hœnheim. Il avait gardé chez lui le drapeau tricolore de la commune qu'il avait administrée avant 1870. Il était un de ces vieux Alsaciens qui attendaient. Avant de mourir, il confia le drapeau à sa petite-fille, Mme G. Hummel, de Strasbourg, en lui recommandant de l'arborer au balcon de la mairie de Hœnheim le jour où l'Alsace redeviendrait française. Ainsi fut fait. Et aujourd'hui l'ancien drapeau communal de Hœnheim voisine avec celui de Charles X et celui de Kléber.

En dehors des drapeaux, voici les écharpes tricolores que portaient les maires et les adjoints de la ville de Strasbourg avant 1870. L'une d'elles appartint à l'officier de l'état civil Ad. Kieffer, frère du propriétaire du musée. Elle a sa petite histoire. Dès novembre 1870, il avait fallu faire disparaître le bleu, ce qu'on fit en le recouvrant par les parties blanche et rouge, dans l'espoir de les voir reparaître.... bientôt ! Jusqu'en 1886, l'officier de l'état-civil de Strasbourg se servit de cette écharpe camouflée

sans que les Allemands s'en doutassent. Signalons aussi l'écharpe du maire Frédéric Schützenberger qui présida à la translation des cendres de Kléber.

Mais quel est donc ce sombre étendard ? C'est un pavillon noir enlevé par le capitaine Schwartz, de Barr, en 1885, lors de la prise de Langson. Un autre souvenir rappelle la mémoire de cet officier, mort général quelque temps après l'armistice : son képi. En 1908, Schwartz avait rang de commandant. Lors d'une grève dans les houillères du Nord, son bataillon fut désigné pour assurer le maintien de l'ordre. Dans un moment de surexcitation, un mineur lança une brique qui atteignit le commandant à la tête. Les soldats étaient exaspérés. Il eût suffi d'un seul mot du commandant pour provoquer une tuerie. Ce mot, Schwartz ne le pro-

nonça pas; au contraire, il exhorta ses hommes au calme. Le lendemain, Clemenceau arrivait sur les lieux. Il visita les blessés et remit la médaille militaire à un gendarme, couché sur un lit de l'hôpital de Lens, félicita le blessé qui répondit: « Quand on est commandé par des chefs comme le commandant Schwartz on se ferait hacher sans hésiter. » Quelques instants après, dans la cour de l'hôpital, Clemenceau faisait former le cercle et déclarait : « Messieurs, le commandant Schwartz est promu lieutenant-colonel et officier de la Légion d'honneur.)) C'est le képi déchiré du commandant qui se trouve au musée Kieffer, où il tient compagnie, si l'on ose dire, au bicorne de Denfert-Rochereau et au képi du capitaine Lux, l'évadé de Glatz...


Un musée militaire alsacien

Pc gauche à droite : 1818. Schmidt, garde national. - 1830. Schauffler, officier de la garde nationale d'Obernai. - 1792. Zimmer, officier de la garde civique de Strasbourg. - 1812. Baron Zorn de Bulacll, chevalier de Malle. - 1765. Baron de Mutlenlwim, officier des chanes. - 1785. Comte de Lort, de Thannvillé, gouverneur de Strasbourg. - 1815. Siebecker, officier des grenadiers royaux. - 1780. Baron Zorn de Butach, grand veneur. - 1818. Ehrmann, garde d'honneur, 1S35. Kieffer, officier de grenadiers. - 1835. Hoffmann, voltigeur.

Sous les képis, voici des sabres, des pistolets, des tambours, des éperons, des fanions.

Ces sabres ont été maniés par de sveltes hussards du pays de Barr. Ces« lattes » impressionnantes ont été brandies par des cuirassiers de la région wissembourgeoise. Cette cuirasse a été portée par le cent-garde Bûcher de la Robertsau, celui-là même à qui Napoléon III, un soir de réception aux Tuileries, avait dit en plaisantant : « Que faites- vous donc de mes princesses, cent-garde ? »

Sous chaque tunique a battu un cœur alsacien. M. Fritz Kieffer est un homme d'ordre. Les uniformes de son musée sont non seulement complets, montés et équipés, mais aussi accompagnés d'une notice explicative, où l'on retrouve les états de service et les faits d'armes de ceux qui les ont portés. Il y a là, dans un tome volumineux, environ 150 biographies qui sont autant de récits palpitants. Et ces biographies n'intéressent pas que les familles nobles d'Alsace, c'est-à-dire celles où il était d'usage de donner un fils à l'armée ; on y trouve aussi les états de service de simples artilleurs ou d'anciens maréchaux des logis. Les noms des de Berckheim, de Coëhorn, de Mullenheim, de

Lort de Saint-Victor (dernier commandant de Strasbourg sous Louis XVI) figurent dans ce recueil avec ceux d'Ernest Kratz, grenadier de la garde nationale en 1830, de Frédéric Trautmann, chasseur-voltigeur, de Geoffroy Burger, brigadier de la garde nationale, de Guillaume-Frédéric Hatt, grenadier de la garde nationale de Strasbourg (compagnie des bas de soie), de Ch. Gûtig, cavalier de la garde nationale, de Charles Clavelin, zouave au régiment des zouaves de la garde impériale, d'Alexandre Silber, musicien au 2e cuirassiers de la garde, de Auguste Rhein, musicien au régiment des Guides de la garde, etc.

Porteurs des grands noms d'Alsace, fils de la bourgeoisie, enfants du peuple, tous sont réunis sans distinction de quartiers ou de titres et forment un magnifique ensemble.

Nous avons feuilleté les notices biographiques que M. Fritz Kieffer a écrites d'une plume élégante et étonnamment jeune. Vraiment nous n'avons que l'embarras du choix pour soumettre au lecteur quelques extraits de cette abondante documentation. Mais à tout seigneur, tout honneur ! Voici la lignée des Zorn de Bulach, représentée par le baron


Antoine, général de cavalerie sous Louis XV et Louis XVI et ancien grand veneur d'Alsace, le baron François, lieutenant des chevau-légers de Linange, mort en 1812 à la Bérésina, le baron Maximilien, capitaine de chasseurs, ancien aide-de-camp du général L'Héritier. Après avoir bataillé en Prusse, en Espagne, en Pologne, en Saxe, le baron Maximilien Zorn de Bulach se retrouva en décembre 1813 avec la cavalerie de Milhaud en Alsace. Il prit part entre autres à l'affaire de Sainte-Croix-en-Plaine, où les cosaques et les hussards de Szeckler furent malmenés d'importance. Le 26 novembre 1913, le Nouvelliste de l'abbé Wetterlé avait rappelé ce fait d'armes. Novembre 1913 ! Nous étions en pleine affaire de Saverne. Le lieutenant prussien von Forstner venait de traiter de wackes les enfants du pays.

L'Alsace frémissait d'indignation. La publication de l'affaire de Sainte-Croix-en-Plaine avait été faite intentionnellement : il s'agissait d'opposer les faits d'armes des soldats alsaciens du Premier Empire aux propos stercoraires du lieutenant prussien à l'adresse de l'Alsace. Le baron Hugo Zorn de Bulach, secrétaire d'État, avait saisi l'allusion. Il envoya à M. Fritz Kieffer l'uniforme complet de l'aide-de-camp du général L'Héritier en l'accompagnant de la lettre suivante :

Strasbourg, mardi soir, 26/11 13

« Mon cher Monsieur Kieffer,

« Ci-joint une petite note du Nouvelliste d'au-

jourd'hui sur le combat de Ste- Croix en 1813. L'adjudant en question était mon grand- père. Ce détail pour votre catalogue.

Meilleures amitiés de l'Ober- Wackes.

«Vous devriez faire une collection de Wackes-Kostu- me. Ce serait actuel et très original — surtout les casquettes ! !

Poignée de main.

Zorn de Bulach»

Un musée militaire alsacien ne gauche à droite : 1835. Hoffmann, voltigeur. - 1807. Scherb, de Wcsthoffen, chef d'escadron de cuirassiers.

1865. Baron de Coénhorn d'Ittenwiller, officier de cuirassiers.

On sait que l'affaire de Saverne provoqua la chute du ministère d'Alsace-Lorraine après que le Landtag s'était nettement solidarisé avec les ministres contre la camarilla militaire. Le secrétariat d'État fut confié à un Prussien, le comte Rœdern ! Le document que nous reproduisons est typique et suggestif à plus d'un point de vue. On sent que c'est l'ancien lieutenant de mobiles de Sélestat qui a tracé ces lignes. L'uniforme d'officier de mobiles de M. Hugo Zorn de Bulach figure au musée de M. Fritz Kieffer sous le numéro 73.

L'uniforme du chef d'escadron Elysée Scherb, de Westhoffen, évoque une des plus belles pages de l'histoire militaire de ce pays. Scherb s'était engagé au 62e de ligne à l'âge de 15 ans, après avoir falsifié son état civil et ramené sa date de naissance de 2 ans en arrière. Il était à Valmy et fut nommé colonel à Eylau. Obligé de prendre sa retraite en 1811, à 34 ans, il comptait 12 campagnes, 19 années de service et d'innombrables blessures. On lui servit une pension de 1104 frs. Scherb mourut en 1842. Il repose au cimetière de Neuviller, aux côtés de Clarke et d'autres officiers du Premier Empire. Il était le neveu du général Scherb qui avait pris Legnano en 1805. L'uniforme qui se trouve au musée de M. Fritz Kieffer est celui que Scherb portait à Eylau lors de la fameuse charge des cuirassiers contre les chevaliers-gardes russes.

Non moins émouvante et glorieuse est la notice biographique consacrée au contre-amiral de Hell

d Oberkirch, ancien préfet maritime de Cherbourg. Né en 1783, Chrétien de Hell perdit son père en 1795. Député de Hague- nau, le baron de Hell était mort sur la guillotine. Sa veuve envoya le jeune Chrétien à Brest chez une parente. Arrivé à destination, l'enfant se heurta à une porte close : la maison était vide. Il erra à travers la ville. Recueilli par


1828. Pontonniers de Strasbourg, grande tenue Exécutés par M. G. Klænschi

des marins, on l'embarqua comme mousse. Amiral en 1839, il mourut en 1864, grand officier de la Légion d'honneur, au château d'Oberkirch. L'uniforme de l'amiral a été offert au musée national de M. Fritz Kieffer par le baron de Hell d'Oberkirch, conseiller général d'Obernai, son petit-fils.

L'époque de 1870 est largement représentée. Voici entre autres les uniformes du baron de Mullen- heim-Rechberg, de Strasbourg, capitaine au 1er hussards; de Ch.-E. Plarr, de Strasbourg, capitaine au 16e d'artillerie-pontonniers ; d'Antoine Kœssier, de Benfeld, maréchal des logis au 1er hussards; du baron Menno de Coëhorn, d'Ittenwiller, capitaine au 4e bataillon de mobiles à Sélestat; de Léon Scheidecker, capitaine au même bataillon ; de Myrtil Blum, de Strasbourg, lieutenant d'artillerie à la garde nationale mobile du Bas-Rhin; de Charles Streisguth, lieutenant au même corps; du baron Félix de Reinach-Werth, d'Obernai, chef de bataillon commandant la garde mobile de Sélestat; du capitaine Epp, de Strasbourg, du 6e pontonniers, tué au siège de Strasbourg; d'Edouard Weill-Wormser, lieutenant au corps franc de Gari- baldi; de Fernand Helmstetter, d'Entzheim, lieutenant d'artillerie, tué sur les remparts de Strasbourg, etc. etc.

M. Fritz Kieffer est un conteur intarissable.

— Tenez, nous dit-il, voilà un fanion. C'est celui du général Farny qui commanda le 5e corps à Orléans. Le général me l'a offert en 1903, en quittant le service actif. Dans sa lettre il m'exprimait

le regret de ne l'avoir pu mener lui-même en Alsace et il disait son espoir que le 5e corps l'y verrait un jour. Ce jour arriva en janvier 1919. C'était un dimanche matin. J'avais rencontré quelques artilleurs du 50e régiment qui m'avaient demandé le chemin de la caserne. Je leur offris de prendre un madère chez moi et leur montrai mon musée. En apercevant le fanion, l'un d'eux s'écria : « Mais c'est celui de notre corps d'armée ! » C'est alors que s'accomplit le vœu exprimé par le général Farny en 1903. J'expliquai aux artilleurs comment ce fanion se trouvait là. Mes braves se placèrent sur deux rangs (ils étaient une douzaine) et saluèrent au garde à vous. »

On sait que le père du général Farny était un modeste boucher du Finckwiller. Après avoir pris sa retraite, le général exprima le désir de venir passer quelques jours en Alsace. M. Fritz Kieffer fit les démarches nécessaires. L'autorisation fut refusée par l'assesseur de police Horning qui, après avoir feuilleté le dossier du général, avait découvert que celui-ci, en quittant l'armée, avait lancé un ordre du jour trop patriotique ! Il fallut une intervention personnelle auprès du ministre qui autorisa le général Farny à passer trois semaines à... Bühl, près Barr, avec interdiction de séjourner à Strasbourg.

L'uniforme d'un autre Strasbourgeois qui fut également commandant de corps se trouve là. Nous avons nommé le général Ernest Larchey qui commanda le 1ge corps à Alger. Médaillé de Crimée et d'Italie, commandant en 1870, colonel en Tunisie,


1832. Lanciers rouges de Nemours

Exécutés par MM. Garnier-Tanconville et Jules Schneider

plus tard membre du Conseil supérieur de la guerre, le général avait deux fils, dont l'un mourut commandant d'infanterie, alors que l'autre, capitaine de chasseurs à pied, était tué à Bellefosse en août 1914. Proposé pour le grand cordon de la Légion d'honneur, le général Larchey, presque nonagénaire, répondit : « Je ne veux pas être récompensé pour le sang de mes fils, morts pour la France. »

Signalons encore les uniformes du général A. Hartschmidt, de Strasbourg, qui commanda la 24e brigade d'infanterie; du général E. Riff, de Wissembourg, ancien commandant du 14e corps d'armée; du général A.-E. Strohl, de Strabourg, commandant la 2e division d'infanterie à Arras; du général Taufilieb (uniforme de colonel du 5e hussards); du général Georges Picquart, ancien ministre de la guerre; du général Hirschauer, premier gouverneur de Strasbourg, sénateur de la Moselle; du Dr. Jules Bœckel, médecin-major de lre classe; du Dr. André Boeckel, médecin-major de 2e classe à l'armée française d'Italie; de Mme la marquise de Loys-Chandieu, infirmière diplômée; du colonel Michel (uniforme de capitaine de gendarmerie) ; du lieutenant-colonel Jules Burkart; du baron Albert de Dietrich, officier interprète à la 10e armée; d'Edouard Weiss, sous-lieutenant au 17e bataillon de chasseurs, tué à Arras en 1914; du capitaine d'artillerie Joseph Gruss, tombé devant Verdun;; du capitaine de chasseurs Marcel Roth, tué à Lagny en 1918...

Quelques Strasbourgeois d'adoption ont tenu à avoir leur place dans le musée de M. Fritz Kieffer,

notamment le général Humbert, mort gouverneur de Strasbourg, en 1921 et M. Gabriel Alapetite, ambassadeur de France et commissaire général de la République de 1920 à 1924, qui a fait don de son uniforme de caporal au 124e d'infanterie.

Cet article serait incomplet si nous ne signalions pas la merveilleuse collection de petits soldats peints qui occupe une place à part dans le musée de l'allée de la Robertsau. On sait la prédilection des Stras- bourgeois pour les petits soldats peints, collés sur carton, découpés, puis montés sur des blocs de bois. On peut évaluer à cinquante le nombre des collectionneurs strasbourgeois, réunissant une armée de cent mille soldats.

Pour célébrer le 90e anniversaire de naissance d'un de ces collectionneurs, M. Fritz Kieffer avait organisé récemment dans sa propriété une exposition, à laquelle ont pris part les meilleurs de ces artistes : MM. G. Klaenschi, entrepreneur de peinture, R. Speich, droguiste, Jules Schneider, comptable, Ch. Spitz, pharmacien, et leur doyen, Paul Schmid, rentier, mort il y a quelques semaines et dont les magnifiques bataillons de 1800 à 1845 ont été complétés par l'admirable état-major de la collection Th. Carl, ancien négociant. Puis MM. Bretegnier, industriel, et Paul Martin, représentant, ont exposé des soldats de plomb peints par eux-mêmes. Ce sont des milliers de petits troupiers dont chacun est un chef-d'œuvre de finesse et de patience. Ils ont attiré dans les salons d'exposition de la propriété de M. Fritz Kieffer une foule extrêmement nombreuse.


1792. Les Pontonniers du Rhin Exécutes par M. Kla-,nschi

Nous le répétons : le musée militaire, dont nous venons de parler, est unique en son genre. Il est strasbourgeois ; il est alsacien; il est doublement français. Il est la création d'un homme qui a mis plus d'un demi-siècle à en réunir les pièces dont la valeur est considérable. L'intention bien arrêtée de M. Fritz Kieffer est d'éviter que ses collections soient dispersées un jour. En les réunissant, grâce à

un effort vraiment prodigieux, M. Fritz Kieffer a fait une œuvre éminemment louable et utile.

Ceux d'entre nous qui aiment passionnément tout ce qui se rattache au passé de notre province peuvent être persuadés que le créateur de ce beau musée prendra ses dispositions afin que Strasbourg ou l'État en assure la perennité.

Paul BOURSON.

1832. Infanterie légère

/-.'.m u/os par MM. damier I*tinconville et Iules Sciiiicitlei-


LES

GRANDES CONFÉRENCES DE STRASBOURG

1928-1929

CLAUDE FARRÈRE - JEAN THARAUD

MADAME TABOUIS - HENRY TORRÈS - MAURICE BEDEL

s

trasbourg a été, à toutes les époques de son histoire, un centre intellectuel. Le public s'y est toujours passionné pour les choses de l'es-

prit : la littérature et l'art l'attirent. On peut s'en rendre compte facilement en parcourant les « carnets du jour». Les concerts abondent; les tournées théâtrales se succèdent sur un rythme précipité. Depuis novembre enfin, le succès obtenu par les Grandes Conférences de Strasbourg est une preuve nouvelle, — bien faite pour nous réjouir, — de l'activité intellectuelle de notre belle cité. Un organisateur de talent, des conférenciers de choix, telles sont, en peu de mots, les raisons de cette réussite.

L'organisateur ? Vous le connaissez bien, vous tous qui êtes à l'affût du mouvement littéraire contemporain : il vous a souvent accueillis et conseillés. Moi, je l'ai rencontré pour la première fois à Marseille. Nous étions tous deux à V Univers. La température était chaude; et nous avions très soif. Nos tables se touchaient. Entre Provençaux de bonne souche on fait vite connaissance. La foule grouillante qui défilait devant nous, en un spectacle étourdissant de couleurs et de paroles, nous délia la langue. Nous étions deux vieux amis, quand nous quittâmes, après l'apéritif, la table ronde du café. Nous avions devisé sur tant de choses communes et qui nous étaient également chères : Arles et ses antiquités; Aix et ses bijoux d'hôtels du XVIIIE siècle et ses fontaines jaillissantes; Toulon et sa rade si belle dont les yeux né peuvent se détacher. Par surcroît, il se trouvait que tous deux nous habitions Strasbourg. Et d'un nouveau lien ! Mais à tout seigneur tout honneur. En cette bonne Alsace, où la radieuse Provence a envoyé nombre de ses enfants, il fallait un représentant du pays du soleil. Et voilà comment, le crayon de Gassier aidant, Roger REBSTOCK est devenu «Consul de Marseille » à Strasbourg. Il est bien autre chose encore : l'organisateur d'un des régals préférés du public strasbourgeois, les belles conférences littéraires.

Le mardi, 21 novembre 1928, le cycle des Grandes Conférences de Strasbourg fut inauguré devant une assistance considérable, l'élite de notre ville. Ces magnifiques débuts étaient dus à la personnalité de Claude FARRÈRE, l'auteur si divers de La Bataille, de Fumée d'Opium et des Petites Alliées. Chacun voulait connaître celui qui avait su renouveler l'exotisme après Loti. On était attiré par ce marin, amoureux du rêve, du fantastique et des « paradis artificiels », qui se passionne pour le mystérieux, l'extravagant, l'étrange. Car, avec .Claude Farrère, on vit en pleine aventure; on côtoie de vieux forbans, à moins que ce ne soient ces aimables courtisanes qu'il a campées dans le Vieux Toulon qu'il aime si profondément.

Or, Farrère avait choisi comme sujet de sa causerie, un aventurier de génie : non point un héros de son imagination, mais un authentique personnage en chair et en os, le Duce. C'était assez. Claude Farrère fit plus. A tant de signes favorables, il ajouta le charme de sa parole, la vivacité et la spontanéité de ses observations. Bref, il ne fut pas, devant le mince tapis vert, le conférencier guindé et réfrigérant que l'on souhaite voir finir, mais le charmeur dont on regrette le départ trop hâtif.

Procédant par touches très fines, Claude Farrère présenta à ses auditeurs un Mussolini très vivant, à la physionomie cordiale, fine, ironique, au sourire jeune, presque enfantin, à la gravité pensive quand il s'agissait d'expliquer les raisons de la révolution qu'il avait accomplie.

Il montra la situation de l'Italie au lendemain de la guerre, pantelante, nerveuse, désorganisée, en proie à l'anarchie des masses. Il la décrit telle que le Duce l'avait faite, disciplinée et laborieuse. Il s'arrêta à la description d'une Rome nouvelle, dont les maisons ont conquis la rive droite du Tibre, suivant une formule d'urbanisme qui a des traits communs avec celle mise en action au Maroc par le Maréchal Lyautey. Claude Farrère aborda les problèmes économiques et sociaux qui s'étaient


Maurice Bedel l'holo Henri Martinie

posés à l'attention de Mussolini, en vue de développer l'activité et la prospérité du pays. Il campa un Duce, animé de beaucoup de bienveillance à l'égard de la France (plus puissante d'ailleurs que l'Italie), et qui estime que l'enjeu de la Tunisie ne serait pas une raison suffisante à un conflit; d'autant plus que l'Angleterre interviendrait toujours pour empêcher l'Italie de tenir à la fois la Sicile et Tunis.

Vu sous l'angle religieux, Mussolini apparaît à Farrère, comme pratiquant à l'égard du Pape une politique apaisante. Sans doute, il veut contrôler toutes les écoles d'Italie, mais il n'est pas anticlérical. Il veut une seule chose, — et c'est sa passion dominante, — développer chez ses concitoyens le sentiment patriotique.

Arrivé au terme de sa belle causerie, Claude Farrère n'a pu s'empêcher de saluer dans le chef actuel de l'Italie un très grand homme, dont le gouvernement a sauvé le pays de l'anarchie, et qui a rendu à l'Europe et à la France en particulier un inappréciable service, en établissant dans la péninsule un foyer puissant de tenue et d'ordre. Certes, ajouta-t-il, l'Italie fait tous ses efforts à l'heure présente, pour conquérir, à notre détriment, un grand prestige dans la Méditerranée. Mais pourrait-on imputer à notre sœur latine la perte de notre influence séculaire en Orient, et ne nous

appartient-il pas de nous défendre et de réagir, suivant les exigences de notre mission bienfaisante dans le Levant ? Et donnant toute sa pensée, Claude Farrère estime, non seulement égoïste, mais maladroit, de porter un jugement de parti-pris sur l'œuvre du dictateur italien.

Un mois ne s'était pas encore écoulé après cette brillante conférence, que M. Jean THARAUD venait entretenir le public fidèle des Grandes Conférences de Strasbourg des Rêves d'Israël.

Les œuvres de J. et J. Tharaud sont bien connues. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on admire en

elles l'art du conteur et l'habileté de la narration. Les deux frères, en une collaboration très étroite et très harmonieuse, ont écrit à l'heure qu'il est une œuvre fort diverse. Les grands problèmes contemporains, les événements extraordinaires du passé les ont attirés : à côté de la Bataille à Scutari d'Albanie, ils ont brossé en fresque la Tragédie de Ravaillac.

C'est dans l'intimité de Barrès qu'ils ont appris «à loisir et comme inconsciemment le sens traditionnel d'une phrase française, l'art d'utiliser leurs visions, et de distraire de leur propre souvenir la matière impérissable de beaux livres ». Ceux qui, à une interview d'Emile Henriot, répondaient qu'ils voulaient qu'un livre fût comme une symphonie, ont écrit en effet des œuvres, impeccables par la sobriété du détail, et qui baignent dans une atmosphère d'émotion concentrée.

Le visage d'Israël les a séduits. Ils ont dévoilé les mystères des ghettos ténébreux, fait revivre les mœurs et les rites juifs, et les pogromes terrifiants de l'Ukraine. MM. J. et J. Tharaud enfin, ont porté leurs pas jusqu'à Jérusalem. Là, ils ont contemplé la merveilleuse mosquée d'Omar, la façade romane du Saint-Sépulcre, les blocs énormes du mur des Pleurs. C'est à Jérusalem que M. Jean Tharaud nous a conduits, dans la belle conférence qu'il fit au Conservatoire de

Jean Tharaud


Musique, le mardi, Il décembre 1928. Il nous a présenté l'antique cité, avec ses vieilles maisons, ses rues étroites, ses synagogues sombres. Remontant dans le passé, il a rappelé la civilisation brillante que la ville connut, depuis la mort de Salomon jusqu'à l'arrivée de Nabu- chodonosor et dont il reste si peu de choses. Successivement chaldéenne, grecque, romaine, byzantine, elle fut modelée par les «Francs», en attendant que les Arabes et Turcs ajoutassent leurs apports aux restes d'un passé plusieurs fois millénaire.

De nos jours, il est un monument qui symbolise les rêves d'Israël, le Mur des Pleurs. Devant lui, M. Jean Tharaud a vu la foule des vieux Juifs aux robes bariolées, mais aux tons fanés et délavés, prier et se lamenter. Mais quel miracle pourrait réaliser le rêve si longtemps bercé ? Déjà, avant 1914, nombreux étaient les vieux Juifs de l'Europe orientale qui gagnaient Jérusalem pour y mourir. Dans la campagne, le baron de Rot- schild avait créé des colonies, où des agriculteurs juifs cultivaient l'oranger et la vigne. Tous attendaient le retour du peuple élu dans l'antique Sion. Le miracle se produisit au début du xxe siècle. Au lendemain de l'affaire Dreyfus, le journaliste juif Hertzel, résidant à Paris, conçut le mouvement sioniste. Mais le Sionisme se heurta à des difficultés graves : au scep-

Claude Farrère l'hotn lien,i Manuel

ticisme des Juifs d'Occident s'ajouta l'indifférence de la masse juive pieuse de l'Europe orientale.

La Grande Guerre produisit un nouveau miracle, auquel, l'Angleterre pour des raisons sentimentales et politiques, ne fut pas étrangère. Il fallait faire de la Palestine la forteresse capable de protéger le canal de Suez et la route de l'Inde. A la fin de 1918, les Juifs d'Orient firent l'assaut de Jérusalem et envahirent la ville. Toutes difficultés n'étaient pas aplanies : les vieux Juifs virent arriver avec effroi ces Sionistes qui leur ressemblaient si peu, qui ne venaient pas pour prier mais pour travailler, qui ne se proposaient pas une renaissance religieuse, mais une œuvre nationale. Sionistes et Anglais se disputèrent l'autorité; quant aux Arabes, très exaltés vis-à-vis des nouveaux venus, ils ne purent

Henri Torrès

être maintenus dans l'ordre que grâce à l'autorité anglaise.

Pourtant, si M. Jean Tharaud estime que l'élan national a échoué, il constate aussi que la situation semble s'améliorer dans ces derniers temps. En tout cas, l'effort n'a pas été complètement inutile, puisque les Sionistes se sont donné une langue nationale, l'hébreu, qu'ils ont adaptée aux nécessités de la vie moderne, et qu'une Université hébraïque couronne le Mont des Oliviers.

Il y a plus : l'internationalisme de Moscou et le nationalisme palestinien se lient par une idée commune : la race juive, qui est la race élue, est chargée de conduire l'humanité. Et le rêve sublime n'est-il pas près de se réaliser au regard de ceux qui voient en Jérusalem la capitale prochaine du monde ?

A la fin janvier, Mme TABOUIS vint nous apporter le sourire de l'Égypte, en évoquant avec beaucoup de talent la physionomie délicate du Pharaon Tout Ank Amon. Elle ouvrit sa conférence sur le récit d'un événement considérable : la révolution religieuse opérée par Aménophis IV. Ce souverain avait substitué au culte du dieu Amon, grossier et artificiel, celui du disque solaire « créateur de toute vie et de toute lumière ».


Secouant une tutelle sacerdotale insupportable, il avait délaissé Thèbes pour Khoniotonon, la Tell El Amarna moderne. C'est dans ce nouveau cadre, que Tout Ank Amon avait grandi, assistant à ces cérémonies magnifiques qui se déroulaient, au déclin du jour, en l'honneur du soleil, au son des cymbales, tandis que la sourde mélopée des chanteurs aveugles s'élevait vers Aton, «initiateur de la vie». Mais Aménophis IV meurt et laisse son empire dans une situation difficile. Tout Ank Amon, après une lutte très vive entre les prêtres et sa conscience, abandonne le culte tout de spiritualité, d'amour et de paix créé par son père et, renouant la tradition séculaire, regagne Thèbes. Mme Tabouis a donné

une peinture fort attachante de ce règne trop bref, que rompt brusquement la phtisie.

Dans les premiers jours de février, Me Henry TORRÈS est venu parler de la Cour d'assises. Née de la Révolution, le jury a survécu à tous les régimes, résistant aux attaques de Napoléon, qui s'efforça de rogner ses attributions. Mais l'empereur a eu le grand mérite d'introduire dans le Code d'Instruction criminelle la notion de responsabilité, que l'Ancien Régime avait ignorée et qui porte l'empreinte de son génie.

Chemin faisant, Me Torrès évoqua les littérateurs qui ont consacré quelques-unes de leurs œuvres au jury : Balzac qui a écrit, avec Une Ténébreuse Affaire, le roman le plus

Roger Rebstock

Caricature de H. Il. (îassicr

profond de la Cour d'assises; André Gide. Il insista sur la nécessité de réformer la grande institution populaire, suivant la formule adoptée en Belgique, en 1919 : le jury, participant à l'application de la peine, reste ainsi maître de la décision de culpabilité.

Me Torrès a terminé son exposé en parlant des avocats. C'est en présentant cette galerie de portraits des maîtres du barreau français, qu'il a donné le plus magnifiquement sa mesure. Il a campé avec une belle éloquence les silhouettes de Berryer, dont Jules Favre disait « mon sublime adversaire », et qui, légitimiste, ne refusa jamais le concours de son admirable talent à ses adversaires politiques; de Laborie, défenseur de Vaillant et de Zola; d'Henri-Robert, à l'éloquence toujours directe; de Campinchi, à la dialectique faite de science et de mesure; de Moro-Giafferi, à la fois fauve déchaîné et dompteur qui apaise, avec ce talent qui lui est propre de changer l'atmosphère du prétoire par une intervention impétueuse, foudroyante, toujours belle.

Ces jours derniers, enfin, M. BEDEL est venu entretenir le public strasbourgeois de la Femme du Nord et la Française. L'auteur de Jérôme 60° de latitude Nord, avec ce quelque chose de nonchalant et d'ironique qui le caractérise, a tracé de la femme du Nord un portrait vivant : passionnée de politique, désireuse de se « masculiniser », aimant le travail qui libère, la Scandinave est bien différente de la Française. Ayant le sens de la réalité, intrépide sous ses airs de candeur rose, elle n'est pas celle qui attend l'heure du mariage dans une immobilité stérile. Car, pour elle, se marier n'est qu'un aléa. M. Bedel a insisté tout particulièrement sur l'amour de la vie qui l'anime et cet esprit de cama-

raderie, né de la similitude des exercices, des études et des jeux avec l'homme.

Le Scandinave est très loin de la psychologie française. Le Français est formé, dès l'enfance, à l'école du sentiment par l'étude des classiques, où l'amour revient sans cesse. La sensibilité scandinave est touchée, avant tout, par les beautés de la nature, la montagne, les lacs, les fjords, la mer. Les peuples du Nord sont placides en amour. Ce qui l'emporte chez eux, c'est le goût du plaisir de vivre, le sens du « home », douillet et confortable, de M. Bedel a trouvé comme un écho dans certains intérieurs alsaciens. Ils sont enfin doués d'un esprit démocratique qui, appliqué aux relations des sexes, bannit la galanterie et établit une égalité qui, par certains côtés, en-

lève à la femme son prestige.

D'ailleurs, M. Bedel, très galant, ne désespère pas de la Française. Il ne craint pas que l'on arrive en France à tuer à la fois le romanesque et la souveraineté de la femme, inspiratrice de tout ce qui est beau et noble. La femme française a trop longtemps donné à l'homme la gloire, trop souvent décidé de ses succès littéraires ou politiques, pour laisser tomber, un jour prochain, le flambeau.

Le succès remporté par les causeries organisées par M. Roger Rebstock fait bien augurer de l'avenir. Il ne, pouvait en être autrement, quand on songe que les Grandes Conférences de Strasbourg se proposent, en faisant appel aux écrivains français les plus représentatifs de notre époque, de donner à ceux qui les suivent, un tableau éclectique du mouvement intellectuel contemporain.

Félix PONTEIL.


SPINDLER - HANSI - DELAHACHE

1

1 m'arrive de méditer sur les peintres vivants de l'Alsace. Chez beaucoup leur per. sonnalité a su imposer leur art, chez Lien peu

le contraire est arrivé. J'ai promis autrefois a Charles Spindler et à notre ami J. J. Waltz, dit Hansi, tous deux vénérables, tous deux restés jeunes et vivants, de parler de leurs œuvres, je veux dire des livres qu'ils publient. Peintres vaillants, auteurs savoureux l'un, Spindler, fondateur de la Revue alsacienne illustrée, l'autre, Hansi, fougueux polémiste, conteur joyeux, tous deux n'illustrent-ils point, par leur vie même, ce que nous écrivions tout à l'heure ? Encore convient-il de le remarquer : leur personnalité alsacienne a imposé la vision qu'ils avaient du microcosme alsacien — mais cette vision après tout se fût matérialisée sans cela. Disons donc, pour corriger ce que pourrait avoir de désobligeant la réflexion que nous faisions qu'il n'est pas possible, en Alsace, même aux artistes, de rester toute leur vie, étrangers aux luttes qui déchirent leur province.

Le livre que Charles Spindler consacre à Ceux d'Alsace (1) est certainement remarquable. Il diffère de L'Alsace pendant la guerre (2), ouvrage important, que bien des Alsaciens ont voulu ranger parmi les «Alsatiques» curieux de leur bibliothèque. Ce qui fait la saveur de ce livre-ci c'est qu'il est tout en historiettes, en anecdotes charmantes, en bons mots. Par son humour il arrive que Charles Spindler, bien que différent de lui, s'apparente à J. J. Waltz, dit Hansi. Charles Spindler fait mille et une remarques dont beaucoup sont à retenir. Par exemple, pour ne les point approuver tout-à-fait, celles qui concernent le problème délicat que pose devant l'Alsace l'étude comparée des deux langues littéraires : l'Allemand et le Français, et du dialecte alsacien.

Charles Spindler en écrivant que le haut allemand est la langue maternelle des Alsaciens est sûr de faire plaisir à quelques-uns. Il trouvera des approbateurs, il les connaît d'avance. Il en trouvera en Alsace, il en trouvera ailleurs. Tout en reconnaissant que, tour à tour, des Alsaciens, comme

(I) Edition des Horizons de France.

(2) Librairie Treuttel et Wurtz, Strasbourg.

pour rétablir l'équilibre, ont dft batailler pour le maintien du français — avant 1914 — pour le maintien de l'étude de l'allemand — après 1918 — il faut bien l'avouer : Charles Spindler pose mal la question. Il se trompe, bien qu'il soit de bonne foi.

La langue maternelle des Provençaux ou des Bernois ce n'est ni le français ni l'allemand. C'est le provençal et le dialecte bernois. La langue maternelle des Alsaciens est donc le patois alsacien. Car, c'est bien ce patois que la mère parle à l'enfant, non la langue de Goethe, ni celle de Schiller. Et, d'une façon générale : la langue que parle un peuple est plus importante que celle qu'il écrit. Pour que survinssent au XIXe siècle un Hugo et un Balzac, et avant eux, au XVIIIe, un Voltaire et un Diderot, et avant eux encore, aux XVIIe et XVIe siècles un Molière ou un. Rabelais, il a fallu que le bon peuple de France parlât et chantât durant des siècles cette langue qu'ils ont après lui pris la peine de fixer. Les écrivains, si grands soient-ils, ne font jamais un peuple. Les peuples, pour obscurs qu'ils demeurent, font les écrivains. Ici, l'importance de la parole passe celle de l'écrit.

Il y a autre chose. Il y a la volonté populaire.

L'Alsacien du peuple, — je ne dis pas tels fonctionnaires, ecclésiastiques ou civils — veut apprendre le français. Isoler le facteur philologique, et négliger la psychologie, c'est courir au devant de ces jugements incomplets, si voisins de l'erreur. Après quoi nous savons tous que les dialectes allé- maniques relèvent de la langue allemande. Je ne discute pas les faits. Nous savons aussi que le haut allemand est le dérivé, que les dialectes sont à l'origine. Mais n'insistons pas. J'en ai dit assez pour que la complexité du problème apparaisse et l'arbitraire d'une excessive simplification.

Le livre de Spindler toutefois n'est pas un tissu d'erreurs. Il contient bien des vérités. C'est le livre d'un observateur direct, et il est, à la fois, bien imprimé et bien présenté. Je regrette seulement qu'on en ait confié l'illustration à Elzingre. Tant d'Alsaciens eussent pu mettre au service de Spindler leur expérience ou leur talent. Et d'ailleurs, que n'a-t-il illustré lui-même ce livre qu'il écrivait, mais qu'il pouvait peindre et dessiner aussi bien ?


Charles Spindler s'intéresse à Ceux d'Alsace, c'est-à-dire aux Alsaciens. Hansi dans son Alsace (1) s'occupe moins des habitants, j'entends de ceux d'aujourd'hui que du paysage de l'Alsace, moins des problèmes linguistiques que de l'histoire.

Son livre est un guide charmant, c'est une œuvre de vulgarisation. Ne préférons pas la formule du livre L'Alsace de Hansi, à celle de Ceux d'Alsace de Spindler. Les deux formules sont dictées par l'esprit dans lequel sont conçues les collections auxquelles chacun de ces ouvrages appartient. Il semble pourtant que Hansi, si l'on considère l'ensemble du volume, texte et iconographie, ait mieux réussi que Spindler. L'illustration correcte de Ceux d'Alsace, n'ajoute rien au commentaire de Charles Spindler, tandis que les bons documents héliographiques fournis par les éditions Arthaud conviennent excellemment au but que se proposaient l'auteur et les éditeurs. Les deux cent trente-six gravures de L'Alsace par Hansi renseignent non moins que le texte clair, complet, le touriste français ou étranger. L'aquarelle à la première page de la couverture est fort plaisante. L'épisode des Suédois dans le Sundgau, à la page quinze, est remarquable, il n'est pas le seul de cette qualité. Ni le polémiste, ni le vulgarisateur, ni l'enlumineur, ni le conteur qui tous quatre ont nom Hansi, ne sont morts. Qu'on se le dise !

Deux livres sur l'Alsace, deux Alsaciens connus, deux témoignages. Quelle bonne fortune pour nos collectionneurs !

Georges Delahache qui vient de nous quitter était un homme tout court avant que d'être un érudit, un homme de cœur autant et plus qu'un homme de lettres. Il était né en 1872 à Nancy d'une famille alsacienne. Il avait été déraciné par les événements. Mais il s'attacha fermement à ce qui fut l'œuvre de sa vie : l'étude amoureuse et passionnée de l'Alsace, l'exaltation des souvenirs français de cette province, la collaboration avec tous ceux qui tentaient d'y maintenir des forces opposées au germanisme, l'action directe et indirecte sur de vastes milieux français.

Qui n'a pas approché Delahache avant 1914, lors de ses visites à Strasbourg, qui n'a pas perçu le son du vibrant amour avec lequel il s'attachait à sa mission n'aura pas connu l'homme et, malgré ses qualités durables, ignorera quelque chose de l'écrivain.

Je me souviens d'une de ces soirées d'avant- guerre où il dînait dans ma maison paternelle en

(1) Aux Editions Arthaud, Grenoble.

compagnie d'Alphonse Séché, du professeur Kiener et du docteur Bucher. Le docteur dont la conversation, parfois, était étincelante était une personnalité toute en action directe, immédiate sur l'individu. Delahache semblait modeste, probe, effacé. Mais il savait rappeler, sans faire effort, par quelques mots,

sa science solide, son jugement droit, ses habitudes de précision. C'était le lendemain d'un jour où, voulant se rendre compte des choses sur place, il avait demandé à mon père, ancien combattant de 1870, dont il était l'ami, de bien vouloir l'accompagner à Schillik afin de lui indiquer exactement quel chemin avait pris Valentin, le dernier préfet français, pour rentrer dans Strasbourg, ville assiégée.

Ses pérégrinations à travers l'Alsace mettaient Delahache en contact avec de nombreux Alsaciens.

La simplicité de son abord, sa loyauté, sa droiture lui gagnaient tous les cœurs. Aussi, malgré ses mérites, est-ce moins l'historien d'art, ni l'historien tout court, l'auteur de la Cathédrale de Strasbourg, ni \ celui de la Carte au liseré vert et de l'Exode, ce chef-d'œuvre d'émotion française, ni encore celui des Débuts de l'Administration française en Alsace que l'on voudrait rappeler ici. Non, c'est l'homme, j l'Alsacien revenu au foyer, qui gardait au cœur | quelque chose toujours du souvenir de sa nostal- gie ancienne et de la joie du retour.

Cette personnalité de Delahache était un mélange d'humour et de simplicité, son affectueux attachement aux choses et aux gens d'Alsace le rendait sympathique. Il n'était pas de ceux qui, mécontents d'eux-mêmes, s'ingénient à tout critiquer. A Strasbourg où il était revenu, capitaine et chevalier de la Légion d'honneur, aux archives de la ville, entouré de ces livres, qui étaient parmi ses amis les plus fidèles, Georges Delahache était heureux.

Il semblait qu'il n'eût plus rien à désirer. Le retour de l'Alsace à la France, de l'Alsacien à Strasbourg française comblait ses vœux. Il était pareil à celui qui vécut et lutta dans la plaine avec le désir d'escalader les monts et qui, l'ascension faite, se repose délicieusement.

Les dieux veillaient qui ne veulent pas que le bonheur des hommes soit complet. La maladie se prit à ronger le corps de ce laborieux. Longtemps il lutta contre le mal. Il eut la plus longue, la plus effroyable des agonies... Mais il avait du moins vécu son rêve, il s'était obstiné à ne vivre que lui.

Il laisse une œuvre qui ne périra pas, il s'y ajoute le souvenir de son action personnelle. Aucun de ceux, qui, en France et en Alsace, ont suivi ses efforts n'oubliera sa vie de dévouement éclairée comme d'un feu constant d'une passion unique.

Claude ODILÉ.


LE GROUPE DE MAI

1919-1929

JACQUES GACHOT, BALTHASAR HAUG, ÉDOUARD HIRTH, MARTIN HUBRECHT,

LUCIEN HUEBER, LOUIS-PHILIPPE KAMM, LISA KRUGELL,

CHARLES SCHENCKBECHER, SIMON -LÉVY ET PAUL WELSCH

par ROBERT HEITZ

u

-ne certaine lâcheté et peut-être quelque basse envie nous a fait perdre l'habitude de fêter les anniversaires de nos contemporains, même

illustres, tant qu'ils vivent parmi nous. On attend,

pour leur jeter des fleurs, qu'ils aient rejoint les sombres bords ou que du moins ils aient atteint un âge qui exclut les surprises désagréables. Or, les artistes du Groupe de Mai n'ont même pas la prétention d'être des grands hommes et ils sont — Dieu merci — bien vivants. L'hommage qu'on entend leur rendre ici pour le dixième anniversaire de leur groupe comporte donc quelque risque. Voilà, ne manqueront pas de dire certains, bien de l'honneur pour ces jeunes gens, alors que tant d'anciens, etc... Evidemment. — Est-ce, diront d'autres, un enterrement sous les fleurs ?

Non. Nous voudrions simplement marquer la place importante qu'a

Lucien Hueber Paris, rue Delambre (1928)

prise cette association dans la vie artistique de notre province. Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici un aperçu complet sur la carrière ar-

tistique de chacun des peintres du groupe ni une appréciation critique de leurs œuvres. Le Groupe de Mai en tant que groupe nous intéresse autant sinon plus que les artistes qui le composent.

Qu'est-ce que le Groupe de Mai ? Quoiqu'on n'en ait jamais convenu, il a été, lors de sa création, une sélection opérée parmi une génération de peintres alsaciens. C'est là sa force et sa faiblesse. Sa force : tout compte tenu des différences de tempérament qui existent entre artistes d'une certaine valeur, l'âge à peu près égal et la formation commune créeront toujours des affinités marquées. Les artistes qui en 1919, décidèrent de partir en groupe à la conquête de la gloire, avaient fait sensiblement les mêmes écoles. Ayant opéré une sélection par élimination, ils eurent la chance de trouver deux

animateurs tels que Hans Balthasar Haug, aux initiatives multiples, à la vaste culture, et Simon- Lévy dont l'autorité et le sens critique très sûr leur


Paul Welsch

Paris, Pont Saint-Michel (1924)

ont été précieux. L'homogénéité relativement grande qui a été obtenue ainsi implique cependant une faiblesse. En effet, le Groupe de Mai ne saurait avoir la prétention de représenter tous les aspects de l'art alsacien. Alors que l'un des meilleurs parmi nos peintres, Daniel Schœn, pourrait aisément faire partie du groupement, il n'en est pas de même d'Emile Schneider par exemple. L'art raffiné et un peu inconsistant de ce peintre est à l'opposé de la vigueur assez matérielle qui caractérise la plupart des peintres du Groupe de Mai. (Pas tous, comme nous essaierons de le montrer plus loin). Le groupe ne compte pas davantage de représentant du courant romantique de l'art alsacien, duquel émergent dans le passé Gustave Doré, Théophile Schuler, Léo Schnug et que représentant actuellement, à des degrés différents, Paul Iské, Albert Thomas, le jeune Brunck de Freundeck et quelques autres.

Pour bien établir quelle a été la tendance première du groupe et son apport à la peinture alsacienne, il faut esquisser en quelques lignes l'état de l'art régional à la veille de la guerre.

Plusieurs peintres, et notamment Lothaire de Seebach, Lucien Blumer, Emile Schneider, représentaient la tendance impressionniste. Dans leurs paysages et compositions aux couleurs claires, la recherche de l'atmosphère vraie dominait toute autre préoccupation. D'autres, Beecke, Stoskopf, Spindler pour les figures, Daubner, Cammissar, Kœrttgé, Krafft pour le paysage, pratiquaient un réalisme que certains seraient tentés aujourd'hui d'appeler photographique. Dans les portraits de Léon Hornecker, le grand homme de l'époque, la photographie était retouchée, plaisante à l'excès. Jordan, professeur à l'École des Beaux- Arts de Strasbourg, peignait avec infiniment d'application et peu de tempérament de grandes machines historiques et mythologiques qui fai-


Simon-Lévy Le Terre-Neuvien (1928)


Martin Hubrecht Les Douanes de Carqueiranne (1928)

saient les délices des collégiens et de leurs professeurs. Les jeunes avaient pris comme modèles les peintres qui, en France ou en Allemagne, essayaient d'utiliser à des fins décoratives, certaines trouvailles des impressionnistes ; c'est ainsi que Paul Ledoux s'inspirait de Puvis de Chavannes, qu'Allen- bach, Hueber et beaucoup d'autres subissaient l'influence de peintres tels que Dill, Habermann, Erler, Putz. Seul, Jacques Gachot semblait connaître l'un des maîtres de la peinture moderne ; chez lui apparaît dès 1912, à la grande stupéfaction du public strasbourgeois, l'influence très nette de Van Gogh.

Telle était encore, grosso modo, la situation lorsque, en 1919, quelques peintres de la génération qui avait alors entre 25 et 35 ans éprouvèrent le besoin de former le groupe qui, plus tard, prit le nom de « Groupe de Mai ».

Ce n'est qu'en mai 1920 qu'ils purent, dans une exposition représentative, affronter le public. On ne pouvait pas se tromper sur le sens de cette manifestation. La volonté de renouveler l'art alsacien qui somnolait sur les acquêts des générations disparues, était exprimée avec une clarté qui ne laissait rien à désirer. Cependant il ne se dégageait de l'ensemble aucune directive commune. Par une imitation assez maladroite de Van Gogh,

de Cézanne, des expressionnistes allemands, on essayait de remplacer les recettes d'école. L'impression d'ensemble était assez disparate. On semble s'en être rendu compte immédiatement, puisqu'à l'exposition qui suivit ces débuts — elle eut lieu chez Bernheim jeune à Paris en février 1921 — plusieurs noms ne figuraient plus au catalogue. Pour cette manifestation on avait tenu à inviter, en même temps que l'élite des jeunes, le père Ebel, doyen de la peinture alsacienne, dont l'intensité de sentiment et la technique, en apparence nonchalante, répondaient assez bien à certain goût moderne. Dès ce moment — et cette impression se confirmera aux trois expositions qui suivront le même année à Strasbourg — on notait l'influence prépondérante de Paul Cézanne. Voici le fait nouveau : les Alsaciens ont pris contact avec le peintre qui incarne le plus pur esprit méditerranéen et latin. C'est, sans aucun doute, à Simon-Lévy, qui est quelque chose comme le légataire universel du maître d'Aix, que le groupe d'abord, puis l'art alsacien en général, doit cette influence féconde et durable. Pour un certain temps, l'exemple de Cézanne, interprété par les tempéraments divers, donnera son unité au groupe et le séparera nettement de la plupart des autres peintres alsaciens, qui restent attachés à ce qu'ils croient être la


vérité objective. Aujourd'hui, cette différence est devenue moins manifeste. (Il ne s'agit ici, bien entendu, pas d'une appréciation de qualité ; ce que nous voudrions, c'est rendre sensible une évolution de style). Les peintres de la pléïade ont-ils abandonné la voie cézannienne ? Il est évident qu'ils n'appliquent plus avec autant de désinvolture qu'au début la formule technique du maître.

Hueber, Gachot, Hirth, Mme Krugell ont longtemps usé et abusé du coup de pinceau en facettes qui est un des charmes les moins profonds de Cézanne. « Il conviendrait », a dit Simon- Lévy, qui à ses heures est un excellent théoricien d'art, « il conviendrait de montrer combien certains peintres — et de ceux qui se croient les mieux informés — ont mal compris la leçon du maître d'Aix. Ils ont été bien davantage tentés par le canevas de Cézanne que par son esprit, ne se rendant pas compte qu'un homme qui a tant cherché dût établir à son propre usage des théories plastiques, des systèmes si l'on veut, mais que ces moyens ne sont pas des lois que chacun puisse appliquer pour son propre compte ». En renonçant au coup de pinceau cézannien, les peintres du Groupe de Mai n'entendaient nullement se soustraire à l'influence du maître ; ayant pénétré l'esprit de son art, ils

pouvaient en négliger la lettre. Martin Hubrech t qui, à partir de 1922, expose avec le groupe, applique une technique résolument différente. Formé à l'exemple des primitifs, il renonce à la vibration que donne à une toile le canevas des coups de pinceau non fondus. Les tons locaux sont posés avec précision, la toile se compose par le jeu des contours et des masses ; les touches n'y sont pour rien. Ce style — que Hubrecht a d'ailleurs abandonné récemment — semble mieux répondre au fond de matérialisme du tempérament alsacien que la subtile et flottante mosaïque de Simon-Lévy. Le fait est que, peu à peu, Lisa Krugell, Schenck- becher, Hueber, Kamm (qui était d'ailleurs de tout temps le moins cézannien de l'équipe) reviennent à une facture lisse où le coup de pinceau épouse exactement la forme. C'était évidemment fausser compagnie à Cézanne et, plus encore, à Simon-Lévy qui à poussé très loin le souci de se libérer de l'objet, de faire une peinture qui ne doive rien à la sculpture, de créer des architectures colorées où la seule couleur forme un équivalent de la nature. Cette évolution, à laquelle participaient d'ailleurs un certain nombre d'autres peintres alsaciens, eût pu ramener les peintres du groupe au réalisme un peu sec de l'ancienne géné-

Martin Hubrecht Faubourg de Reims (1928)


Édouard Hirth Coin d'atelier (1928)


Paul Welsch Le rocking-chair (1928)

ration. Mais malgré le retour à un style plus linéaire que pictural, ils ont profité de l'influence de Cézanne. Si, en partie, ils semblent définitivement réfrac- taires aux abstractions raffinées de Simon-Lévy, ils ont cependant emporté de l'école cézannienne un sentiment plus sûr des nuances, le sens des lois

propres d'un tableau et le courage d'interpréter plus librement les éléments du monde extérieur.

Mais il est temps de reprendre notre rôle de chroniqueur. En 1921 le groupe fut baptisé. Ce


fut, sauf erreur, le critique d'art de « La République » qui choisit le nom de l'enfant, déjà bien remuant et combattif. L'année suivante, la place d'honneur de l'exposition annuelle revient à une importante rétrospective du peintre alsacien

Lisa Krugell Portrait (1929)

René Beeh (1886-1922). Presque inconnu au public, cet artiste a été l'auteur de toiles d'un vigoureux réalisme et surtout de remarquables aquarelles et dessins, nerveux, expressifs, dont quelques-uns dignes de Delacroix. Parmi les artistes étrangers que le groupe a invités à ses expositions annuelles, il faut citer Dunoyer de Segonzac qui, en 1923, montrait ses illustrations pour « Les Croix de bois »,

« Boule de Gui », « L'Education sentimentale » et « Tableau de la Boxe». Entre temps le Groupe de Mai s'était adjoint des sections dramatique et musicale. Nous ne pouvons décrire en détail la féconde activité de ces deux sections malheureuse-

ment disparues aujourd'hui. Il suffira de rappeler que ce sont elles qui ont présenté au public stras- bourgeois Pitoeff, Copeau, Dullin, Jouvet, Baty, la Compagnie du Chariot et — par ailleurs — Honegger, Milhaud, Auric, Ravel ...

Si, ce que l'on dit des peuples, est vrai pour les groupements artistiques, le Groupe de Mai — peinture — a atteint la félicité : à partir de 1924, il


Simon-Lévy Négresse (1928)


n'a plus d'histoire. Les membres du groupe restent les mêmes — ils sont dix, comme les Goncourt, — les expositions se font régulièrement chaque année,' le niveau se maintient élevé ; de rares flottements,

Édouard Hirth Portrait (1925)

peu de surprises. Ce n'est pas que les peintres aient renoncé aux recherches ; les bons artistes que sont les Dix ne se contentent pas de se redire. Mais chacun a trouvé sa voie ; à de rares exceptions près, il ne semble pas qu'il faille encore s'attendre à de brusques volte-face.

Nous avons essayé jusqu'ici d'esquisser les aspirations communes aux dix peintres et leur influence sur l'art alsacien. Il va sans dire qu'il n'y avait, de leur part, aucun plan établi, aucune action

consciente. Ce n'est qu'à distance et par comparaison qu'on peut constater les effets de leur exemple. A voir une seule de leurs expositions, on sent beaucoup plus ce qui les sépare que leurs points de contact.

Sans vouloir établir une classification rigide, on


Charles Schenckbecher Bouquet à l'arrosoir (1927)

Lisa Krugell Figues fraîches (1927)


Louis-Philippe Kamm Paysage d'été (1928)

peut distinguer, à l'intérieur du groupe, quelques clans.

Il y a d'abord les réalistes : Gachot, Hueber, Kamm.

JACQUES GACHOT avait débuté en 1912. Ainsi qu'il a été dit plus haut, dans ses premières toiles se ressentait nettement l'influence de Van Gogh. Les lignes turbulentes du grand Hollandais, ses couleurs pures et claires, sa fougue se retrouvaient, toute proportion gardée, chez le jeune Gachot. Dans certains portraits notamment, la recherche de l'expresssion était poussée jusqu'à la caricature. Mais, excellent dessinateur, Gachot pouvait risquer des déformations qu'on aurait difficilement acceptées chez beaucoup d'autres peintres. On a gardé le souvenir de portraits bâclés dans une séance, brossés à violents coups de pinceau, sommaires, mais prodigieusement vivants et, comme on dit, « plus vrais que nature ». Des dessins de guerre, aigus et nerveux, comptent parmi ce que l'artiste a fait de plus expressif. Plus tard, son élan ralentit. Gachot attache plus d'importance au fini de ses toiles. Ce n'est pas sa meilleure époque. Les sujets — volontairement plaisants — ne conviennent guère à ce tempérament violent. Puis, un

jour, il s'éprend d'une vive passion pour l'Espagne, ses taureaux et ses danseuses. L'engouement dure longtemps et lui inspire une série de beaux dessins et au moins quelques bonnes toiles, à côté d'autres plus contestables. D'ailleurs la carrière entière de ce peintre oscille entre des hauts et des bas extraordinaires. Cependant, le dessinateur reste toujours égal à lui-même, et le portrait si expressif que nous reproduisons prouve que Gachot sait toujours créer des œuvres de grande allure — quand il le veut bien.

Le réalisme de LUCIEN HUEBER est sensiblement autre. Gachot est nerveux, capricieux, violent avec de brusques faiblesses. Chez Hueber tout est santé, équilibre, force sereine. Cet épicurien aime les bons plats et les vins généreux, les étoffes somptueuses, la saveur des fruits mûrs, les chairs blanches et grasses. Il est devenu banal de l'appeler « le Hollandais » ; et en effet sa peinture savoureuse et solide, son amour des harmonies riches quoique un peu sourdes, font penser aux Terborch, Jan Steen, Willem Kalf et — quelquefois, dans ses grands jours — même à Vermeer. Cependant, à intervalles réguliers, il semble préoccupé d'un style plus dépouillé, plus monumental. Un très beau nu de


femme exposé au Groupe de Mai de 1924 et le portrait de l'artiste qui se trouve au Musée de Strasbourg sont de cette veine ; ils comptent parmi les meilleurs tableaux du peintre. Depuis un an qu'il habite Paris, il semble chercher des voies nouvelles. La technique s'est faite plus libre ; les toiles, autrefois composées avec une solidité non dépourvue de lourdeur, se couvrent d'arabesques amusantes. Il serait prématuré de porter un jugement sur ce nouveau style ; mais les dons de coloriste de Hueber et sa grande expérience sont garants de ce que ses œuvres futures resteront dignes des anciennes.

Nos lecteurs connaissent trop bien LOUIS- PHILIPPE KAMM pour qu'il soit nécessaire d'insister sur son talent si personnel. Il est, des peintres du Groupe de Mai, celui qui a le moins évolué. Dès ses débuts, il a trouvé le milieu et les sujets où il se sent le mieux à son aise. Passant une partie de l'année à Drachenbronn, dans ce coin d'Alsace où la race et le costume sont restés intacts, il est, par excellence, le peintre du paysan alsacien. Egalement loin des Alsaciens d'opéra-comique et des grossiers rustauds qu'ont peints les Flamands, le paysan de Kamm est cossu, conscient de lui- même, maître — après Dieu et le fisc — sur sa terre... Le style de Kamm qui atteint sans effort à la grandeur, le prédestinait aux vastes travaux

décoratifs. Il a eu l'occasion, ces dernières années, de donner la mesure de son talent dans la décoration des églises de Saales et de Munster et dans un certain nombre de cartons pour vitraux. Si, dans ces travaux, le sentiment religieux n'est peut-être pas très intense, la grandeur du style et l'harmonie de la composition les rendent cependant dignes de leur destination. La couleur, d'abord un peu grise, maintenant lumineuse et forte, reste subordonnée à la forme. Cependant le paysage d'été que nous reproduisons semble annoncer une conception plus picturale. Les talents de Kamm sont multiples. Auteur de belles affiches, il est, à l'occasion, un illustrateur de premier ordre. Là, son style s'allège, le trait devient souple, spirituel. Il suffira de rappeler les exquis dessins à la plume dont il a paré les vers des frères Matthis et le « Moulin des Sept- Fontaines » de Claude Odilé.

Réalisme tempéré ou plutôt complété par un souci de style, voilà comment on pourrait définir en quelques mots les tendances communes des Hueber, Gachot et Kamm.

MARTIN HUBRECHT, lui aussi, part de l'observation réaliste. Mais, plus aigu, moins sensible à l'aspect des choses qu'à leur essence, il va en profondeur. Parmi les multiples détails observés il choisit celui qui lui paraît particulièrement significatif ; en l'accentuant, en négligeant délibérément

Charles Schenckbecher Niedernai (1928)


tout le reste, il aboutit à des synthèses très personnelles. C'est ainsi qu'il a peint des paysages hallucinants et des portraits d'une extraordinaire intensité. Son dessin précis, sans artifices, sa couleur lisse et pure correspondent bien à cette vision synthétique. Nous avons mentionné plus haut l'influence que son style a exercée sur de nombreux peintres alsaciens. Mais, abandonnant hardiment

Jacques Gachot Le jeune homme à la rose (1928)

une manière qui lui avait assuré des succès retentissants, il poursuit depuis deux ou trois ans des recherches d'un ordre différent. L'air et la lumière deviennent les éléments essentiels de ses tableaux naguère si sévères et tendus. La couleur locale a disparu avec le contour, la gamme des gris et des verts accapare tout l'intérêt du peintre. Avec un raffinement extrême, Hubrecht joue le dangereux jeu des impressionnistes, dont tout semblait le séparer. Surprenante évolution qui, parions-le, ne sera pas la dernière.

La peinture de Mme LISA KRUGELL a des points de contact à la fois avec celle de Hueber et de Hubrecht. Comme Hueber, l'artiste a une palette riche de tons chauds et veloutés. Les natures- mortes sont ses sujets de prédilection, et c'est une ressemblance de plus avec Hueber. Par ailleurs, une grâce recherchée, parfois bizarre, une mise en page raffinée rappellent les Hubrecht première

manière. La différence de conception apparaît cependant clairement dans ses portraits. Même dans ses portraits d'homme, d'ailleurs peu nombreux, Lisa Krugell cherche une harmonie de couleurs et de formes plutôt que l'expression psychologique. N'ayant ni la force de Hueber ni l'acuité de Hubrecht, cet art vaut par ses qualités propres, qui sont : un goût impeccable et la sonorité d'un coloris qui a quelque chose d'exotique, sans qu'on puisse exactement en démêler les causes.

Chez CHARLES SCHENCKBECHER et PAUL WELSCH


il n'y a plus trace de réalisme. Mais leurs points de départ aussi bien que leurs moyens d'expression sont diamétralement opposés. Welsch, plus cérébral, reconstruit en architecte la nature, Schenckbecher la rêve en poète. On serait tenté d'expliquer leurs tempéraments si différents par leurs origines et leur formation. Welsch, le citadin devenu Parisien, souple, audacieux, mais qui contrôle par la raison ses pires audaces — Schenckbecher né à la campagne, y retournant chaque fois qu'il le peut, sentant palpiter la vie des fleurs, écoutant la voix des ruisseaux, contemplant les nuages qui passent. Rien ne les caractérise mieux que les fleurs qu'ils aiment à peindre. La locution est usée jusqu'aux fils, mais il faut l'employer parce qu'ici elle est la seule qui soit exacte : les fleurs de Schenckbecher vivent, bien que très souvent elles soient si peu définies qu'on n'arrive pas à leur donner un nom. Les fleurs de Welsch sont faites de métaux et de pierres précieuses ; elles ont poussé dans le monde de beauté abstraite que rêvait le poète :

Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre... Le paysage parisien de Welsch que nous reproduisons est assez ancien, mais bien caractéristique de sa manière qui réduit tout à de grandes

masses bien charpentées, à un rythme expressif. Certes, on ne reste pas insensible au charme de la toile, mais le charme opère, si l'on ose dire, par le détour du cerveau : tel est souvent le cas d'une architecture bien ordonnée. Le paysage de Schenckbecher fait plus directement appel à notre sentiment. Encore que la photographie fasse paraître cette toile plus dure qu'elle n'est en réalité, on y retrouvera une sensibilité de poète, préoccupé de l'ambiance plutôt que de précision.

SIMON-LÉvy est considéré comme le continuateur de Cézanne. Il est allé plus loin que le Maître dans une des voies que celui-ci avait ouvertes. Une des voies : car les possibilités esquissées par l'art de Cézanne sont multiples, puisqu'il a inspiré les cubistes aussi bien que certains peintres qui, à travers lui, prétendent rallier Delacroix et le Tintoret. Ce que Simon-Lévy admire en lui, c'est sa faculté d'abstraire de la vision des choses cette pellicule colorée qu'il recompose sur sa toile, d'après ses lois propres. Nous ne résistons pas à la tentation de reproduire ici quelques propos où Simon- Lévy définit l'art de son maître (1). Certes, on

(1) Lettre à André Salmon, publiée par L'Amour de l'Art, décembre 1920.

Lucien Hueber Le sommier métallique (1929)


pourra contester ces théories. Mais — Simon-Lévy l'a constaté — un peintre se crée toujours une théorie à son propre usage. C'est ainsi que ces textes donnent pour le moins une excellente définition de l'art de Simon-Lévy lui-même :

Louis-Philippe Kamm Paysanne (1928)

« Nous enregistrons la nature dans un champ visuel limité., Dans ce champ visuel notre œil enregistre des taches de couleur, et cela, d'après leur proportion intérieure et leurs rapports respectifs. Pour le peintre± la couleur peut, symboliser toute l'action. Un des dons, essentiels 'de Cézanne est d'avoir saisi ce principe dans son essence et dans toutes ses nuances, et c'est là, que réside la base de sa perception. Il arrive ainsi à ce résultat musical, où une tache

1

verte lui suffit presque pour nous donner la sensation d'un paysage, une tache couleur chair, celle d'une figure humaine. On dirait que la nature elle-même devient artistique, se dégage en émanations colorées...

...Cézanne arrive ainsi à l'art le plus pur, parce

que le plus transposé, le moins matériel. Tout y vient de l'intérieur, et tout y est création ; et cette création constante prouve bien l'absence d'un système qui au fond n'aurait qu'un but, celui de trouver des lois continuellement applicables ...

..... Cette, conception de la peinture, qui consiste à placer- dans la couleur le symbole de toute l'action, doit nécessairement hausser la couleur à un niveau jusqu'ici inconnu, et la concentration qu'elle prend


à sa charge lui dicte une responsabilité énorme. Cette situation est bien éloignée de l'autonomie que lui donnaient certaines expériences faites durant les trois dernières décades ; elle sort du domaine de l'optique. Elle n'est plus supportée par la forme, comme dans la peinture ancienne, mais c'est elle qui par un détour, arrive à créer la forme. »

On voit le parti-pris de ces thèses et de la peinture qui en dérive (celle de Simon-Lévy, non celle de Cézanne qui est, à notre avis, plus complexe); mais avouons que ce parti-pris ne manque pas de grandeur. En faveur de l'enveloppe colorée qui charme l'œil, de l'ordonnance qui satisfait la raison, le peintre sacrifie plus ou moins l'expression psychologique et l'élément proprement humain. C'est là une conception de la peinture qui est défendue par l'exemple de grands artistes tels que Vermeer et Manet : il est permis de lui préférer celle, plus humaine, d'un Rembrandt ou d'un Daumier. En définitive, Simon-Lévy, par un détour imprévu, ramène la peinture à une sorte d'impressionnisme. Mais, étant bien de sa génération de constructeurs, il réalise un des préceptes de Cézanne: « Faire de l'impressionnisme quelque chose de solide et de durable comme l'art des musées .,)

EDOUARD HIRTH est venu se ranger à la suite de Simon-Lévy après une carrière déjà longue.

C'est assez dire qu'il ne se contente pas de le démarquer. Mais la peinture abstraite, presque scientifique, telle que la conçoit Simon-Lévy, a été une confirmation de ses recherches personnelles. Hirth était parti d'un impressionnisme qui manifestement ne convenait guère à cette nature réfléchie et minutieuse. Après la guerre, sa peinture très personnelle surprenait par une contrainte excessive. Son coup de pinceau régulier, un peu sec, recouvrait la toile d'une mosaïque multicolore. C'était évidemment le procédé cézannien, mais desséché, mécanisé. La gamme bleue de ces toiles avait quelque chose d'acide. De fréquents séjours dans le Midi l'ont délivré de ces harmonies glacées. Les paysages peints en 1926 et 1927 aux environs d'Avignon restent d'une précision qui révèle l'homme du Nord ; mais la lumière a pris de la chaleur, l'air circule ... Le renouveau a été durable. L'art de Hirth a gagné à la fois en souplesse technique et en émotion vraie. Et les toiles assez rares que son travail méticuleux lui permet d'achever, sont d'un équilibre et d'une justesse qu'on ne dépasse pas facilement.

Et voici enfin BALTHASAR HAUG. Celui-là s'est construit, dans le jardin de l'Art alsacien, un petit pavillon bizarre où son esprit fête ses orgies. Pavillon du Dix-huitième, avec quelque tendance à la chinoiserie, comme l'aimait le siècle du Bien-

Jacques Gachot Rountzenheim (1928)


Balthasar Haug Paysage mythologique (1926)

Aimé, mais où se trouvera à son aise un homme de notre temps qui aime ce que l'esprit moderne a produit de plus gracieux : musique de Ravel, dessins de Dufy, vers de Paul-Jean Toulet Balthasar a sa personnalité bien à lui ; il peut, sans l'abdiquer, suivre tous ses caprices. Dans l'équipe du Groupe de Mai, il donne la note fantaisiste ; elle est délicieuse. Qu'on ne s'y trompe pas, d'ailleurs. Sous son aspect frivole, l'art de Balthasar cache une science prodigieuse. Science historique d'abord qui lui permet de caractériser d'un trait léger une architecture gothique, une caravelle portugaise, un boudoir Louis XV — ou un décor de Hollywood. Connaissance de la flore et de la faune sous-marine qui lui servent à composer de fantastiques mythologies intitulées « Décrépitude de Pégase », « Naissance de Vénus », « L'Ornithoplane ». Connaissance des costumes et des coutumes. Science du dessin surtout, dans ces lavis extraordinaires où l'encre de chine, la sépia, des mixtures chimiques dont nous ne trahirons pas le secret, s'enchevêtrent et se superposent ; dans les dessins à la plume qui vont de la plus cursive

esquisse au dessin poussé et fignolé comme un relevé d'architecture. On a l'habitude de se livrer devant ses dessins au petit jeu des ressemblances. On y trouve du Guys et du Doré, du Picasso et du Baldung Grien, du Dix-huitième surtout ; c'est entendu. Mais dès le premier coup d'oeil on sait que c'est du Balthasar. A y regarder de plus près, on découvre des qualités innombrables, des inventions d'une drôlerie extraordinaire, un goût à toute épreuve. Il a illustré « Candide », et les images étaient dignes du texte : nous n'avons rien d'autre à dire de Balthasar.

Il conviendrait maintenant que le chroniqueur montât sur le trépied et se mit à vaticiner sur l'avenir des artistes dont il a essayé de commenter l'effort. Nos lecteurs voudront bien nous dispenser de cette tâche ingrate et qui dépasse nettement nos attributions. Qu'on nous permette donc de terminer sur quelques notes qui essayent de compléter le portrait artistique des Dix par un portrait physique.


Balthasar Haug Paysage méditerranéen (1929)

PEINTS PAR EUX-MÊMES .....

p

luisque les membres du Groupe de Mai sont, plus ou moins, entrés dans l'histoire, il nous a paru

intéressant de reproduire, ci-après leurs portraits, dessinés par eux-mêmes. Toutefois nous croyons devoir avertir nos lecteurs de ne pas trop prendre à la lettre ces effigies. Forain a dit un jour : « La nature n'est qu'un garde-meuble ; l'artiste y choisit ce qu'il veut et s'en sert à sa manière ». Cette profonde sentence n'est jamais aussi vraie que pour le portrait qu'on fait de soi-même. Devant sa glace, l'artiste est toujours enclin à se voir tel qu'il voudrait être, non tel que le voient ses contemporains, simples mortels. Entendons-nous. Nous ne reprochons pas aux peintres de s'être flattés ; c'est plutôt le contraire qu'il faut constater. Mais ils ont accentué un côté de leur physique, et généralement celui qui est le plus près de leur légende (car comme tous les hommes célèbres, ils ont déjà chacun leur légende).

Voyez KAMM qui est, par ailleurs, fort ressemblant, jusques et y compris la pipe. Mais une fois de plus il a dessiné un paysan de Drachenbronn, alors qu'il y a chez le peintre une finesse et une malice qui n'apparaissent guère dans ce dessin.

Et HUBRECHT ! Cette tête de Grand-Guignol n'est,

Dieu merci, pas l'aspect habituel de l'excellent peintre du Fuchs-am-Buckel. Certes, il y a de cela, surtout lorsqu'on dit du mal d'un de ses « dadas » ou lorsqu'on parle devant lui — qui fait profession d'ignorer ces classements évidemment sommaires, mais nécessaires, — de réalisme, romantisme, impressionnisme et autres notions abstraites. Mais cependant ! Il y a un Hubrecht souriant, narquois avec gentillesse, qui est bien loin de ce masque terrifiant. Un de nos parlementaires les plus connus sinon les plus sympathiques se plaignait un jour amèrement de ce que Hubrecht lui aurait fait une tête de croquemitaine. Reconnaissons qu'il avait tort de lui en vouloir, puisque l'artiste ne se traite pas mieux que ses modèles.

SCHENCKBECHER est un rêveur doux et sensible, avec des soubresauts d'enthousiasme. Il n'a rien d'un dictateur. On le retrouve difficilement dans le masque mussolinien qu'il a signé.

Mme Lisa KRUGELL. Comment dire ce que nous pensons, sans manquer aux règles de la galanterie ?... Mme Krugell est une femme moderne, svelte, aux yeux expressifs, aux cheveux plaqués et coupés ras. Elle ressemble beaucoup moins que son portrait à la Madone Sixtine.


Nous ne connaissons guère SIMON-LÉvy. Il nous semble cependant que son portrait ne rende pas cette expression réfléchie qui frappe dès son abord, bien qu'il ait un physique aussi peu « artiste » que possible : ni mèche romantique ni lavallière. On pense à un de ces talmudistes prodigieusement appliqués et subtils — ou à Spinoza méditant, dans sa boutique, sur les plus hauts problèmes ...

Paul WELSCH est le plus élégant de nos peintres, mais il n'aime pas qu'on s'en aperçoive. C'est pourquoi il s'efforce, au moyen de cache-nez violents et de chapeaux mous, de se donner un air bohème, sans d'ailleurs y parvenir. Son portrait dont on appréciera le style, ne nous paraît pas rendre suffisamment cette distinction camouflée.

Lucien HUEBER est ressemblant, mais vraiment J il s'est fait trop laid. C'est tout au plus après une L grave déception culinaire que nous avons vu ce bon- vivant aussi morose.

Jacques GACHOT a tenu à prouver qu'il est « rosse » pour lui-même autant et plus que pour les autres.

Balthasar HAUG a une curieuse figure de faune

— un faune. qui aurait pris de l'embonpoint. La tête de jeune homme rangé qu'il a signée n'est conforme ni à la réalité ni à la légende.

Presque seul le portrait de HIRTH nous paraît objectif. Ressemblance parfaite. En outre, ces petits traits consciencieux donnent bien une idée de son art.

NOTES BIOGRAPHIQUES

Les notes qui suivent ont été établies d'après les propres indications des artistes qui assument donc la responsabilité de toutes erreurs et omissions.

JACQUES GACHOT.

Né à Strasbourg le 1er novembre 1885.

École des Arts décoratifs, Strasbourg, 1904-1906; Académie, Dusseldorf, 1906-1910;

Académie Julian, Paris, 1911-1913;

(Professeurs : Robert FLEURY, DÉCHENAUD, François FLAMENG).

Principales expositions

Maison d'Art alsacienne, Strasbourg, 1912; Dusseldorf, Wiesbaden, Stuttgart, Berlin, Baden-

Baden, 1913-1914;

Bernheim jeune, Paris;

Groupe de Mai, depuis 1919;

Salon d'Automne.

Toiles et dessins au Musée de Strasbourg.

Une toile : Bombardement de Noroy, au Musée de la Guerre à Paris. Lithographies : « Corrida ».

Affiches.

Croquis pour les Dernières Nouvelles de Strasbourg.

BALTHASAR HAUG.

Hans Haug,

Conservateur des musées de la Ville de Strasbourg.

Né à Niederbronn le 1er décembre 1890;

Études au Gymnase protestant de Strasbourg, aux Universités de Strasbourg, Paris, Munich et à l'École du Louvre;

Leçons de dessin chez Th. HAAS, 1902-1903. Pour le reste autodidacte.

Voyages et séjours

Paris, 1911-1912;

Munich, 1912;

Dantzig, Russie, Hanovre, 1914-1918; Plusieurs voyages dans le Midi, 1920-1928 ; Italie, Corse, 1925;

Séjours réguliers à Paris.

Principales expositions

Groupe de Mai, 1919-1929;

Salon d'Automne, 1920-1929; Exposition des Arts décoratifs, 1925 (Médaille d'Or);

Maison d'Art alsacienne, etc.

Dessins au Musée de Strasbourg et collections strasbourgeoises.


Travaux de décoration

Salle de la librairie à l'Exposition des Arts décoratifs 1925.

Illustrations

La Fiancée de Zellenberg de Claude Odilé, 1922 ;

La Sournoise de Jeanne Magendie, 1926; Candide de Voltaire, 1929;

Le double Mirage de Jeanne Magendie, 1929.

ÉDOUARD HIRTH

Né le 14 septembre 1885 à Richwiller (Haut-Rhin) ;

École des Arts décoratifs, Strasbourg, 1901-1905;

Académie des Beaux-Arts, Munich, 1905- 1909.

Voyages et séjours Paris, 1909 et 1911; Belgique, Hollande, 1910;

Allemagne, 1913-1920 (Professeur à l'Ecole des Beaux-Arts à Buckeburg);

Soldat en Pologne, 1916-1918;

Angleterre, 1920;

Paris, 1924;

Provence, 1924-1928;

Bretagne, 1928.

Principales expositions

Strasbourg, 1908;

Expositions au «Yerein elsâssischer Künstler»;

« Verband der Kunstfreunde in den Ländern am Rhein » ;

Berliner Sezession, 1911, Zeichnende Künste.

« Portrait de l'artiste » et « Vieille femme » au musée de Metz ;

« Nature morte » au musée de Colmar ;

« Nature morte», « Paysage », « Jeune fille au châle rouge », « Iris » au musée de Strasbourg.

Illustrations pour Tom Sawyer et Huckleberry Finn, de Mark Twain (Ed. Singer, Strasbourg).

MARTIN HUBRECHT.

Né le 29 mars 1892 à Sélestat (Bas-Rhin); Collège de Sélestat;

Études de lettres et de droit, 1910-1914;

École des Arts décoratifs. Strasbourg, 1914-1915; Munich, Professeur KNIRR, 1916;

Soldat à Kœnigsberg, Tilsit, en Macédoine, 1916-1918;

Paris : Grande Chaumière, cours de dessin chez Bernard NAUDIN, peinture chez SÉRUSIER, 1919- 1920;

Strasbourg, depuis octobre 1920.

Voyages fréquents et séjours à Reims, dans le Midi et en Bretagne.

Principales expositions

Maison d'Art alsacienne à Strasbourg, 1921, 1924 et 1927;

Librairie de la Mésange, Strasbourg, 1922; Reims, 1923;

Galerie Drouant, Paris (aquarelles), 1929; Expositions du Groupe de Mai, 1922- 1929;

Salon d'Automne, depuis 1925; Tableaux au Musée de Strasbourg : Vue sur l'Ill, Haslach, La mansarde, L'épicier, Trois aquarelles.

Dessins : Croquis de séance dans les

Dernières Nouvelles de Strasbourg, le Journal de l'Est et l'Alsace française.

LUCIEN HUEBER.

« Je devrais commencer par vous dire quand je suis né, mais comme je pense que vous n'allez pas commettre l'indiscrétion de publier l'acte de naissance de chacun de nous qui sommes tous des jeunes espoirs, permettez-moi de laisser dans le mystère cette date pénible; tant pis pour les gens qui me donnent déjà 30 ans.

Mon lieu de naissance est plus avouable, et

encore, mais tout de même Sainte- Croix-en-Plaine dans le Haut-Rhin était à cette époque encore'fière de ses traditions françaises.

Je grandis donc entouré de rusticités. On me mit à l'école de Strasbourg où je fus un élève médiocre comme tout artiste qui se respecte. Je veux être peintre, opposition traditionnelle des parents.

Ici de nouveau cela devient inavouable. (Apprenti-pâtissier, j'échange la toque blanche contre un képi indigo et rouge sang. La légion.

Bonne vie à Oran, Bel-Abbès, Tlemcen, mouquères, pinard, malaria) 1906.

Entré à l'École des Arts, Strasbourg, 1907 ; Peintre sur verre, 1910;

Cathédrale de Metz (vitraux) 1911;

Munich, sa bohême, 1912;

Première exposition à la Maison d'Art alsacienne -(avec René Allenbach) 1913;

Mort, 1914-1918;


Commissaire de police, 1918;

Exposition à la Maison d'Art alsacienne, 1919; Peinture truculente, 1920;

Trois mois à Montparnasse, 1921;

Sociétaire du Salon d'Automne, influence de Simon- Lévy, 1922;

Voyage à Florence. Peinture genre classique, 1923; Avignon, Méditerranée. Décorations hôtel particulier René Brieu, 41, avenue d'Iéna, six mois à Paris, 1924;

Mou de veau (exposition), 1925;

Atelier rue des Frères. Beaucoup de peinture genre classique. (Exposition) — (Cuisinières), 1926;

La Hollande. Affolement pictural. Couteau, blaireau, gras et maigre. — Me jette sur le sujet. Fin 1927, Vues de Strasbourg.

Bon contrat pour Paris, Vues de Montmartre.

Été 1928, commencement 1929, peinture-peinture (Natures mortes).

Voici le début, je veux dire la moitié de ma carrière... »

Puisque la coquetterie de l'artiste ne nous permet pas d'indiquer sa date de naissance, contentons- nous de dire qu'il a, aujourd'hui Il mai 1929, approximativement 40 ans, 6 mois et 14 jours.

LOUIS-PHILIPPE KAMM.

Professeur à l'École des Arts décoratifs, Strasbourg

Né le Il avril 1882 à Strasbourg;

École des Arts décoratifs, Strasbourg, 1897-1901; Académie des Beaux-Arts, Munich (Professeur FEUERSTEIN) 1901-1902;

Première Exposition à Strasbourg, Château Rohan, 1903;

Munich, Professeurs HALM, von MARR, von STUCK, 1904-1908;

Drachenbronn près Wissembourg, 1908;

Paris, 1911-1912;

Travaux décoratifs à l'Église de Kœnigshoffen.

Illustrations pour « Pfingschtmondaa» (Éd. Trub- ner). Travaux graphiques divers, peu de peinture, 1908-1914;

Camp de prisonniers Hameln. Dessins, 1914-1918;

Strasbourg et Drachenbronn, depuis 1918; Travaux de décoration à Saales, Munster, Paris; Midi de la France, 1921;

Florence, Ravenne, Venise, 1922.

Expositions

Maison d'Art alsacienne 1922, 1924, 1928; Bern- heim jeune, Paris; Salon d'Automne (sociétaire depuis 1921);

Groupe de Mai;

Tableaux au Musée de Strasbourg.

Illustrations pour Bissali d'Albert et Adolphe Matthis ; Le Moulin des Sept-Fontaines de Claude Odilé ; Livre de Maman, etc.

Vitraux, affiches, publicité.

LISA KRUGELL.

Née le 29 décembre 1893 à Strasbourg;

Atelier de peinture de Mlle GROSS, Strasbourg, 1907;

École des Arts décoratifs; professeur Émile SCHNEIDER, 1911;

Bâle; travaille avec Eugène AMMMANN, 1915-1918.

Principales expositions

Kunsthalle de Bâle, 1916-1917;

Kunsthaus de Zurich, 1917;

« Turnus » ; expositions dans les principales villes de Suisse, 1918;

Salon d'Automne, 1920;

Groupe de Mai, 1920-1929;

Maison d'Art alsacienne, Strasbourg, 1926; Galerie du Journal, Paris, 1927.


Tableaux au Musée de Strasbourg, aux Collections Berger-Osterwalder à Bienne (Suisse) et Burck- hardt-Meyer à Arlesheim (Suisse).

CHARLES SCHENCKBECHER.

Né le 5 août 1887 à Niedernai (Bas-Rhin); École normale à Obernai;

École des Arts décoratifs Strasbourg, 1912-1913; Instituteur, Rosheim, 1908-1920;

Professeur de dessin au Collège d'Obernai, 1921- 1922;

Professeur de dessin au Lycée Kléber, Strasbourg, depuis 1922;

Séjour au Mans, 1919.

Voyages en Allemagne, Suisse, Italie.

Principales expositions

Groupe de Mai; Bernheim jeune, Paris; Nancy;

Salon d'Automne, 1920-1929;

Maison d'Art alsacienne, Strasbourg, 1924, 1926, 1929.

Tableaux au Musée de Strasbourg : Paysage d'Automne, Cactus, Enfant jouant, Violoncelle, Port du Rhin, Village alsacien.

Travaux décoratifs

Rideau de théâtre. pour le Bal des Artistes « La mode de demain », 1926;

Décors et costumes pour le « Mystère de Joseph » de Biedermann (Strasbourg et Paris, Salle Pleyel) ;

Décors pour le Bal des Artistes « Bal Gustave Doré », 1928.

SIMON-LÉVY.

Né le 29 mai 1886 à Strasbourg;

Premières études à Bruxelles, Munich, Paris. Principales expositions à Londres, Bruxelles, Paris. Tableaux aux Musées de Strasbourg, Grenoble, Paris (Musée du Luxembourg).

PAUL WELSCH.

Né le 26 juillet 1889 à Strasbourg;

Lycées de Strasbourg et de Hanovre. Études de droit à l'Université de Strasbourg, de sciences politiques à Paris.

Élève d'Émile SCHNEIDER à Strasbourg, 1909; Munich, 1910;

Peinture chez Maurice DENIS; dessin, eau-forte, bois, litho chez Bernard NAUDIN, 1911;

Soldat en Russie et à Strasbourg, 1914-1918; Paris; travaille avec Maurice DENIS et Charles GUÉRIN, 1919;

Tunisie, 1920;

Saint-Tropez, 1921;

Cagnes, 1922-1923;

Florence, Rome, 1923;

Paris, depuis 1924.

Séjours et voyages à Saint-Tropez, Rome, Naples, en Corse, en Provence (Saint-Rémy), à Puylaroque (T arn-et-Garonne).


Principales expositions

Salon d'Automne (sociétaire), 1922-1928;

Salon des Indépendants, 1922-1925;

Salon des Tuileries, 1923-1928;

Exposition des Arts décoratifs, 1925;

Galerie Zborowski, Paris, 1927.

Tableaux au musée de Strasbourg : Village alsacien, Paysage au berger, La Terre;

Musée de Mulhouse;

Musée de Chicago, Art Institute.

Panneaux décoratifs au pavillon « L'Art en Alsace » à l'Exposition des Arts décoratifs, 1925;

Eaux-fortes, gravures sur bois, lithographies; Illustrations pour Les bourgeois de Witzheim d'André Maurois, 1921 ; Amis et Amil de Fernand Fleuret, 1922 ; Rouge et blanc de Maurice Betz, 1927.

TABLE DES ILLUSTRATIONS DANS LE TEXTE

Jacques Gachot: Le jeune homme à la rose (1928) App. à M. Faberl

Rountzenheim (1928)

App. à M. Ch. Grégoire, Bruxelles

Balthasar Haug : Paysage mythologique (1926) Paysage méditerranéen (1929)

Édouard Hirth : Portrait (1925)

App. à M- Riber, Colmar

Coin d'atelier (1928)

Martin Hubrecht: Les Douanes de Carqueiranne (1928) App. au Dr. Kayser, Strasbourg Faubourg de Reims (1928)

Lucien Hueber : Le sommier métallique (1929)

Paris, rue Delambre (1928)

Louis-Philippe Kamm: Paysanne (1928)

App. à M. André, Hersbach Paysage d'été (1928)

App. à M. Rœderer, Pechelbronn

Lisa Krugell: Portrait (1929)

Figues fraîches (1927)

App. à M. Piperno, Paris

Charles Schenckbecher : Bouquet à l'arrosoir (1927) App. à Mme Guth, Strasbourg Niedernai (1928)

Simon-Lévy: Négresse (1928)

Le Terre-Neuvien (1928)

Paul Welsch: Paris, Pont Saint-Michel (1924) App. d M. F. Peter, Strasbourg Le rocking-chair (1928)


Bergheim. Tour d'enceinte transformée en habitation Photo Christophe

BERGHEIM

B

ergheim doit sa renommée à la qualité de ses vins et plus encore, peut-être, à la popularité d'un vieux dicton alsacien qui résonne

par trop souvent entre les Vosges et le Rhin et dont on lui attribue la paternité. Le respect du lecteur français, dont Boileau a fait une loi, et la bienséance interdisent de citer, même en dialecte du pays, ce mot quasi historique; on ne peut nier cependant qu'il porte, malgré sa forme germanique, la marque évidente des origines et de l'esprit gaulois d'une race qui le répète si énergiquement, depuis des siècles.

Pourtant, Bergheim mériterait d'être connue à d'autres titres encore. Les responsables de cette injustice qui pèse sur cette coquette petite ville sont, sans aucun doute, les auteurs des malencontreux tracés des grandes voies de communication créées 1

au cours du siècle dernier. Laissée à l'écart de la grande route et de la ligne de chemin de fer qui traversent l'Alsace, elle n'est plus visitée que par les amateurs de ses vins et par les trop rares curieux du passé et du pittoresque qui y trouvent toujours un charmant intérêt.

Il n'en était pas de même aux temps lointains où la grande voie romaine, qui longeait les Vosges, sillonnait son territoire placé aux confins de deux grandes provinces de l'Empire, la Germania Prima et la Maxima Sequanorum, qui, sous les noms de Basse et de Haute Alsace, subsistèrent en tant que divisions administratives jusqu'à la Révolution. On voit encore aujourd'hui, entre Bergheim et Ribeau- villé, des traces interrompues du célèbre fossé artificiel, le Landgraben, qui servait de ligne de démarcation entre les deux provinces romaines de-


venues, au Moyen-Age, les deux Landgraviats d'Alsace.

Le passage continuel des convois faisant le commerce entre la Gaule et l'Italie et la fertilité de son sol sont les deux causes auxquelles Berg- heim doit sa fondation et son développement rapide qu'arrêtèrent brusquement les invasions des Barbares. Sa situation avantageuse au débouché d'une gorge qui s'élève en pentes très douces vers les premières rampes du Tânnichel n'avait pas échappé à l'œil observateur des conquérants des Gaules et Bergheim devint, à l'époque gallo-ro- maine, un centre agricole assez important. Les

Vue de Bergheim en 1644. — Mérian, Topographia Alsatiae

découvertes nombreuses de poteries, de monnaies, de sculpture, et surtout celle de la magnifique mosaïque qui est une des curiosités du musée des Unterlinden à Colmar, prouvent sa prospérité aux premiers âges du Christianisme. A côté des hôtelleries installées le long de la voie romaine, une agglomération s'était formée, ayant pour centre un domaine agricole important, savamment exploité par un riche propriétaire. Son habitation, dont la mosaïque atteste la splendeur, se trouvait vraisemblablement au centre de ses possessions qui devaient s'étendre, pour le moins, sur le ban des trois villages de Bergheim, Rorschwyhr et Rodern. Elle fut la proie des premiers barbares, venus de la Germanie, qui se ruèrent sur la Gaule; ses vestiges, découverts au XIXe siècle, semblent montrer qu'elle fut totalement détruite par un incendie dont on

peut attribuer la date aux invasions des Alamans, d'après les médailles retrouvées sur place.

Jusqu'alors, Bergheim, qui n'avait aucune valeur stratégique, avait assurément conservé son caractère de propriété particulière, car l'itinéraire d'Antonin, pas plus que la carte Théodosienne, ne font mention d'une station administrative avec laquelle on puisse l'identifier.

Lorsque le calme fut revenu, l'on vit se reformer à proximité de l'ancienne mansio romaine une nouvelle agglomération dont quelques découvertes dues au hasard révèlent seules l'existence.

Ce n'est qu'au VIlle siècle que le nom de Per-

chaim apparaît pour la première fois dans l'histoire. Il désignait alors une possession appartenant à un leude franc et comprenant les trois villages et le hameau de Willer, qui disparut au cours du xvie siècle. Le maître du lieu, un noble Austrasien du nom de Hagio, fit don à l'abbaye de Moyen- moutier, fondée à la fin du siècle précédent par l'archevêque de Trèves Saint-Hidulphe, de la plus grande partie des biens qu'il possédait à Bergheim. Son successeur prit l'habit monastique et, en quittant le monde, apporta à Moyenmoutier ses droits sur l'universalité de ses biens. Bien que trop modeste encore pour mériter le titre de Ville, sous lequel les documents désignaient alors les villages constitués, Bergheim possédait déjà son église, dédiée comme l'est toujours la paroisse actuelle, à la Bienheureuse Vierge Marie.


Les abbayes de Munster et de Murbach y possédaient aussi quelques terres.

La pluralité de ses maîtres et la division existant entre le domaine d'Hagio et les biens de l'église furent l'origine de litiges sans fin que vint encore compliquer la multiplicité des prétendants. Par voie d'accords amiables ou de cessions obtenues par la force des armes, d'engagements, de sous-engagements ou de ventes, Bergheim passa tour à tour à l'abbaye de Moyenmoutier, aux évê- chés de Bâle, de Toul et de Strasbourg, aux ducs de Franconie, de Lorraine et de Souabe, aux nobles de Gerbé- villiers, de Lützelstein, de Geroldseck et de Ribeaupierre et enfin à la maison d'Autriche

Tours d'enceinte du XIVe siècle transformées en habitations Photos Christophe

qui y avait exercé sa domination pour la première fois de 1298 à 1308.

On aurait pu croire que, grâce à leur puissance, les Habsbourg allaient donner plus de stabilité à la situation féodale de Bergheim, mais, harcelés sans cesse par des besoins d'argent, ils ne tardèrent pas à monnayer leur acquisition nouvelle. L'ayant vendue en 1314 à un seigneur de Müllenheim, en se réservant le droit de rachat, ils vendirent encore ce droit à l'é- vêque de Strasbourg, en lui cédant encore le château de Reichenberg et. le hameau de Villé.

Les vicissitudes recommencèrent et Bergheim eut encore pour maîtres les sires de Uesenberg, et les mar-


graves de Bade avant de faire retour au domaine autrichien, en 1361.

Le petit village, malgré ces changements incessants de maîtres, avait obtenu quelques privilèges et était arrivé à se développer. En 1312, il avait reçu, avec l'autorisation de l'empereur, une ceinture de murailles et de fossés destinés à le protéger contre une attaque semblable à celle de 1287, au cours de laquelle les Lorrains de Hartmann de Baldeck l'avaient totalement incendié; grâce à son système de défense, il était devenu le noyau d'une seigneurie bien distincte et dotée d'une constitution qui resta en vigueur jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Le pape alsacien, Saint-Léon IX, lui avait renouvelé le droit de tenir marché et cet avantage, très envié, augmentait largement l'aisance de ses habitants.

En 1361, le duc Rodolphe de Habsbourg leur avait accordé la confirmation générale de tous leurs anciens droits et privilèges, s'attachant ainsi les bourgeois de Bergheim par des sentiments de fidélité que l'on retrouve d'ailleurs chez tous les sujets de la domination autrichienne, dont la bienveillance n'est pas discutable. Malgré cette marque de sa faveur, il ne se priva pas de continuer la lamentable tradition de ses prédécesseurs d'engager en-

core, en 1372, la petite seigneurie aux barons de Hattstatt qui eurent à la défendre à nouveau contre une attaque du duc Jean de Lorraine.

Fatigués de se voir traités, eux et leurs biens, comme une marchandise et de changer constamment de maîtres, les bourgeois firent un sérieux effort pour revenir à la maison d'Autriche et pour connaître la tranquillité qu'ils enviaient à leurs voisins de Ribeauvillé et de Saint-Hippolyte. Ils se cotisèrent entre eux et payèrent aux Hattstatt le prix de leur retour à la maison d'Autriche, qui leur fit, en échange, la promesse que leur ville ne serait plus engagée.

Pour les récompenser de cette marque d'atta-

Bergheim Photo Christophe

chement, le duc Léopold accorda à la Ville, avec le renouvellement de ses privilèges, le droit de battre monnaie. Cette faveur était motivée par la présence de quelques mines d'argent qui se trouvaient en cours d'exploitation sur son territoire, mais il n'a pu être prouvé, jusqu'à nos jours,que Bergheim ait créé un atelier monétaire. En 1379, l'empereur Wenceslas y ajouta la dispense de toute juridiction étrangère et le droit d'asile pour les meurtriers et les dettiers qui y résidaient pour la durée de 100 ans et 1 jour. En 1446 encore, le duc Albert autorisait Bergheim à lever un droit de péage pour l'entretien du Landgraben qui venait de recevoir une ligne de défense fortifiée.

Malgré ses bonnes intentions, il ne se priva pas, de vendre une fois de plus la seigneurie, en dépit des promesses faites par ses ancêtres et Bergheim, en 1448, se vit engagée à nouveau au margrave de Bade pour la somme de 3000 florins. Jouant de malheur, elle servit encore à payer la rançon du fils de l'engagiste qui avait été fait prisonnier à la bataille de Seckenheim, et elle fut sous-engagée, en 1462, aux sires de Geispolsheim qui la repassèrent au comte Oswald de Thierstein par qui elle fut rendue, en 1480, à la Maison de Bade.

En 1495, enfin, l'Empereur Maximilien d'Au-

triche consentait à la racheter pour une somme de 3000 florins que lui avaient offerte les habitants, et il leur renouvela la promesse que, malgré les prétentions des Ribeaupierre, leur ville resterait pour toujours autrichienne ou du moins engagée à la Maison d'Autriche, sans pouvoir jamais être sous-engagée.

Cette fois, la parole impériale devait être bien tenue, mais Bergheim allait connaître un autre danger. En 1525, l'armée des Paysans alsaciens en révolte, les Rustauds, vint camper sous ses murs et sommer les bourgeois de leur ouvrir les portes de la ville. Cédant devant le nombre, Bergheim fut obligé de les recevoir et de leur fournir des renforts. Les rustauds


Bergheim. Maison de paysan Photo Christophe

ménagèrent la vie des habitants, mais ils firent grande ripaille à leurs frais et assouvirent leur rage en saccageant les maisons des familles juives qui s'y étaient fixées depuis plusieurs générations. Le souvenir de ce court, mais si triste épisode de l'histoire d'Alsace est encore vivace dans le pays.

Après un siècle de calme et de prospérité, Bergheim eut à connaître des épreuves plus longues et plus cruelles. Sa qualité de fief autrichien, sur laquelle reposait sa tranquillité, lui valut une attaque de l'armée de Gustave Horn, qui s'en empara par la force en 1632 et la mit au pillage. Pendant sept années, la ville fut le théâtre des atrocités légendaires des Suédois. Par la fuite ou le massacre, par la misère et la famine, sa population se trouva réduite, de 300 hommes qu'elle comptait avant leur arrivée, au chiffre de 20, lorsque, en vertu de la cession de leurs conquêtes à la Couronne de France, ils en firent remise aux troupes royales.

La fatalité semblait s'acharner sur la seigneurie et l'ère des changements de maîtres recommença. Donnée par Louis XIII au comte de Nassau, l'un des officiers de l'armée de Bernard de Saxe-Weimar, elle devint à sa mort, en 1642, la propriété du

gouverneur de Sélestat, le duc de Montausier, mari de la célèbre marquise de Rambouillet, qui la garda jusqu'en 1679. C'est à cette époque que Bergheim, défendu par une petite troupe de soldats français, tint victorieusement tête aux Brande- bourgeois et Lunebourgeois qui avaient tenté de s'en emparer en 1674, quelque temps avant que Turenne eût définitivement chassé les Impériaux d'Alsace.

Par voie d'achat, la seigneurie passa successivement aux mains du comte palatin Christian il de Deux Ponts et du baron de Rieding de Bibe- rach, qui la donna en gage à trois bourgeois de Strasbourg. Pour une ancienne possession abbatiale, épiscopale, ducale et impériale, c'était une véritable déchéance, à laquelle cependant, ses bourgeois se montrèrent profondément indifférents. Revendue à un baron suisse, Georges de Roll d'Emmenholtz, elle finit par être cédée par lui, en 1716, après un long procès, à la maison de Deux-Ponts qui la réunit à la seigneurie de Ribeau- pierre et la garda jusqu'à la Révolution.

Ses derniers maîtres n'eurent pas toujours à se louer de leur acquisition, à en juger d'après l'opinion du conseiller Radius : « L'esprit de mutinerie


Vue de Bergheim et de ses environs au XVIIIe siècle

Au premier plan le « Tempelhof Ii, ancienne commanderie des Templiers, puis des chevaliers de Saint-Jean

et de révolte, écrivait-il en 1788, est la vertu héréditaire de cette petite république. Ses bourgeois y placent une espèce d'héroïsme qu'ils soutiennent leur avait été transmis par leurs ancêtres dont ils se croient indignes en tenant une autre route.

Depuis quatre-vingt ans, ils plaident contre leur seigneur et quelques fois contre leur Magistrat. »

On ne saurait s'étonner, après avoir vu ce jugement, de la violence des doléances de ses bourgeois, en 1789 et de leur enthousiasme à accueillir les Constitutions républicaines qui lui donnèrent enfin son indépendance totale.

Malgré toutes ses tribulations, Bergheim était devenue une petite cité florissante. Sa population active, laborieuse et économe n'avait jamais désespéré et, à travers les âges, elle avait donné un magnifique exemple de tenacité dans le travail et de confiance dans ses destinées.

Ses rudes vignerons d'aujourd'hui ont gardé les qualités de la race et le culte de traditions enrichies par son passé

Ancienne pierre qui surmontait la porte de la tour de Bergheim

si tourmenté. Aussi le voyageur, qui se plaît à s'attarder dans les pittoresques ruelles ou sous les vieux remparts de Bergheim n'est-il pas surpris de trouver sans peine un érudit cicerone prêt à lui rappeler le souvenir des anciens seigneurs crossés, mitrés, cou-

ronnés d'or, bardés de fer et éperonnés d'or dont les légendes se redisent toujours aux longues veillées d'hiver. Il fait avec lui le tour de la vieille enceinte féodale, si charmante dans son abandon, et il s'arrête un instant sur la place de danse ou se dresse le tronc dénudé du célèbre tilleul qui étendait, déjà au temps des archiducs autrichiens, sa grande ombre sur la Kilbe de Bergheim.

Et lorsque le touriste, quitte à regret son guide, il l'entend infailliblement protester contre la pruderie du maire prud- hommesque qui fit une belle nuit disparaître de la grande porte le personnage humoristique si populaire en Alsace dont le geste symbolisait le vieux droit d'asile si cher à Bergheim.

Félix SCHAEDELIN.


UNE COLMARIENNE OUBLIÉE

MARIE BIGOT DE MOROGUES

D

ans le riche trésor de ses manuscrits musicaux la bibliothèque du Conservatoire de Paris conserve la sonate en fa mineur op 57, communé-

ment appelée l'Apassionata, entièrement écrite de la main de Beethoven. La librairie Piazza en publia, il y a deux ans, à l'occasion du centenaire de sa mort, une reproduction fidèle en tirage restreint. On ne peut la feuilleter sans une profonde émotion. Ce pauvre papier jauni, couvert de ratures et de corrections, le divin sourd l'a tenu dans ses mains.

L'écriture hâtive, fébrile décèle sa passion créatrice. A ce qu'il avait conçu, médité, réalisé dans les profondeurs de son âme on sent qu'il avait hâte d'insuffler la vie. Les flottantes sonorités qui chantaient dans son cœur, on devine son désir ardent de les vêtir d'une forme immortelle.

Il y a là des lignes entières qu'une plume nerveuse supprima dans un haut souci de perfection. On y constate des surcharges et des transpositions qui révèlent le tourment du créateur. Et puis des taches de boue, souillures matérielles inattendues...

Une curiosité naît. Comment ces feuilles précieuses se trouvent - elles chez nous, dans notre Paris, asile prédestiné sans doute de toutes les beautés, mais qui n'eut pas l'enviable honneur de donner naissance au dieu de la musique ?

L'histoire vaut la peine d'être contée. D'une authenticité indiscutable, elle a les apparences d'une légende dorée, car il est des vies où tout échappe à la banalité. La voici :

Sur la grande route qui de Graz conduit à Vienne quatre forts chevaux, soulevant des, nuages de poussière, traînent une lourde diligçnce. Le postillon haut perché claque du fouet. Il s'agit d'atteindre au plus vite la capitale. D'épais nuages montent, en effet, à l'horizon et annoncent l'orage. Parmi les voyageurs est assis un homme à la forte carrure. Son grand chapeau couvre sa tête puissante et voile d'ombre ses yeux mi-clos comme perdus dans une méditation. Les lèvres ont un pli amer. De temps à autre, interrompant son rêve il scrute le ciel lointain. Le voyage lui semble long !

C'est qu'il y a sur la voiture parmi les colis de toute sorte une caisse mal fermée d'où émergent des paperasses ... Ses manuscrits ! Le voyageur

inquiet, on l'a deviné, n'est autre que Beethoven. Il a quitté le prince Lychnovsky, dont il était l'hôte à Graz, après une discussion insignifiante, dans un mouvement d'humeur. S'il avait su ! ...

De grosses gouttes commencent à tomber. On entend les premiers grondements sinistres du tonnerre. Enfin c'est la pluie redoutée, l'averse torrentielle. Tant bien que mal les voyageurs entassés dans la carriole se garantissent de l'eau. Mais les colis ? Assurément, c'est un désastre ... Enfin, on arrive ! Le temps de s'assurer un gîte, de mettre de l'ordre dans ses affaires et de refaire un brin de toilette et le maître, un manuscrit à la main, se hâte vers la demeure de ses amis, les Bigot de Morogues. Une joyeuse compagnie l'y accueille, s'enquiert de sa santé, s'intéresse à ses travaux. Lui, déplie son manuscrit, lentement, avec précaution. Hélas ! Taché d'eau et de boue celui-ci se présente en triste état. Sous l'humidité le papier s'est recroquevillé. C'est, explique-t-il, une sonate qu'il vient de composer à Graz et qu'il va porter à l'imprimeur. Mais est-elle encore lisible ?

La maîtresse de maison s'approche. Une femme très jeune, infiniment gracieuse. Plus que personne elle mesure la tristesse et l'inquiétude du pauvre grand homme désolé. Doucement elle enlève le papier de ses mains et le pose sur son piano. Il ne veut pas tenir droit. Elle y pourvoit non sans peine. On fait silence.

Alors, les belles petites mains, souples et fines, se posent sur le clavier. Sans effort apparent et sans hésitation elles glissent le long des touches ... Et la mélodie jaillit, s'élance, tantôt puissante et passionnée, tantôt douce et enveloppante comme une caresse. Les êtres privilégiés qui sont assis là, en restent charmés, séduits, émus jusqu'aux larmes.

C'est fini ! Le dernier accord s'est envolé et déjà le maître se précipite. Il presse dans ses larges mains les mains délicates qui viennent de réaliser le prodige. Ses yeux se sont voilés. Il voudrait exprimer dignement sa reconnaissance. Eh bien ! le manuscrit précieux, maculé de boue, mais rayonnant d'une céleste lumière, il l'offrira en souvenir de la prestigieuse aventure à celle qui la


première et si merveilleusement sut le mettre à l'honneur. Ainsi fut fait quelques jours plus tard.

Marie Bigot de Mo- rogues conserva avec soin sa vie durant le précieux manuscrit. Celui -ci passa ensuite aux mains du célèbre violoniste Baillot et fut pieusement conservé depuis lors dans sa famille. Ce fut René Baillot, qui en 1889 l'offrit à la bibliothèque du Conservatoire de Paris, dont il restera un des joyaux les plus pré-

Auberge de l'Ours noir à Rouffach Photo Christophe

cieux, une des reliques les plus touchantes.

Nos lecteurs nous sauront gré certainement de leur avoir conté, après d'autres, la poétique aventure. Elle est mentionnée d'une manière succincte dans une note jointe au manuscrit par le donateur. Maint biographe du grand compositeur et plus d'une revue de musicologie l'ont reprise depuis. On est d'autant plus frappé que la curiosité des historiens du maître n'ait pas été sollicitée davantage par l'attachante personnalité de la première et incomparable interprète du chef-d'œuvre. Comblons cette lacune, avec un soin d'autant plus grand que Marie Bigot de Morogues est Alsacienne et que nous avons le droit d'en ressentir quelque fierté. Les quelques renseignements inédits qui vont suivre nous les devons aux patientes recherches d'un jeune artiste musicien belge M. René Vannes (1), que les hasards de sa carrière ont conduit dans notre pays. Les rares notices consacrées à notre héroïne ne disent rien ou presque rien de ses origines et de sa famille. Certaines d'entre elles la confondent avec sa sœur cadette. Grâce à M. Vannes, que guida dans ses recherches M. A. Scherlen, le distingué archiviste de la ville de Colmar, nous sommes aujourd'hui parfaitement renseignés sur l'essentiel de sa biographie.

De son nom de jeune fille Marie Bigot de Morogues s'appelait Marie - Catherine - Salomé Kiené. Elle

(1) M. René Vannes, membre de la Société de musicologie française et internationale est l'auteur de deux ouvrages très estimés et pour ainsi dire uniques en leur genre :

Terminologie musicale - Paris, Eschig, 1925, 1 vol. in-8°. Dictionnaire universel des luthiers - Paris, Eschig.

naquit à Colmar le 2 mars 1786 au 48 de la vieille rue des marchands qui a conservé jusqu'à nos jours son caractère pittoresque et antique. Cette maison, qui portait alors l'enseigne «zum Fuer- ste » est restée, elle aussi, dans son état d'alors.

Le nom de Kiené indique une origine vraiment alsacienne. Il s'écrit tantôt Kiené ou Kieny, tantôt Kuené, ce dont on ne peut s'étonner. Les actes paroissiaux où s'enregistraient avant la grande tourmente

de 1789 les naissances, les mariages et les décès, constituaient les seuls registres d'état civil. L'humble desservant ou le sacristain qui les tenaient n'avaient pas la hantise de l'orthographe et libellaient les noms propres sous la dictée des intéressés avec une fantaisie que rien ne contrariait. N'insistons pas.

Les Kiené étaient originaires de Rouffach. L'acte de baptême de l'arrière-grand-père de la petite Marie — il est de la fin du xviie siècle — nous informe que ses parents étaient « natifs de la même commune ». Ce Dominique eut trois enfants, dont un fils Joseph, qui se maria en 1740 avec une de ses voisines Virginie-Eve Hunold. C'était un ménage modeste, qui, pour élever dignement ses enfants, tenait à l'enseigne de l'Ours noir, une auberge qui existe encore. Elle est située en face de la mairie. Un fils, Joseph, né en 1749, qui se sentait du talent pour la musique, s'établit à Colmar, où les ressources artistiques étaient plus nombreuses que dans son bourg natal. Il y fit la connaissance du maître-boucher Mathias Leyer, mélomane à ses heures, dont il devint le gendre en 1785, la musique et l'amour s'étant mis de la partie.

Les jeunes époux, fervents musiciens tous deux, s'installèrent donc dans la rue des Marchands, où naquit, un an plus tard, l'enfant privilégiée qui devait faire si grand honneur aux siens.

Est-ce la Révolution qui les détermina à quitter Colmar ? Se sentaient-ils suspects ? Appréhendaient- ils l'avenir ? Plus simplement : les troubles politiques apportaient-ils une gêne à l'exercice de leur paisible métier ? En 1791 leurs noms ne figurent plus dans les registres dressés à l'occasion du par-


tage des biens communaux. C'est qu'ils ont franchi la frontière pour s'établir à Neuchâtel en Suisse, Un second enfant y naît — une fille — dont nous allons transcrire en entier l'acte de naissance, pour dissiper l'erreur commise par les biographes de

Marie Bigot, erreur qui fait de Marie Bigot la mère de celle qui fut sa sœur cadette, erreur bien étrange, la différence d'âge entre les deux sœurs n'étant que de six ans.

Voici cet acte : « Le 20 juin Mr. Chaillet a al baptisé Rose Caroline, née le* ge dit, fille de Mr. Joseph Küené, musicien, habitant Neufchâtel, et de sa femme Catherine, née Leyer, petite fille de Joseph Kiené de Rouffach en Alsace et de sa femme Eve Honoldin et de Mathias Leyer, boucher, bourgeois à Colmar, et de sa femme Marie Anne Boesner du dit Colmar. Parrains Mr. Louis Deluze, négociant bourgeois. Marraine : Dame Rosette Deluze, née Bruget ».

Les années passent, pénibles et sanglantes pour cette France lointaine vers laquelle souvent, sans

La rue des Marchands à Colmar Photo Christophe

doute, vola la pensée des exilés. La petite Marie grandit auprès de ses parents, heureux et fiers de constater les progrès étonnants de la fillette dans cet art musical qui faisait la grande préoccupation

(1) Les Bigot de Morogues étaient de vieille noblesse bretonne (voir Biographie Michaud). Le père de celui qui nous occupe s'appelait Louis, la mère Elisabeth d'Arnand. Un Bigot de Morogues contemporain du nôtre acquit une grosse célébrité comme minéralogiste, publia quantité d'ouvrages savants et mourut pair de France en 1840.

de leur vie. Il arrive que des parents se font illusion sur la valeur de leurs enfants. Ici, rien de tel. La ville entière appréciait le talent naissant de la jeune Française, et pas un organisateur de concerts n'eût voulu se passer de son concours.

Jolie, d'esprit distingué, aimée et admirée de tous, elle épousa, en 1804, à peine âgée de 18 ans, Paul Bigot de Morogues, né à Berlin de parents français (1) en 1768. Nous ne savons pas grand'- chose de celui qui donna son nom à notre virtuose. Il avait mené et — nous le verrons par la suite — devait mener encore une vie quelque peu vagabonde, ce qui n'était que trop naturel en ces temps d'insécurité pour les descendants des familles nobles.

Le mariage fut célébré le 9 juillet. Douze jours plus tard, le jeune ménage se fit délivrer les passeports réglementaires (2) et partit pour Vienne, où le prince Rasu- morsky offrait au mari un poste de bibliothécaire. La sécurité matérielle ainsi assurée, notre jeune artiste pouvait poursuivre

tranquillement une carrière musicale inaugurée sous les plus heureux auspices. Mais la capitale autrichienne, gâtée par des maîtres éminents, habituée à d'irréprochables exécutions, devait être pour une nouvelle venue un terrain des plus dangereux. Il ne s'agissait de rien de moins que de contenter le public le

(2) «Neufchâtel - Registre des passeports. 1804 juillet 21 n° 288, Paul Bigot de Morogues de Berlin depuis 4 ans à Neufch. et Marie née Kiené son épouse. Lieu de destination : Vienne. » -


plus exigeant- et peut-être aussi le plus compétent de l'époque. Marie Bigot gagna la partie, courut de succès en succès, et bientôt sa gloire brilla du plus vif éclat. Dès le 15 mai 1805 l'Allgemeine musi- kalische Zeitung de Leipzig (T. vu) écrit : « Am letzten May wurde der Augarten mit einem schônen Konzert der Madame Bigot de Morogues erôffnet. Ihr Klavierspiel hat wirklich entschiedene Vor- züge : der Vortrag ist rein, angemessen und am gehÕrigen Ort delikat und fein ».

Fétis écrit dans une de ses critiques : « C'était sur-

tout par le sentiment du beau dans l'art qu'elle était destinée à se placer au premier rang des virtuoses. Une exquise sensibilité la faisait entrer avec un rare bonheur dans l'esprit de toute belle composition, lui fournissait des accents de tous les genres d'expression et se communiquait à l'enveloppe nerveuse de ses doigts, donnait à sa manière d'attaquer le clavier un charme indéfinissable dont elle seule a eu le secret à cette époque ».

Certes, Marie Bigot ne fut pas de ces virtuoses communément précoces dont les intuitions techniques s'accompagnent d'une étonnante souplesse des organes d'exécution, et qui ne sont, à tout prendre, que d'ingénieux acrobates.

Beethoven d'après le dessin de Letrone - Cabinet des estampes

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Elle pénétrait par le cœur jusqu'à la substance des œuvres qu'elle interprétait ; elle communiait avec l'âme des maîtres ; elle frémissait de leur amour, souffrait de leur douleur, participait à la divine nostalgie de leurs cœurs. Elle recréait leurs œuvres, se livrait de toute son âme aux fulgurations éblouissantes qui les avaient inspirées. Le vieux Haydn trouva la formule, le jour où, l'ayant entendue, il lui ouvrit ses bras, le visage inondé de larmes et s'écria : « Oh mon enfant bien aimée ce n'est pas moi qui ai écrit cette musique, c'est vous qui la composez ! »

Sur l'œuvre même que ce jour-là elle venait d'exécuter, il écrivit ces mots : « Le 20 février 1805 Joseph Haydn a été profondément heureux ! »

Le grand, le douloureux Beethoven lui rendait hommage. Bien avant l'histoire de l'Apassionata que nous avons contée plus haut, il avait accoutumé de considérer Marie Bigot comme sa meilleure interprète. Au cours d'une sonate, il ne put un jour s'empêcher de l'interrompre pour lui dire : « Ce n'est pas là le caractère que j'ai voulu donner à ce morceau, mais allez toujours. Si ce n'est pas tout à fait ma pensée, c'est quelque chose de mieux encore ».

Après de tels suffrages est-il étonnant que la

gloire de notre artiste courût le monde ! Les plus hauts personnages de Vienne, la cour elle- même, se pressaient à ses concerts et ne se lassaient pas de l'admirer. Un soir, après une brillante exécution d'œuvres de Mozart et de Salieri, l'un des assistants lui présenta son fils, âgé de 8 ans, qui, affirmait-il, donnait déjà les plus belles espérances en matière de musique. Enthousiaste, généreuse et prime-sautière, Marie se prit aussitôt d'affection pour le bambin, l'attira chez elle et lui prodigua ses conseils. L'enfant, qui devait plus tard magnifiquement réaliser les espoirs placés en lui, s'appelait Franz Schubert.

Avec son prestigieux talent, son exquise sensibilité, sa grande géné-

rosité de cœur, jeune et célèbre se pouvait-il que Marie Bigot de Morogues ne fût pas également une femme charmante ! Nous n'avons d'elle, il est vrai, que peu de portraits. Mais une petite histoire amusante, dont le héros fut encore le grand Beethoven, nous fait voir clairement ce que, d'avance, nous devinions.

Mais plutôt que de conter l'aventure, laissons parler les textes.

Un beau matin de printemps Madame Bigot reçut la lettre suivante :

Ma chète et honorée Marie !

Le temps est divinement beau et qui sait s'il en sera ainsi demain. Aussi je me propose de venir


vous prendre aujourd'hui vers midi pour une promenade. Comme Bigot est probablement déjà sorti, nous ne pouvons y renoncer pour ce motif : lui- même certainement ne le demanderait pas. Les matinées seules sont belles en ce moment : pourquoi ne pas saisir l'instant qui s'envole si vite ? Je ne reconnaîtrais plus ma chère Marie, intelligente et cultivée, si, pour obéir à de simples scru-

Marie Bigot de Morogues d'après un ancien portrait

pules, elle me refusait ce très grand plaisir. Oh ! quelque prétexte que vous invoquiez, si vous n'acceptez pas ma proposition, je ne pourrai l'attribuer qu'au peu de confiance que vous avez en mon caractère et ne croirai jamais plus que vous éprouvez pour moi une véritable amitié. Enveloppez Caroline de la tête aux pieds pour qu'il ne lui'arrive rien. Répondez-moi, ma chère Marie, si vous le pouvez, je ne vous dis pas : si vous le voulez, parce que je ne pourrais interpréter cela que comme une marque d'hostilité. Dites-moi seulement oui ou non. Portez-vous bien et faites que

je ressente ce plaisir de pouvoir partager avec deux personnes, qui me tiennent à cœur l'allègre jouissance qu'on prend à une nature belle et joyeuse.

Votre ami qui vous honore

L. VAN BEETHOVEN.

A travers ces modestes lignes le cœur frémissant

du maître se devine. Tant de femmes frivoles n'avaient su le comprendre qui sous l'enveloppe charmante des corps cachaient une âme mesquine. Souvent il avait suivi le mirage, lui le chasseur d'idéal, accoutumé aux sommets de l'âme, et s'était arrêté devant le gouffre du néant. Voici que le destin mettait sur sa route douloureuse l'amie, la sœur de ses rêves. Sans doute, elle était la femme d'un autre. Mais cherchait-il la femme en elle ? La table des valeurs morales n'est pas la même pour le créateur d'un monde et pour le philistin pétri dans la commune glaise. La mer-


veilleuse sensibilité d'un être de choix avait pénétré l'âme de l'incompris. Et de cette communion était né l'espoir d'une sublime fraternité des cœurs. Que le charme d'une jeunesse florissante, que des grâces charnelles aient illuminé ce pur sentiment quelle chance inespérée pour le fervent amoureux de toute beauté !

Mais la vie est là, prosaïque, méchante, hostile aux pures envolées de l'âme. Fermé le clavecin, fini le rêve ! La tendre femme, l'épouse irréprochable, déclina l'invitation sur les conseils de M. Bigot, peut-être jaloux, soucieux en tout cas de ne pas exposer son ménage aux courantes médisances.

Et Beethoven, déjà, reprit la plume.

Chère Marie, Chère Bigot,

Ce n'est pas sans un chagrin profond que je dois constater, que les sentiments les plus purs et les plus innocents sont souvent méconnus. Quand vous êtes venue vers moi d'une façon si charmante, je n'en ai conclu qu'une chose, c'est que vous m'offriez votre amitié. Vous devez me supposer bien vaniteux et bien petit esprit, si vous pensez que les avances faites par une personne aussi distinguée que vous ont pu me faire croire que j'avais gagné d'emblée votre affection. Au demeurant c'est un

principe sacré pour moi de n'avoir d'autres relations que celles de l'amitié, avec une femme qui appartient légitimement à un autre. Tous autres rapports rempliraient mon âme de méfiance contre celle qui doit, un jour, partager mon sort et troubleraient d'avance la vie si belle et si pure que je veux me créer.

Il est à présumer sans doute que les plaisanteries que j'ai décochées à Bigot, n'ont pas été toujours assez fines. Je vous ai dit à vous-même que je me montre parfois très mal élevé. Je suis très naturel et tout à fait libre avec mes amis ; Bigot est de ce nombre. Si je vous ai dit quelque parole malsonnante, votre amitié

Mendelssohn d'après le dessin de Frisch - Cabinet des estampes

devait m'en avertir franchement et je me serais bien gardé de vous faire de la peine. Ce que je ne m'explique pas, c'est que vous avec pu, ma bonne Marie, donner à mes actes une interprétation si fâcheuse.

Pour ce qui regarde la partie de promenade que je vous avais proposée, à vous et à Caroline, Bigot m'ayant signifié la veille qu'il ne trouvait pas convenable de vous laisser partir seule avec moi, j'ai dû croire que mon offre vous paraissait choquante. Je vous ai écrit à ce propos, en insistant sur mon projet, uniquement pour vous montrer que je ne partageais pas votre manière de voir. Si je vous ai dit alors que j'attachais un grand prix à ce que vous ne me refusiez pas, c'était pour vous engager à mettre à profit la belle journée qui se préparait, et certes, en tout ceci, j'avais en vue, avant tout, votre plaisir à vous et celui de Caroline plutôt que le mien propre. J'ai voulu vous forcer la main, en vous disant que si vous décliniez mes offres, je considérerais votre refus comme un manque de confiance à mon égard, comme une offense personnelle.

Vous ferez bien de réfléchir aux moyens de me donner une compensation à cette belle journée que vous m'avez gâtée et à la méchante humeur que vous avez éveillée si mal à propos. Quand je vous le disais que vous méconnaissiez mon caractère,

vous voyez que j'étais dans la vérité et le jugement que vous portez sur mes intentions le prouve.

Lorsque je vous ai dit que si je venais vous voir trop fréquemment, il pouvait en résulter quelque chose de grave, je faisais une simple plaisanterie; je voulais vous faire comprendre que tout m'attire dans votre maison à tel point, que je n'ai pas de plus vif désir que de passer ma vie près de vous. Ceci est absolument la vérité. Supposez, si vous le voulez, que ces paroles aient un sens caché ; l'amitié la plus sainte ne peut-elle avoir son secret ? Est-ce une raison cependant pour interpréter ce secret comme vous l'avez fait ?


Haydn

Cabinet des estampes

Non, mon cher Bigot, non, ma chère Marie, jamais vous ne trouverez dans mon cœur des sentiments indignes de moi. Depuis ma plus tendre enfance j'ai appris à aimer la vertu, à estimer tout ce qui est beau, tout ce qui est bon ! Vous m'avez fait une grave blessure; mais le malentendu qui l'a causée ne servira qu'à resserrer les liens de notre amitié.

Je ne vais pas bien du tout aujourd'hui et je crains de ne pouvoir aller vous voir. Mon extrême sensibilité me fait cruellement souffrir, et depuis hier au soir, après la séance de quatuor, je ne cesse de penser que je vous ai rendus malheureux. Je suis allé cette nuit à la redoute, espérant me distraire. Vains efforts; votre souvenir me suivait partout. Ils sont si bons, me disais-je, et c'est moi qui leur cause de la peine ! Je suis rentré profondément découragé. Ecrivez-moi quelques lignes. Votre véritable ami BEETHOVEN

qui vous embrasse tous.

Bien que le gros nuage passât, le charme était rompu. On ne cessa pas de se voir, mais les visites se firent de plus en plus rares. Un dernier billet nous permet de pressentir toute la mélancolie des proches adieux.

« Ne pouvant produire des cahiers de ma sagesse je vous envoie quelques cahiers de ma fantaisie. Hier soir je comptais vous faire une visite,

mais je me souvins à temps que le dimanche soir vous n'êtes pas chez vous. Je le remarque très bien, je dois venir chez vous ou bien très souvent ou bien pas du tout et je ne sais encore quel parti je dois prendre, mais je crois presque que c'est le dernier..»

Tel fut le glas de cette très pure amitié.

Vint la guerre de 1809, qui contraignit le jeune ménage à quitter l'Autriche et à rentrer en France. Il se fixa à Paris, désireux de ne pas interrompre, en dépit de la dureté des temps, la carrière musicale de Marie. De fait, et bien qu'elle ne l'eût peut-être pas recherchée sans la contrainte imposée par les circonstances, la consécration de Paris, de ce grand Paris, centre rayonnant de gloire, lui manquait. Elle n'eut pas de peine à se l'assurer, éclatante et définitive. Dès ses premiers concerts son nom devint populaire. Les plus grands maîtres : Auber, Cherubini, Lamarre, Baillot, se proclamèrent ses admirateurs passionnés. Ayant interprété avec elle des sonates de Mozart, Cramer ne put s'empêcher de s'écrier : « Je n'ai jamais rien entendu de pareil ! »

Elle-même d'ailleurs composa des « Études » et un «Rondeau pour piano seul», œuvres d'une étonnante fraîcheur d'inspiration et d'une envolée, que certainement le public de sa ville natale serait heureux de pouvoir goûter et applaudir un jour. Elle eut enfin le grand mérite de faire connaître chez nous la musique de Beethoven.

Schubert d'après le dessin de 3foritz von Schwind - Cabinet des es!ampes


Songeait-elle, quand ses fines mains blanches faisaient jaillir du clavier, graves ou tendres, les divines mélodies du douloureux solitaire flamand, songeait-elle que le cœur fastueux, dans le brasier d'amour et de souffrance duquel ces accords s'étaient soudés, conservait peut-être en ses profondeurs sa gracieuse image comme une grande lumière inspiratrice ?

Et quand sa vie changea et que, elle aussi, dut gravir la pente douloureuse, n'évoqua-t-elle jamais le souvenir de l'abandonné ? Car, pour elle aussi, l'heure sonna des épreuves. Son mari avait suivi l'empereur dans la désastreuse campagne de Russie. Napo-

Maison natale de Marie Bigot de Morogues, rue des Marchands à Colmar

PIlOta Christophe

léon se l'était attaché en qualité d'interprète et l'eût certainement comblé de faveurs, si l'impitoyable destin ne s'était abattu sur lui et son œuvre. Il arriva que Paul Bigot de Morogues, dépouillé de tout, retenu à Wilna comme prisonnier de guerre, laissa sa femme et ses deux enfants en bas âge sans ressources et sans protection, au milieu de l'immense Paris.

Marie se révéla forte dans l'adversité. Après avoir fait vivre avec un parfait désintéressement — et de quelle vie ardente — la musique des maîtres qu'elle aimait, elle avait bien le droit de demander à son tour à cette musique de la faire vivre, elle et les siens.

Elle se mit à donner des leçons de piano et, bien entendu, les élèves affluèrent. Le plus brillant d'entre eux fut, en 1816, le jeune Felix Mendelssohn, dont elle guida les premiers pas sur la voie triomphale et à qui elle inspira la plus tendre reconnaissance. Vingt ans plus tard l'auteur des Romances sans paroles était encore l'ami et le correspondant de la famille Bigot.

Marie travaillait sans relâche et sans se soucier de prendre les ménagements que sa délicate santé exigeait. Une maladie de poitrine se déclara, et,

le 16 septembre 1820, elle s'endormait doucement entre les bras de ses parents éplorés, accourus de Neuchâtel la veille.

Elle achevait sa vie terrestre à 34 ans.

Son passage ici-bas avait eu le charme fugitif d'un sourire, l'éclat d'une fleur que les vents hostiles effeuillent avant '•

le soir. -SI

Nos lecteurs penseront peut-être comme nous que l'artiste dont nous venons d'évoquer brièvement la trop courte carrière mérite que son souvenir revive en Alsace et, plus particulièrement, à Colmar, sa ville natale, qui peut, à juste titre, la classer parmi

ses enfants illustres. Pourquoi n'apposerait-on pas — nous en suggérons l'idée à qui de droit — une plaque de marbre à la maison de la rue des Boulangers où elle est née ? On y pourrait peut-être inscrire ceci pour l'édification des passants :

Dans cette maison naquit le 2 mars 1786

Marie Bigot de Morogues, née Kiené.

Beethoven et Haydn furent les admirateurs fervents de cette musicienne incomparable qui prodigua ses conseils à F. Schubert enfant et enseigna son art à F. Mendelssohn.

Elle mourut à Paris en 1820

au printemps de sa vie.

Charles KRUMHOLTZ.

BIBLIOGRAPHIE:

Fetis. Biographie univ. des Musiciens. Michaud, Biographie universelle.

Beethovens sämtliche Briefe, A. C. Kalisches - Goethe und Mendelssohn.

R. Fauchois. Vie d'amour de Beethoven - Revue de musicologie, mai 1927.

Weckerlin, Musiciana n° 2 - Sitzmann, Dict. de biogr. des hommes célèbres d'Alsace. (Actes d'Etat civil de Rouffach, Colmar, Neuchâtel.)


UNE EXPOSITION HISTORIQUE

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE A STRASBOURG

A

u Musée historique du Pont du Corbeau, M. A. Riff a organisé une très suggestive - exposition de documents, manuscrits, im-

primés et illustrés, relatifs à la période révolutionnaire dans la capitale de l'Alsace. Il s'est efforcé de grouper, en des ensembles souvent heureux, les divers moments et les aspects variés de cette attachante histoire. Il est même question de rendre permanente cette exposition, en consacrant définitivement une salle à ce sujet aussi passionnant que pittoresque ; ainsi serait-il possible de compléter peu à peu des séries forcément incomplètes et même d'en créer de nouvelles.

On ne saurait entreprendre ici, à propos de cette exposition, qui a connu le plus vif succès auprès du grand public dominical et des curieux, amateurs d'histoire locale et générale, ni une énumération fastidieuse, un catalogue que M. Riff sans doute établira par la suite et qui serait le bienvenu, ni, après R. Reuss, qui y dévoua sa vie laborieuse, une histoire de la Révolution à Strasbourg. Nombre de pièces ne sont pas, d'autre part, tout à fait nouvelles pour les lecteurs de la Vie en Alsace et c'est déjà un véritable album d'images révolutionnaires que constituent des articles antérieurs, comme, par exemple, ceux de G. Teichmann sur

Plan de la ville de Strasbourg (1792)


Euloge Schneider (avril 1923), ou d'H.Brunschwig, sur les débuts mêmes de la Révolution à Strasbourg, (1925, pages 115-119).

On retiendra d'abord les imprimés relatifs à la Commission intermédiaire d'Alsace, le règlement de convocation des États généraux dans la province d'Alsace, (du 7 février 1789), adressé par le roi à son cousin, le maréchal de Stainville, oberlandvogt, ou

Tableau du Conseil général de la Commune de Strasbourg (1790)

grand bailli, de la préfecture publique de Haguenau.. Au cadre d'ancien régime, encore tout féodal, ainsi que l'atteste une carte qu'on a eu l'excellente idée

d'exposer va bientôt se substituer la division uniforme en départements : un document à cet égard serait désirable.

Sur les débuts mêmes de la Révolution, voici les estampes relatives au pillage de l'Hôtel de Ville, en juillet 1789 et à la Confédération de Strasbourg, en juin 1790, dont A. Aulard a publié, au lendemain de la guerre, le procès-verbal détaillé (1).

La déclaration de guerre du 25 avril 1792, «de la part du Roi des Français, au nom de la Nation, au Roi de Bohême et de Hongrie », annoncée par une affiche d'un laconisme saisissant, allait provoquer un redoublement d'ardeur révolutionnaire. La Marseillaise occupe une place d'honneur, autour du fameux tableau de Pils, inspiré par Lamartine et sa romantique Histoire des Girondins : le maire de Dietrich chanta, le 26 avril, l'hymne composé par Rouget de Lisle, qui n'avait pas de voix ! A

Monument élevé à la Nature dans le Temple de la Raison à Strasbourg la 3e décade de Brumaire l'an II de la République (novembre 1793)

côté des œuvres non moins célèbres, sur le même sujet : de G. Doré au médaillon de David d'Angers, qui voisinent avec un autographe du compositeur proposant, le 15 août 1792, au Comité permanent de Strasbourg, un modèle de pique pour suppléer « au deffaut de fusils », M. Riff a pu réunir une abondante série d'images populaires et montrer ainsi combien le thème de Pils a été utilisé, exploité et

reproduit, avec plus ou moins de gaucherie et de naïveté, jusque sur un fichu imprimé vers 1850.

Les missions des Conventionnels aux armées, de

Saint-Just et Lebas à la fin de 1793, de Lacoste et Baudot au début de 1794, sont évoquées surtout par des imprimés d'arrêtés terroristes : réquisitions diverses, maximum, cours forcé des assignats, condamnations à mort prononcées par le tribunal révolutionnaire, cultes, à la cathédrale déchristianisée, de la Raison d'abord et ensuite de l'Etre suprême. Du point de vue anecdotique, on relira avec une curiosité amusée l'ordre de Saint-Just et Lebas aux citoyennes strasbour- geoises de quitter les modes allemandes, « puisque leurs cœurs sont français ». On reverra l'estampe intitulée : « Holocauste des coiffures germaniques strasbourgeoises au Temple sacré des prêtres jacobins ». Mais la délibération consécutive du conseil municipal du 2 Prairial an il (21 mai 1794), rappelant l'arrêté précité du 25 Brumaire (15 novembre 1793) (2) révèle assez que ce dernier était plutôt resté lettre morte ;


elle porte, en effet, « défense aux personnes du sexe de porter des panaches blancs, des nœuds ou cocardes de rubans blancs». Elle interdit «tout vêtement et parure qui pourrait désigner l'attachement à quelque secte ou opinion religieuse », prévient toutes les citoyennes que les agents de police » surveilleront exactement celles qui négligeront de porter la cocarde tricolore » !

Le nom d'Euloge Schneider symbolise la Terreur strasbourgeoise. Autographes, portraits, images po-

pulaires voisinent avec, en vitrine, le portefeuille du trop fameux accusateur public près le tribunal criminel du Bas-Rhin (3) Religion révolutionnaire, emprisonnement des suspects : * prêtres réfractaires ou parents d'émigrés, quand le général Dièche, « patriote, mais ivrogne et crapuleux», au dire d'un représentant», fit placer des canons devant le cid. Hôtel de Darmstadt, rue Brûlée ainsi que devant le Séminaire, transformé en prison (4), d'une part, exaltation de la foi en la Révolution; d'autre part, mesures de rigueur contre ses ennemis. Il ne faut pas isoler l'œuvre terroriste de salut public du double péril, intérieur et extérieur, conjugué, qui la nécessitait et l'explique.

L'histoire militaire occupe, par suite, une large place dans cette exposition,

Saint-Just (1767-1794)

Représentant en mission à l'armée du Rhin (octobre-décembre 1793)

depuis l'organisation de la garde nationale en 1789 jusqu'aux opérations militaires de 1796-1797, ces dernières bien illustrées par un superbe plan du fort de Kehl. Peu de chose, par contre, sur celles de 1793 : le forcement par Wurmser des lignes de la Lauter et la victoire de Hoche, au Geisberg, à la fin de l'année, sauf le combat de Bergzabern, (où fut tué le caporal volontaire J.-F. Oberlin, en août 1793), et dont B. Zix, l'excellent dessinateur stras- bourgeois, nous a laissé d'amusants croquis (5). Mais nous disposons, par contre, de nombreux autographes et portraits des généraux successifs de l'armée du Rhin (6), ainsi que des chefs alsaciens, et en premier lieu de Kléber; on nous montre même la pipe qu'il fumait lorsqu'il fut assassiné au Caire... Emule des Bara et des Viala, voici, emprunté à un

recueil des actions héroïques, l'exploit du tambour strasbourgeois Méril.

L'histoire religieuse, qui joua si souvent un rôle décisif dans l'histoire alsacienne, est moins abondamment pourvue. Beaucoup d'imprimés de la collection Heitz, conservée à la Bibliothèque nationale et universitaire, auraient fourni cependant une documentation pleine d'intérêt, en particulier, sur les menées contre-révolutionnaires et séparatistes du cardinal de Rohan émigré outre-Rhin (7).

L'histoire économique et sociale est représentée par des tableaux d'assignats et de billets de confiance, des tarifs du maximum, des arrêtés de confiscation et de vente des biens d'émigrés. De très nombreux portraits, de Schwendt, le premier député de Strasbourg à Reubell, le futur président de la Convention et Directeur, en passant par les maires de Dietrich et Mo- net, « le digne ami de Saint- Just et de l'Incorruptible », (dont nous reproduisons un curieux autographe, lors de la crise fédéraliste qui menaça si gravement l'unité française, dans l'été de 1793), attireront encore les regards du visiteur (8).

D'inévitables lacunes seront comblées avec le temps par le zèle actif de M. Riff: aucun imprimé, par exemple, ne rappelle, dans cette exposition, le passage des « Trois Rois », ainsi qu'on

surnomma les commissaires, dont Hérault de Séchelles, envoyés par la Constituante en Alsace, au début de 1791; trop peu nombreux, (à part une carte de membre), nous ont semblé aussi les documents relatifs aux jacobins strasbourgeois (9); aucun journal non plus de l'époque, comme le fameux Courrier de Strasbourg, que rédigeait La- veaux et qui fut ici le premier journal de langue française; aucun texte enfin concernant la francili- sation (10).

Il est vrai que beaucoup de souvenirs révolutionnaires ont disparu, lors de l'incendie allumé par les obus prussiens, le 24 août 1870, dans le brasier du Temple-Neuf, et, par exemple, l'immense bonnet rouge qui coiffa la flèche de la cathédrale, de 1793 à 1802 et dont l'enlèvement marqua symbolique-


« Agé de 14 ans, Méril Léon, né à Strasbourg, battant la générale, le 6 août 1792, à l'affaire de Rulskein, s'écarta un peu de son corps. Deux hulans l'aperçoivent, fondent sur lui et l'un d'eux, d'un coup de sabre, lui abat le poignet. Ce brave enfant le regarde et, sans perdre contenance, lui dit : Tu ne m'empêcheras pas, peut-être de battre de l'autre main. Le hulan enragé l'assassine aussitôt. »

ment la fin de la Révolution à Strasbourg. L'épisode nous valut cette lettre, timide, du premier préfet du Bas-Rhin, Laumond, au maire J. F. Hermann, du 17 avril 1802, que nous avons retrouvée aux Archives départementales (11).

« Quant au bonnet rouge placé sur le sommet de la tour de la cathédrale, j'ai autorisé le citoyen Daudet (receveur des domaines nationaux) à le retirer. L'intention des Consuls est que cette église soit remise à l'évêque et que l'on en fasse disparaître toute inscription, intérieure ou extérieure, qui serait contraire à ses usages. L'emblème de la liberté si chère à tous les Français ne peut pas être rigoureusement conservé comme une inscription, mais j'ai pensé que ce bonnet rouge n'avait rien de commun avec les usages d'une cathédrale, qu'il pouvait même être considéré comme contraire à cet usage, que d'ailleurs sa forme grossière contrastait visiblement avec la noble et élégante architecture d'un des plus beaux monuments de l'Europe et que, par conséquent, en le faisant disparaître, c'était, en même temps, observer les convenances et rendre hommage

aux Arts. Nous sommes assez avancés, citoyen maire, dans la carrière de la vraie liberté pour qu'il y ait lieu de croire que nous ne scandaliserons personne en rendant la superbe flèche de la cathédrale de Strasbourg à son ancienne beauté : tous les amis sincères de cette liberté savent que les signes extérieurs qui la représentent sont aux sentiments qu'elle inspire ce que les pratiques extérieures sont à la religion et à la vertu. »

A la liberté, ou à l'anarchie révolutionnaire allaient, en effet, bientôt succéder l'ordre et le despotisme impérial.

Paul LEUILLIOT.

NOTES:

(1) Cf. Vie en Alsace, 1924, p. 34 (sous la rubrique : la Place Gutenberg en 1789), Le pillage de l'Hôtel de Ville; p. 91, Proclamation de la Constitution française à Strasbourg (25 décembre 1791); p. 93, La Fédération; 1927, p. 37, Clémence du Peuple, avec la légende : Place d'armes à Strasbourg.

(2) Un arrêté du même jour atteste, dans un autre domaine, plus pressant, l'activité fiévreuse des représentants : « Dix mille hommes sont nuds pieds dans l'armée, il faut que vous déchaussiez tous les aristocrates de Strasbourg dans le jour et que demain à dix heures du matin les dix mille paires de souliers soient en marche pour le quartier général ». — Pourquoi n'avoir pas donné, pour les dates du calendrier républicain, les dates correspondantes du calendrier grégorien ?

(3) Cf. Vie en Alsace, avril 1923, portrait et autographe d'E. Schneider ; E. Schneider exposé attaché à la guillotine, sur la Place d'armes, le 15 décembre 1793.

(4) Sur le général Dièche voir nos Jacobins de Colmar, p. 154, en note et aussi, Dièche étant né à Rodez, Procès- verbaux des séances de la société populaire de Rodez, p. p. Combes de Patris, 1912.

(5) Cf. Vie en Alsace, 1926, p. 125, du même, le croquis d'après nature, si alerte, d'un volontaire de l'armée du Rhin.

(6) Ibid., portrait de Luckner, p. 120 et sqss.

(7) Ibid., 1926, p. 201, Départ des Capucins de la ville de Strasbourg.

(8) Ibid., p. 270 et sqss., portraits de Dietrich et V.de Broglie;

1925, p. 115, portrait de Schwendt. Sur Reubell, voir l'article de M. F. Schaedelin, 1928, p. 230-240.

(9) Ibid., 1927, p. 114-120, J. Hatt, le Miroir pendant la Révolution, a surtout raconté l'histoire architecturale de l'ancien poêle des marchands devenu le siège des Jacobins.

(10) Voir notre article, 1928, p. 81 et sqss., sur la langue française en Alsace pendant la Révolution.

(Il) Série V. Culte catholique, organisation, églises mixtes, an IX-1845.

Note du maire Monet sur une lettre du Comité général de Marseille à la municipalité de Strasbourg (18 juillet 1793) :

„ Cessez, lâches, de correspondre avec Strasbourg ; les traîtres sont ici en horreur. "


BIBLIOGRAPHIE

CINQ NOUVELLES DE JEAN JERRY

c

e n'est pas la première fois qu'un livre intéressant sort des presses de la ville de Strasbourg ; depuis l'invention de l'imprimerie,

la capitale de l'Alsace a vu naître plus d'un ouvrage remarquable. — Toutefois lé petit livre Cinq Nouvelles de J. Jerry que les éditions « La République », Strasbourg, viennent de faire paraître, mérite une mention spéciale, non seulement parce qu'il nous révèle un auteur de talent, mais aussi parce qu'il montre le parti que peut tirer un éditeur consciencieux et intelligent d'une œuvre qui lui a été confiée.

Les éditeurs ignorent trop, en général, qu'un livre doit être une œuvre d'art aussi bien au point de vue présentation qu'au point de vue littéraire. Le rôle de l'éditeur ne consiste pas uniquement à produire des livres comme on fait des petits pains, mais à fondre en une heureuse harmonie les valeurs abstraites du texte et les arts plastiques (illustration, décoration, composition de la page, choix des caractères, etc.).

Or, ces qualités, nous les trouvons dans les Cinq Nouvelles, qui forment un ensemble parfait et donnent au public une jouissance esthétique aussi bien qu'intellectuelle. Les dessins qui illustrent ce livre rendent exactement l'esprit qui anime le texte et nous introduisent d'emblée dans l'atmosphère spéciale, tragique et quelque peu mystérieuse, qui enveloppe le récit. Les illustrations d'Iské rendent bien l'impression de trouble réalité frisant le rêve et l'hallucination, qui se dégage des Cinq Nouvelles — celles de Gachot, plus simples de traits et plus nettes d'inspiration, sont d'un effet puissant dans leur tragique sobriété.

Les nouvelles de Jerry sont des nouvelles au vrai sens du mot ... ; bien que très répandu, ce genre est un des plus difficiles et peu d'écrivains y ont vraiment réussi. Aussi voudrais-je montrer ici que J. Jerry est de ceux qui ont su faire de la nouvelle ce qu'elle doit être : une œuvre d'art émouvante.

Ce genre exige tout d'abord des sujets particuliers, un fait dramatique dans sa crise; — ce qui est précisément le cas pour les Cinq Nouvelles.

« La rue », une rue de guinguettes et de maisons closes, qui « reçoit la nuit », attire dans son orbe néfaste tous ses habitants. Un pauvre cordonnier voit succomber autour de lui toute sa famille ; trois générations y sont décimées comme par une maladie contagieuse et la rue exige même encore d'innocentes victimes.

Dans la nouvelle « Deux êtres » nous voyons aux prises un homme et une femme, — nous n'en savons pas plus, dont l'amour se heurte à un malentendu, « s'éteint comme une lampe qui a brûlé toute son huile», et laisse deux cœurs seuls et désespérés.

« Béatrice et le masque » relate l'agonie d'une belle jeune femme atteinte de la lèpre, qui cherche une dernière aventure, violente et désespérée, qui trouve pour une nuit le seul homme qu'elle ait jamais aimé, et, qui pendant des années est rongée par son mal et par le remords d'avoir contaminé son amant d'une nuit ...

« La maison des landes » est une maison maudite, qui livre à la folie tous ceux qui l'habitent. Un jeune musicien y amène sa femme et y passe avec elle des années de bonheur indicible. Un jour, il apprend que c'est sa propre sœur, disparue depuis longtemps, qu'il a épousée, et c'est ainsi que s'accomplit la suprême malédiction !

« La dernière aventure du Dr. Presko », sa liaison avec une jeune femme sincère et aimante qu'il a abondonnée cyniquement, se transforme en une terrible vengeance — car il apprend que le séducteur malhonnête de sa fille bien-aimée est précisément le fils de celle qu'il avait si lâchement abandonnée.

Ces sujets dramatiques, presque mélodramatiques, font ressortir, ainsi que l'exige la nouvelle, des caractères frappants, nettement dessinés, de ces caractères violents et excessifs qui justifient les plus grandes passions et les pires catastrophes. Chez tous les personnages de Jerry, la passion est irrésistible : entraînement des caractères faibles aux appels d'une rue, amour qui va jusqu'à l'inceste, ardente soif de l'aventure qui pousse une malade à contaminer celui qu'elle aime ... Et pour mettre


encore davantage en relief la frénésie de ces personnages, l'auteur nous dessine de ces douces et délicates figures de femmes, qui se donnent sincèrement, sans calcul ni arrière-pensée, comme celle

de l'amante du Dr. Presko ou de la petite-fille du vieux cordonnier.

Mais pour que de tels événements et de tels caractères restent vrais et profondément humains, il faut qu'ils soient imprégnés d'une atmosphère qui semble en quelque sorte émaner d'eux; il faut cette affinité secrète et pourtant si puissante qui existe entre les êtres et les choses et qui seule donne aux destinées humaines leur sens et leur portée. Grâce à son talent souple et nuancé J. Jerry réussit à créer cette atmosphère et à l'adapter aux situations les plus diverses ; doué d'un sens très fin du détail et d'un certain humour, il sait fort bien évoquer la vie mesquine que mène la famille du cordonnier, les odeurs fades de l'échoppe et les nuances ternes des âmes. Et il n'apporte pas moins d'art dans les descriptions

Illustration de Paul Iské pour « Cinq Nouvelles »

qu il nous fait au contraire des drames profonds du cœur, dans ces dialogues douloureux où s'affrontent deux irréductibles conceptions de l'amour ou de la vie «( Dr. Presko », « Deux êtres »). Mais

si Jerry sait nous émouvoir si profondément, c'est qu'il y a dans son œuvre plus que du talent ; on y sent la souffrance vécue, une sincère pitié humaine et une compréhension vraie des choses de la vie

et du sens des destinées.

La nouvelle est encore un genre littéraire qui exige beaucoup d'art dans la composition et un style des plus châtiés. Ces dons, l'auteur des Cinq Nouvelles les possède aussi. Nous nous bornerons seulement à indiquer quelques-uns des procédés, d'art, dont il fait usage pour ménager ses effets et donner plus de relief au récit : le coup d'œil retrospectif que jette le Dr. Presko sur sa vie et qui éclaire d'un jour brutal une aventure à demi-oubliée ; la gradation dans l'horrible, quand pour la seconde fois Béatrice met un masque sur sa figure ravagée par la lèpre, la répétition du même malheur, qui anéantit l'un après l'autre, les membres de la famille du cordonnier ou les habitants de la maison maudite ...

C'est par leur technique autant que par

leur accent d'émouvante sincérité que les nouvelles de Jerry méritent d'être signalées — et surtout d'être lues.

Cécile KNŒRTZER.


MÉMOIRES DE LA COMTESSE DE KIELMANN SEGGE

SUR NAPOLÉON I"

L

'Alsace a toujours conservé un pieux souvenir de Napoléon Ier. Elle lui a donné les meilleurs de ses fils ; elle a cru encore en son génie après

la défaite. Que de fois, sous la Restauration, les

brasseries et les places publiques n'ont-elles pas retenti du cri de : Vive l'Empereur ! Et ce souvenir s'est perpétué jusqu'à nos jours. Aussi sommes- nous convaincu qu'on lira en Alsace, avec un très vif intérêt, les Mémoires de la Comtesse de Kielmannsegge sur Napoléon [er (édition Attinger, Paris), traduits par M. Joseph Delage, avec une fidélité que les lecteurs des Journées du Roi et de Sous l'arbre de la Liberté, n'ont pu oublier.

Charlotte von Schonberg, était née au château de Her- msdorf près Dresde, le 18 mai 1777. Orpheline à dix ans, possédant une immense fortune, elle épousait à dix-neuf ans le comte Rochus August zu Lynar.

. Bonaparte (1797)

Eau-forte d'après Louis David - Cabinet des estampes

Veuve quatre ans plus tard, admirablement belle, elle se remariait peu après avec le comte de Kielmannsegge, un Hanovrien, ennemi haineux de la France, qui ne cessa de conspirer contre Napoléon. La comtesse, au contraire, admire avec enthousiasme l'Empereur. En 1809, elle est à Paris, à la cour impériale, où le Maître de l'Europe lui apparaît dans toute la splendeur de sa gloire. Dès lors, elle va se dévouer à lui corps et âme, surveillant les intrigues de Talleyrand, se faisant

l'informatrice la plus sûre du souverain. Napoléon est-il en campagne, les billets maintiennent entre eux les relations de service et d'amitié. Elle ne vit que pour l'Empereur, auquel elle aurait fait

volontiers le sacrifice de son existence. Elle suit avec angoisse le déclin de son étoile. Détestée par les alliés, la comtesse est arrêtée, après Leipzig. Mais elle a réussi à mettre en lieu sûr les papiers importants que l'empereur lui a confiés; elle est relâchée. Très étroitement surveillée, reléguée dans ses domaines dans la Haute - Lusace, elle n'en reste pas moins en rapport avec la France. Elle apprend tour à tour, mystérieusement, la nouvelle du départ de l'île d'Elbe et celle de la seconde abdication. Elle aurait voulu suivre l'Empereur à Ste- Hélène, mais il la retint. Divorcée en 1818, la comtesse à partir de 1821, sous le coup de «l'atroce

douleur », qu'elle ressentit à la nouvelle de la mort de Napoléon, se recueillit, absorbée toute entière dans le souvenir de celui dont « la mort seule nous prouva qu'il était mortel »). Dans son Wasser- palais, elle fait d'une pièce tout un reliquaire, au milieu duquel elle aime passer de longues heures à évoquer l'homme exceptionnel auquel elle gardera une pensée fidèle jusqu'à la fin : l'Empereur.

La dernière lettre de Napoléon mourant à Sainte- Hélène avait été pour elle. Il lui écrivait, le 23 avril


1821 : « Sur ce rocher, votre bonne foi a été l'un de mes bons souvenirs. Je vous l'ai dit depuis longtemps et je vous le répète : quittez le protestantisme. Il vous faut une religion mathématique, solidaire de sympathie. Soyez catholique sans niaiserie ou grecque sans ajustement. Adieu. Croyez à un revoir. »

Respectueuse de cette volonté suprême, la comtesse se fit catholique, et sur sa tombe de granit, ornée de myosotis, elle voulut que fut inscrite, en lettres gothiques de fer noir, au-dessous du chapeau anglais de Comte, cette simple devise que Napoléon avait forgée pour elle: Seule et Soumise.

Telle est la femme charmante, dont M. Delage nous donne aujourd'hui les Mémoires. Nous ne les raconterons pas. Comment résumer, en des lignes trop brèves, une matière aussi riche, qui embrasse vingt années d'une vie très mouvementée. Mais nous voudrions montrer l'intérêt et la valeur documentaire de ces pages, qui portent l'empreinte la plus sûre de la pensée de l'Empereur, où l'on voit se dérouler les événements les plus graves comme les faits de la vie intime, où des personnages innombrables, peints en quelques traits, se côtoient et défilent sous nos yeux.

Car la comtesse de Kielmannsegge, très fine,

d'un esprit d'observation très délié, a su voir et bien voir. Elle a ses tendresses et ses antipathies, mais elle a l'intelligence assez large pour refouler sa haine ou sa colère, afin de fouiller l'âme de son ennemi et en mettre à nu les sentiments mauvais ou les intentions perverses.

Elle vient d'arriver à Paris. Ses relations avec la duchesse de Courlande lui permettent d'approcher M. de Talleyrand, en attendant de déjouer les intrigues de cet opportuniste de génie. Recon- naissez-le, à ce portrait aux touches délicates : « Son front largement découvert trahissait les agitations d'un caractère qui savait répandre la dissimulation sur tous les traits de son visage. Plus tard, quand je le connus mieux, je m'aperçus qu'en société il était sans gêne par caprice et par indolence à la fois, faible par habitude et par inclination, fort par intelligence et par éloquence, habile et toujours prêt à enlacer de ses anneaux les êtres faibles, ceux qui pouvaient lui être de quelque utilité et dont l'esprit dénotait une tendance à l'asservissement. De mœurs et de principes déplorables, effrayant par sa satire, profond par la pensée quand il s'agissait de détruire, s'en- fonçant tour à tour dans la mollesse et se redressant avec une nouvelle énergie, il avait, disait-il lui- même, besoin du vice pour pratiquer la vertu.

La Malmaison d'après un dessin de Tes/ard - Cabinet des estampes


«Cet homme se vautre dans le bourbier, avec ceux qu'il réussit à ensorceler et quand il en ressort, c'est pour faire de nouvelles victimes et anéantir les anciennes avec un raffinement diabolique et une cruauté de bête féroce ». Est-il meilleur portrait de ce ministre, qui n'hésitait pas à accepter les quatre millions de francs que lui offrait la ville de Hambourg pour échapper à l'annexion à l'Empire, tout en laissant aller le sort ?

Et «le coquin», comme disait Napoléon Ier de Talleyrand, inspirait encore à la comtesse cette réflexion, où se révèle une âme généreuse qui se cabre toute entière devant les vilenies et l'hypocrisie de l'ancien évêque d'Autun : « Dieu fasse que tu sois bientôt à six pieds sous terre; car tu n'auras certainement de repos ici-bas que lorsque tu auras fait disparaître de la surface du sol tout ce qu'il y a encore de beauté et de noblesse d'âme ». Mais le vœu de la comtesse ne devait pas être exaucé de sitôt...

C'est l'Empereur qui domine tout le livre. Il est dans chaque page; il a inspiré toutes ces lignes qui sont baignées d'un dévouement absolu à sa personne. Le voici qui arrive de Russie ; Malet vient d'ourdir sa conspiration,

l'armée bat en retraite et sème ses morts innombrables sur les routes d'Europe. «Mon Dieu, quelle joie! Quel bonheur !... L'Empereur est arrivé cette nuit. Je n'ai jamais vécu un plus beau jour, ni éprouvé, je crois, une surprise plus complète. Quel changement ! Avec lui, les cœurs s'ouvrent de nouveau à l'espérance, la confiance revient. L'empereur présent, c'est pour chacun la sécurité, et avec la sécurité, le bonheur. Un simple mortel peut-il demander davantage ?... Qu'on dise ce que l'on voudra : un fait subsiste : la joie règne et le cauchemar se dissipe »...

Nous retrouvons l'Empereur aux armées, en capote grise; à la messe aux Tuileries, en tunique brodée de velours écarlate et portant une toque à plumes. Le voici dans l'appartement de l'Impératrice, où sont rassemblés la duchesse de Monte- bello, la maréchale Augereau, des maréchaux, des ministres. Il vient d'aviser la belle maréchale Augereau, en vêtements de deuil et couverte de diamants. « Du noir ? Pourquoi du noir, s'écrie-t-il ? Puis il ajoute avec une spirituelle bonhomie : Voyons, voyons, Duchesse, pour la dernière des Parques, vous êtes vraiment trop belle ».

Bonaparte en 1800

La traversée des Alpes par le mont Saint-Bernard cI'apl'ès la peinture de Louis Dat,icl - Cabinet des estampes

Que pensez-vous de cet instantané ? L'Empereur, qui se prépare à une nouvelle guerre, a fait appeler la comtesse; il lui parle de fonder un nouvel empire de Russie pour la reine de Naples, la met au courant de dispositions qu'il a prises pour réunir une formidable armée. « Quand il s'arrêta de parler, il se tourna, le visage à la fenêtre, et, tambourinant des doigs sur la vitre, se mit à fredonner, moitié chantant, moitié parlant, la chanson de Malborough s'en va-t-en guerre, en appuyant sur les paroles : 1Ve sait quand reviendra, qu'il répéta deux fois »...

Et de cet autre : « Lord Douglas a écrit au peintre David : « Je désire le portrait du plus grand homme, exécuté par le plus grand peintre. Je vous adresse à cet effet mille guinées et vous donne carte blanche pour l'exécution du travail ». David peignit alors l'Empereur en grandeur naturelle, debout sous sa tente, devant une table couverte de cartes. Une bougie déjà consumée et une autre qui brûle encore nous montrent qu'on est au petit matin ».

De l'Empereur, la comtesse a rapporté les mots à l'emporte-pièce et les répliques cinglantes. En voici une : «L'Empereur dit à l'évêque de Tour-


nay : « Je pourrais vous faire fusiller. » « Dans ce cas, lui répondit le prélat, ayez la bonté, Sire, de ne me le dire qu'un quart d'heure auparavant ». Puis il en appela à sa conscience pour s'excuser de ne pouvoir céder à certaines exigences de l'Empereur. Celui-ci répliqua alors d'un ton glacial : Ravaillac et Clément avaient aussi leur conscience ».

Mais l'image de l'Empereur ne se ternit pas à ses yeux, dans l'adversité. Elle grandit au contraire. « Il y a une véritable grandeur de sa part dans la sincérité avec laquelle il avoue son malheur et une raison de plus de respecter ce malheur en redoublant d'attachement à son égard ».

En tournant les pages des Mémoires, parfois la j oie de vivre et d'agir s'estompe. La lumière se voile pour assister aux derniers jours du règne de Joséphine. Mais Madame de Kielmannsegge est femme : elle a le sens du détail vestimentaire. Elle enregistre soigneusement la robe de satin blanc ornée de diamants qu'avait revêtue Joséphine la dernière fois qu'elle parut au théâtre avant le divorce, comme elle notera celle de satin orange recouverte de mousseline blanche, avec manches longues et corsage fermé, que l'ex-impé- ratrice portait à la Malmaison. La Malmaison ! Dans la solitude où Joséphine vit, berçant sa peine, la comtesse lui rend visite. Et la délaissée parle : « Si j'ai pu retrouver le calme de l'esprit, dit-elle, c'est que j'ai l'intime conviction de m'être sacrifiée pour le bonheur de l'Empereur. J'en suis récompensée par l'estime et l'attachement du peuple. Mais tout cela ne suffit pas, hélas ! »

L'amour effleure de ses ailes ces pages toutes vibrantes d'enthousiasme pour le maître du jour. A celle qui disait : « En amour, j'ai toujours été la première à commencer et la dernière à cesser. Je ne sais pas aimer avec parcimonie. Avec moi tout ou rien », c'est sous les traits du colonel Letellier qu'il se présenta. Ecoutez : « Il avait le visage d'Hippolyte, l'allure d'un preux et l'air d'un républicain que le destin aurait marqué pour les grandes actions. Sa fougue naturelle était tempérée par une certaine mélancolie. Il avait un caractère extraordinaire dont les défauts mêmes, s'il en avait eu, se seraient transformés en qualités. L'impression qu'il produisait était celle d'un homme bon, bizarre, original même, toujours dévoré de désirs inassouvis et fatalement voué au malheur. On eût dit à le voir un Grec passionné. Ce gentil hussard est grand, élancé et d'une folle

bravoure. Il a environ trente ans, les cheveux blonds et ne vit que pour son métier de soldat ».

Dans le fond de la toile, l'armée : celle de 1813, en particulier, dont l'état est effroyable au retour de Russie et annonce la catastrophe proche.« Presque tous les régiments ont été anéantis et les officiers, dénués de tout, sont arrivés à Kœnigs- berg, enveloppés les uns dans des bourgerons de toile, les autres dans des fourrures de femmes, avec de longues barbes, méconnaissables : à demi- morts de froid et de faim, ils se sont précipités comme des bêtes sur les morceaux de pain dur qu'on leur jetait. Par 27° de froid, des soldats gelés se dressent debout comme des statues le long des routes où gisent des cadavres de chevaux; tout a été pillé. La Garde s'est ameutée et il a fallu le fameux « bataillon sacré » composé de généraux et de colonels pour protéger l'Empereur jusqu'au moment de sa fuite ».

La silhouette du futur Napoléon III, enfant encore, traverse ce décor et l'anime un instant de sa grâce. Nous sommes en novembre 1821, à Augs- bourg, chez la reine Hortense, le jour de l'anniversaire de sa naissance. « Son fils Louis lui a fait présent de deux pieds d'hortensias, d'une coupe en cristal et or qui porte d'un côté sa devise : Moins connue, moins troublée, et sur l'autre côté de laquelle cet excellent fils a fait graver : Plus' connue, plus aimée ». Et plus loin : « Le petit Louis Napoléon, fils de la reine Hor+ense, est un enfant charmant et qui a le caractère le plus aimable. Un jour que dans le salon de sa mère, il avait brisé par mégarde le bracelet d'une dame et s'était pour cela attiré une réprimande de celle-ci, il s'écria : « Madame, vous ne me gronderiez pas ainsi, si vous saviez combien j'en suis fâché ».

Les Mémoires de la comtesse de Kielmannsegge enrichissent la collection, déjà belle, des souvenirs publiés sur Napoléon Ier. L'historien devra y recourir désormais : il y trouvera des aperçus nouveaux et originaux sur l'ensemble de la période, ou la confirmation de jugements déjà portés. Dus à la plume d'une femme extrêmement intelligente, d'un sens psychologique très raffiné, ayant le culte passionné de l'Empereur, ils sont une preuve nouvelle du rayonnement d'un homme, dont le génie militaire et politique avait réussi à briser l'armature séculaire de l'Europe.

Félix PONTEIL.


JOURNAL DU SIÈGE DE STRASBOURG

EN 1870

PAR PAUL BOEGNER

PRÉFACE

L

a famille Boegner a conquis en Alsace une juste renommée. D'anciens élèves du Gymnase protestant de Strasbourg se souviennent encore de Charles-Henri Boegner qui était né à l'époque où finissait le XVIIIe siècle, le 5 décembre 1800. Il entra comme agrégé au Gymnase en avril 1821 et fut successivement

régent de septième et de sixième. Pour ses écoliers il rédigea une Grammaire française et fit un Choix de lectures allemandes. A la fin de l'année scolaire 1868-1869 il réclama sa mise à la retraite dont il jouit encore pendant douze ans. Il s'éteignit le 5 décembre 1881, laissant trois fils qui devront trou-ver une place, à la suite du père, dans un dictionnaire des Alsaciens illustres.

D'un premier mariage avec Caroline- Wilhelmine Lemp de Riquewihr était né un fils en 1829, Charles- Frédéric, qui se consacra à la carrière pastorale. Il inaugura son ministère au loin en Algérie, à Bône où il trouva des Alsaciens parmi ses paroissiens. Son frère Paul, dans le journal dont on lira plus loin des extraits, rappelle avec bonne humeur que, le 20 juillet 1870, « Charles, l'Africain », adressa aux zouaves et aux turcos campés au Polygone de Strasbourg les mots arabes qui lui revenaient à la mémoire. Mais il voulut revenir au pays et le 3 octobre 1858 il prononça son sermon d'installation à l'église de Beblenheim. Il resta neuf années à la tête de cette importante paroisse ; il y prononça son sermon d'adieu le 29 septembre 1876. Charles Boegner était appelé à la tête de la paroisse de Saint-Pierre-le- Vieux de Strasbourg qu'il administra pendant près de trente années, s'occupant de toutes sortes d'œuvres charitables, de la maison des diaconesses dont il devint en 1891 l'aumônier, du pensionnat du Bon-Pasteur, des missions ; pendant 25 ans, il fit paraître chaque semaine le Sonntagsblatt, feuille d'édification alors très répandue dans l'Alsace protestante.

Le professeur du Gymnase contracta le 9 août 1844 un second mariage avec Sophie-Pauline Steinheil, originaire de Rothau, et de cette union naquirent sept enfants dont survécurent deux fils et deux filles.

L'aîné des fils, Paul Boegner, naquit à Strasbourg le 29 janvier 1845. Il fit ses études universitaires à la Faculté de droit de sa ville natale et y débutait au barreau au moment où éclata la guerre de 1870-1871. Il s'engagea dans la garde nationale et le document que nous publions nous montre sa courageuse conduite pendant le siège de Strasbourg. Quand la ville eut été obligée de se rendre, il réussit à s'échapper d'Alsace par la Suisse et à gagner Lyon. Là, il s'engagea dans la 5e légion de marche du Rhône et fit la campagne de l'Est sous les ordres de Bourbaki. A Strasbourg, pendant le siège, il s'était lié avec Valentin qui, nommé préfet du Bas-Rhin par le gouvernement de la Défense nationale, avait franchi les lignes ennemies pour occuper son poste. Aussi, quand Valentin fut appelé à la préfecture du Rhône, il choisit Paul Boegner comme chef de cabinet, et ils partagèrent les dangers courus lors de l'insurrection communiste de Lyon à la fin de mars et en avril 1871. Voilà donc Paul Boegner lancé dans la carrière administrative ; elle sera des plus brillantes. Il fut successivement secrétaire général du Tarn (1872), des Ardennes (1873), sous-préfet de Nantua (1875) ; mais cet Alsacien, au service de la France, songea à se rapprocher de son pays natal ; et en 1876, il fut nommé sous-préfet à Saint- Dié d' où il voyait à l'horizon le Climont avec la ligne bleue des Vosges. De la sous-préfecture de Saint-Dié, il ne tarda pas à être appelé à la préfecture d'Epinal où il resta dix années et où il conquit les titres de chevalier et d'officier de la légion d'honneur. En 1887 il passa à la préfecture du Loiret qui lui valut la promotion de


commandeur; enfin en 1898 à celle de Seine-et-Marne, qu'il quitta en 1906, après avoir été promu à la dignité de grand-officier. Paul Boegner a été l'un des grands fonctionnaires de la Troisième République et il a certainement bien mérité de la patrie française qu'il avait revendiquée en 1871 par son option. Il passa les années de sa retraite à Paris, se dévouant aux œuvres d'assistance et de charité. Et avec quelles espérances il suivit les péripéties de la guerre mondiale déchaînée par l'Allemagne! Mais sa santé s'affaiblit de plus en plus. «Je ne reverrai pas Strasbourg », disait-il tristement aux siens. Il mourut le 15 octobre 1918, un mois avant l'armistice, au seuil de la terre promise.

Le troisième frère, Alfred-Edouard Boegner, était beaucoup plus jeune. Il naquit le 2 août 1851, dans une de ces maisons pittoresques de la rue Salzmann, propriété du chapitre de Saint-Thomas, qui fut démolie en 1882, lorsque fut construit le lourd bâtiment de la caisse d'épargne. Après de bonnes études au Gymnase, le baccalauréat une fois franchi, il s'inscrivit à la Faculté de théologie protestante et fut enfermé avec les siens dans la ville bombardée. Le 2 août 1872 il était devenu majeur: le lendemain 3 août il signa sa déclaration d'option pour la France. Il termina ses études de théologie à Montauban, exerça les fonctions pastorales à Fres- noy-le- Grand (Aisne) mais bientôt fut appelé comme sous-directeur, puis comme directeur de la Société des Missions protestantes de Paris. Il crée en 1887 à Paris, au boulevard Arago, la maison des Missions, forme de nombreux disciples, qui sont envoyés au Lessouto, au Sénégal, à Tahiti, au Zambèze ; lui-même part pour Madagascar qui vient d'entrer dans le domaine colonial de la France, visite les Etats-Unis qu'il veut gagner à son œuvre et meurt subitement le 25 février 1912 à La Rochelle, en chaire, au moment où il a achevé son sermon. De son mariage avec Mlle Emilie de Pressensé, il laisse une nombreuse postérité.

Ces notes sur une excellente famille strasbourgeoise doivent servir d'introduction au journal du siège de la ville, écrit du 20 juillet au 1er octobre 1870 par l'un des quatre personnages dont nous avons résumé la biographie, Paul Boegner. Ce journal reflète exactement les opinions et les sentiments d'une partie de la population qui vivait sous la terrible mitraille ; il constitue un document historique et psychologique de premier ordre. Il s'ajoute aux récits publiés par Gustave Fischbach, Georges Guibal, Guillaume Horning, de Malartic, A. Meissas, F. Salles, A. Schillinger, Alfred Touchemolin. C'est une pièce, d'une sincérité absolue et de poignant intérêt, qui est versée au dossier.

Christian PFISTER,

Recteur de l'Université de Strasbourg membre de l'Institut

Paul Boegner, Préfet du Loiret (1897)


Bombardement de Strasbourg 1870 — Quai Lezay-Marnésia, la préfecture et le théâtre Musée historique de la ville de Strasbourg

JOURNAL DU SIÈGE DE STRASBOURG EN 1870

Mardi, 20 juillet 1870

La ville regorge de soldats. On forme à Strasbourg un corps d'armée qui sera placé sous le commandement du maréchal de Mac-Mahon et qui comprendra la plus grande partie des troupes d'occupation de l'Algérie. Les trains qui se succèdent jour et nuit amènent d'abord plusieurs régiments d'infanterie de ligne. A toutes les stations du parcours, les habitants régalent nos braves pioupious qui, surexcités par ces libations intempestives, chantent, vocifèrent et jettent leurs shakos par les fenêtres des wagons. Puis arrivent les zouaves, les tirailleurs algériens et des régiments de cavalerie. Toutes ces troupes campent sous le canon de la forteresse. Le temps est splendide. Matin et soir, les Stras- bourgeois, si avides de spectacles militaires, parcourent les camps, dont aucune consigne ne défend l'entrée. Je visite celui de la ligne, promenade

Lenôtre, celui des zouaves, au Polygone, et le camp si pittoresque des turcos.

Sur les glacis de la Porte de Saverne, Charles, l'Africain, adresse à quelques-uns de ces fils du désert les rares mots d'arabe qui lui reviennent à la mémoire. Maman était silencieuse. Tout à coup, elle me dit : « Je me demande si, après cette guerre, l'Alsace ne sera pas séparée de la France ». Et moi de répondre : « Oh ! cela, jamais ! »

Les réservistes, envoyés par les dépôts de l'intérieur, rejoignent en foule. Ils parcourent les rues, en quête de leur régiment. L'Intendance, débordée, n'est pas en mesure de pourvoir à la subsistance de ces pauvres diables qui demandent la charité pour ne pas mourir de faim.

Le soir, on se porte au Broglie, où la musique militaire joue, par ordre, la Marseillaise. Les cris : « A Berlin ! » trouvent peu d'écho. Les officiers de toutes armes sont assis sous les arbres des cafés..


J'y vois le maréchal en bourgeois ; il est installé au château avec un nombreux état-major.

Un des premiers soirs d'août, je vois passer la retraite des zouaves. Le lendemain matin, les deux régiments de zouaves, campés au polygone, traversent la ville, se rendant à la gare. Les tambours battent, les clairons sonnent, mais nos zouzous, rebelles à toute contrainte, marchent à volonté, à la bonne franquette. Ni rangs, ni files... Et quels paquetages ! C'est à qui aura superposé à son sac le plus grand nombre d'objets de toute nature, for-

mant des pyramides qui atteignent parfois d'invraisemblables hauteurs. Au sommet d'un de ces édifices trônait un chat, le chat de l'escouade. Et pourtant, ce défilé, dans son pittoresque désordre, laisse une impression réconfortante. Ces visages brûlés par le soleil d'Afrique respirent un courage indomptable. Nos zouaves de 1870 sont dignes de leurs aînés de Malakoff, de Palestro, de Solfé- rino.

Dès le lendemain de la déclaration de guerre, on avait entrepris d'organiser à Strasbourg des ambulances de deuxième ou de troisième ligne, car nul à ce moment n'admettait la possibilité d'un siège, ni même l'éventualité de combats sur le territoire alsacien. La France ayant déclaré

von Werder

Général badois commandant les troupes assiégeantes Musée historique de la ville de Strasbourg

la guerre, on était persuadé qu'elle prendrait vigoureusement l'offensive, et que les blessés transportables nous seraient envoyés des champs de bataille d'Allemagne, après avoir reçu les premiers soins dans les ambulances de l'armée. Trois comités d'initiative se formèrent presque simultanément : un comité protestant, un comité catholique, et un troisième, institué par la Loge maçonnique de Strasbourg. Le conseil d'administration de la Société de secours aux blessés nous envoya deux de ses membres, le vicomte de Florigny et M. Frédéric Monier, en vue d'unir toutes les bonnes volontés dans une action commune. Après entente préalable entre les trois comités, on convoqua dans une vaste salle toutes les personnes qui s'intéressaient à l'œuvre.

J'assistai à cette réunion avec plusieurs de mes amis. Un comité central fut élu par acclamations. M. Kablé, un des chefs du parti républicain, proposa d'en donner la présidence au baron Alfred Renouard de Bussierre, député impérialiste de la circonscription; et, à son tour, M. de Bussierre fit décerner la vice-présidence à M. Kablé. On applaudissait avec enthousiasme. Tous les cœurs battaient à l'unisson; et les adversaires irréconciliables de la veille se serraient fraternellement la main.

A peine nommé le comité central se mit réso- £

lument à l'œuvre. Déjà & les comités d'initiative avaient commencé l'installation d'ambulances au petit séminaire catholique, au séminaire protestant de Saint-Thomas, et à la loge maçonnique du Miroir. On en créa d'autres encore au château impérial et ailleurs. A ces ambulances, il fallait des infirmiers. On fit appel aux jeunes gens de bonne volonté. Depuis mon retour je me demandais de quelle façon je pourrais me rendre utile. Aux termes de la loi de 1868, les hommes exonérés à prix d'argent ne faisaient pas partie de la garde mobile. C'était mon cas ; et, comme je ne songeais pas alors à m'engager, je n'hésitai pas à me faire inscrire sur la liste des futurs infirmiers volontaires de la Croix-

rouge. Philippe Berger, Frédéric Dumas, Hermann Dieterlen, Hermann Kruger, Alfred Goguel, d'autres étudiants de mes amis firent de même. Le docteur Hecht fut chargé de nous enseigner les rudiments de notre métier. Tous les matins, nous nous rendions à l'Hôpital civil où M. Hecht nous apprenait l'art des pansements, en allant des plus simples aux plus compliqués. On opéra d'abord sur un mannequin, puis sur les membres, le torse et la tête des vieux pensionnaires des hospices. Bientôt, on nous engagea à suivre les cliniques de l'un ou l'autre des chirurgiens de la Faculté. Tout le monde s'étant précipité à celle du docteur Eugène Bœckel, on obligea la moitié d'entre nous à prendre le chemin d'un service


beaucoup moins intéressant : celui du docteur Rigaud, praticien de la vieille école, qui ligotait les membres de ses blessés et les moignons de ses amputés au point de leur donner la gangrène. J'assistai, dans le service du docteur Rigaud, à plusieurs opérations. A la première, une amputation pratiquée sur un pauvre vieillard, affligé d'une énorme tumeur blanche, je faillis me trouver mal. Je dus m'asseoir sur les gradins de l'amphithéâtre pour ne pas perdre connaissance. Mais, dès le lendemain, j'étais aguerri.

A partir du 3 août, les troupes campées autour de la ville partent dans la direction du Nord. Rencontré, aux abords de la Porte de l'Hôpital, le régiment de lanciers venant de Schlestadt, splendide au grand soleil, avec ses plastrons jaunes, ses shapkas et ses hautes lances au fer étincelant.

Samedi, 6 août

Le bruit se répand, très vague d'abord, que le 4, nous avons subi un échec près de Wis- sembourg. Peu à peu, la nouvelle se précise. La division du général Abel Douay, attaquée par des forces écrasantes, avait dû battre en retraite, après avoir subi des pertes cruelles. Les turcos avaient fait des prodiges de valeur. Le

Uhrich

Général commandant les troupes assiégées Musée historique de la ville de Strasbourg

général était mort, Wissembourg occupé par l'ennemi. Ces nouvelles, colportées de bouche en bouche, causent une impression de stupeur. Mais bientôt on se ressaisit. L'affaire de Wissembourg n'était qu'un combat d'avant-garde. Le gros de l'armée de Mac-Mahon est intact, et les troupes d'élite dont elle se compose ne tarderont pas à tirer de l'échec du 4 une éclatante revanche.

Dans l'après-midi, la foule se porte au Broglie. J'y vais avec mon frère Alfred. A l'entrée de la place, vers la rue de la Nuée-Bleue, nous rencontrons Frédéric Dumas, et presque aussitôt Oscar Berger, et son fils Alfred. Ces familiers de la préfecture ne savent rien ou peu de chose. Ils espèrent que le Geisberg, position stratégique dominant Wissem-

bourg, n'est pas tombé aux mains de l'ennemi. Autrement, la situation serait grave. Tandis qu'ils parlent, on entend, du côté de la Fonderie, le bruit du tambour et le son éclatant du clairon. Nous faisons silence, tendant l'oreille. Et tout-à-coup, un cri s'élève dans la foule : « la générale ! » C'était la générale, en effet. Pareils à des fantômes, quelques tambours s'avancent lentement, battant la caisse, sur ce rythme lugubre que j'entends pour la première fois. Derrière eux, deux ou trois clairons jettent dans les airs des notes stridentes qui

me glacent le sang dans les veines. La petite troupe sinistre disparaît dans la rue de la Nuée- Bleue; et tout-à-coup, dans cette foule angoissée, se répand avec la rapidité de l'éclair l'annonce d'une nouvelle et grande bataille : Mac- Mahon serait engagé, avec toutes ses forces, autour de Frœschwiller. L'issue de la lutte est incertaine. On attend en gare un convoi de blessés.

Nous volons au siège de la Société de secours, hôtel de la Ville de Paris. Kablé nous envoie à la gare. Nous y arrivons au moment où le train signalé passe sous la voûte du rempart. Il s'arrête en pleine voie. Les wagons sont remplis d'officiers et d'hommes de toutes armes, plus ou moins grièvement blessés.

Nous les aidons à descendre. Nous couchons les plus atteints sur des brancards. Nous faisons monter les autres en voiture; et puis, en marche vers l'ambulance du séminaire protestant. Les lits qui garnissent la salle capitulaire et les salles de cours ne tardent pas à être tous occupés. Laissant nos blessés aux mains des docteurs et de leurs aides, nous retournons, mes camarades et moi, à la Ville de Paris, où nous apprenons que le comité vient de décider l'envoi sur les champs de bataille d'une première ambulance volante. J'en serai, avec Philippe Berger, Dumas et quelques autres. Départ demain matin, à 9 heures.

(Envoyé à Haguenau, P. Boegner revient à Strasbourg le 14 août.)


Lundi, 15 août

A 6 heures, on sonne les cloches. Les drapeaux ne paraissent aux tourelles que vers 7 heures. Presque pas de drapeaux dans la ville. J'assiste au culte du Temple-Neuf. Un détachement de gardes mobiles est rangé dans la nef. Le cortège est assez nombreux; j'y remarque quelques officiers de la garde nationale. A 10 heures, Te Deum à la cathédrale. Des détachements de troupes, de mobiles, de pompiers, de garde nationale, se rangent sur la place et entrent dans l'église, tous en tenue de campagne, la garde nationale en bourgeois. Je reste jusqu'à la fin du service pour voir si la musique jouerait : «Partant pour la Syrie...» ou «La Marseillaise ». Elle ne joue ni l'un ni l'autre. C'est prudent...

Mardi, 16 août

Dans la nuit, j'ai été réveillé par quelques violentes détonations. Je n'ai pas tardé à me rendormir. J'apprends le matin que l'ennemi, sans doute pour remplacer le feu d'artifice du 15, a lancé en ville une vingtaine d'obus. Je vais voir les dégâts que ces obus ont faits en ville. La plupart sont tombés place Kléber, aux Arcades, place Gutenberg. Les maisons Carré, Robert, Moriceau, ont été atteintes. La foule s'amasse devant ces premiers dégâts causés par le feu prussien.

Je préviens mon capitaine (Kampmann) que je suis prêt à faire mon service. Il me convoque pour l'exercice qui aura lieu ce soir, place Saint-Thomas. Après-midi, sortie vers le Neuhof. Les Prussiens, embusqués dans le bois, près du cimetière, enveloppent nos hommes qui battent en retraite après une assez vive fusillade. Les cavaliers débandés de Frœschwiller marchaient en tête : ils ont lâchement tourné bride à la vue des Prussiens. J'assiste au retour des troupes. Les soldats racontent que 2 ou 3 canons sont restés entre les mains de l'ennemi. C'est joli ! !

Mercredi, 17 août

Je vais à deux heures vers la Porte des Pêcheurs où l'on entend de fortes détonations. La porte est ouverte; des voitures chargées de meubles, de literie, de provisions, de femmes et d'enfants entrent en ville : ce sont les habitants des maisons longeant l'avenue de la Robertsau qui rentrent en ville. Le génie va tout démolir dans la zone militaire. Grâce à la complaisance des factionnaires, la foule monte aux remparts, à droite de la porte. De là, nous voyons les batteries de la citadelle canonner le vaste établissement du Bon Pasteur d'où l'on avait

ce matin débusqué l'ennemi. Les boulets se logent avec fracas dans les salles, dans la toiture, mais sans faire grand mal à ce bâtiment, tout nouvellement construit. Le soir, on y met le feu.

Hier soir, à 6 heures, exercice place Saint-Thomas, au milieu d'une foule de gamins. Le bruit des voitures empêche de bien entendre les commandements. Malgré ces inconvénients, cela marche assez bien. Nous formons la deuxième compagnie du 4e bataillon : capitaine Kampmann, lieutenant Daum, sous-lieutenant Graff. Le chef de bataillon est le vieux Meyer, ex-capitaine d'infanterie, célèbre dans les annales du cours de dessin Schweitzer. Ce soir, nous faisons l'exercice dans la cour Daum, rue du Bouclier.

Jeudi, 18 août

A 6 heures du matin, je fais un tour du côté de la Porte des Juifs, avec Alfred. Nous rencontrons une compagnie de gardes mobiles, le fusil en bandoulière, se dirigeant vers la porte, en chantant à mi-voix une ballade allemande. Ces garçons prennent une fort bonne tournure. Au corps de garde de la Porte des Juifs, on leur fait prendre des haches; un vieux maréchal des logis d'artillerie, qui ouvre la porte intérieure, nous dit que le détachement va raser le Contades. Cette nouvelle me fait saigner le cœur. Que de ruines ! quelle dévastation ! J'avais appris à la maison que Schilick était en flammes. Je parviens à monter au rempart, près de la Fink- matt, et je vois le feu et la fumée sortant par les fenêtres et les lucarnes de plusieurs bâtiments. Des militaires nous apprennent que le feu a été mis par les Français, et non, comme nous le pensions, par l'ennemi.

Nous nous dirigeons vers la Porte de Pierres : une compagnie du 87e fait halte à l'entrée du faubourg. Les soldats nous racontent qu'ils ont chassé les Prussiens des maisons et mis le feu partout. Ce petit succès les rend tout gaillards. On apporte quelques blessés au corps de garde. Je donne un secours à un pauvre homme, dont la maison vient d'être incendiée. Il n'a pu sauver qu'un vieux matelas. Dépêche annonçant que le 14, les Prussiens étaient déjà à Saint-Mihiel. L'Empereur a quitté Metz. Il file sur Verdun. Les places fortes tiennent bon. L'armée du Nord investit ou va investir Metz : celle du Sud, venant de Frœschwiller, suit la ligne de Strasbourg-Paris.

Le maire a fait afficher un arrêté prescrivant des mesures de sûreté extraordinaires, en vue d'un bombardement. Nous mettons de l'eau dans tous les greniers, avec de grands linges : on évacue les matières inflammables.


Bombardement de Strasbourg 1870 — Rue militaire des Payens Musée historique de la ville de Strasbourg

A 9 heures du soir, on entend une forte détonation; et, immédiatement après, le sifflement d'un obus, puis un second, un troisième. Nous descendons à la cave. Pendant que je traverse la cour, un obus passe au-dessus, avec un bruissement formidable. Nous nous installons en bas, tant bien que mal, la lampe posée à terre, nous autour sur des chaises. Les obus continuent de siffler jusque vers Il heures. On signale un grand incendie vers le faubourg National.

Vendredi, 19 août

Ce premier bombardement, ce sifflement des obus, le bruit sourd qu'ils faisaient en tombant, tout cela m'impressionna vivement. Notre quartier ne fut pas atteint. Après le déjeuner, je me rends avec Alfred au faubourg. Tout un pâté de maisons, de granges, d'écuries, entre Zeysolf, marchand de vins, et le presbytère Schmidt, a été consumé. Je rencontre là Théodore Berger. Sur le rempart, des deux côtés de la porte, on tire les gros canons de 24. Pendant que nous regardons, quelques soldats apportent un blessé. On l'introduit à l'école Sainte-Aurélie.

On apprend que les obus ont fait le plus de mal

du côté de la citadelle. Le bombardement de la citadelle même continue avec furie. Je me dirige de ce côté vers 10 heures. En arrivant rue des Balayeurs, j'apprends que les obus éclatent à tout moment sur le pavé, dans la cour de la caserne, et dans les maisons voisines. Je presse le pas; au moment où je tourne le coin de la rue Saint-Guillaume, un obus éclate cour de la caserne. Les décharges sont incessantes. La toiture de la chapelle, derrière Saint-Guillaume, est entièrement démolie, ainsi que les fenêtres du chœur.

Rue des Veaux, un obus entre avec fracas au 3e étage d'une maison, au moment où je passe sur le trottoir d'en face. Je me précipite avec quelques voisins. Pas de feu. La vieille femme, qui habite la chambre où le projectile est tombé, venait de sortir. Expulsion générale des Allemands non domiciliés et patentés. Je fais des démarches pour Zeller et Vollmer; elles n'aboutissent pas.

Le roi de Prusse demande la neutralisation de l'Alsace et de la Lorraine, le démantèlement des forteresses de l'Est, Luxembourg et un milliard. Grand merci, nous n'en sommes pas réduits à accepter de pareilles conditions. L'Alsace neutre, cela veut dire : livrée pieds et poings liés à la Prusse.


Samedi, 20 août

Vers 11 heures du soir, nous avons entendu, vers la Porte Nationale, une vive fusillade, entremêlée de coups de canon. Ce matin, on annonce que les Prussiens ont voulu forcer la grille du « Mehl- schlissen » et entrer en ville par eau. Je vais de ce côté, mais je n'obtiens aucun renseignement précis. Plus tard, on assure que l'ennemi a tenté une attaque contre le Pâté. Je vais ensuite chez Charles et, avec lui, à la Krutenau. Nous visitons la maison de Kienlen, dont la toiture a été traversée par plusieurs obus. La famille a passé la nuit du 18 au 19 et la matinée du 19 à la cave. On racontait le matin que notre feu avait complètement détruit Kehl. Plusieurs personnes, entre autres M. Hackenschmitt, montent à leur grenier pour vérifier le fait, et constatent que les fortins et une partie de la gare sont seuls détruits.

Wagner arrive de Rothau, envoyé au Hohwald par M. Barth. Il a passé la montagne. Au retour, il a été arrêté à Fegersheim, et n'a pu s'esquiver qu'au bout de deux jours. Il nous apporte une lettre de Rothau, disant que tout allait bien et que le pays était tranquille. Les Prussiens avaient

poussé leurs avant-gardes jusqu'à Lutzelhouse. I Jules Engelbach est à Rothau. Il voulait s'engager I à toute force. J'espère que l'envie lui en passera.

Dépêche annonçant des victoires de Bazaine, le

16 et le 17, entre Thionville et Metz. Trop vague pour inspirer grande confiance, d'autant plus que les parlementaires allemands annoncent une grande victoire prussienne, remportée le 18. Après souper, André vient me proposer d'établir, dans le quartier Saint-Thomas, un service de garde, analogue à celui qui fonctionne déjà faubourg de Pierres, Grand'Rue, rue du Dôme, etc. Je m'étais inscrit aujourd'hui même au service Schott (à la Chaîne).

Je m'en séparerai pour fonder un nouveau service avec André. Dès demain, nous commencerons.

Dimanche, 21 août

Temps frais. A 8 heures, je commence, avec André, notre tournée de visites pour l'organisation du service de nuit; je la continue durant toute la journée avec Barth, qui connaît le quartier et qui montre beaucoup d'entrain pour la chose. Partout. grand empressement. Nous réunissons plus de 70 signatures. Les ouvriers d'André sont parvenus

Bombardement de Strasbourg 1870 — Marais Kageneck Musée historique de la ville de Strasbourg


à faire rentrer sa grande pompe, restée au chantier. Nous l'installons dans la cour Schmidt. Notre corps de garde sera établi dans la salle de l'école Saint-Thomas, rue Salzmann. Affiche annonçant que les inhumations ne se feront plus qu'au Jardin botanique. On parle toujours de l'arrivée de renforts, de combats du côté de Mutzig, et du côté d'Erstein. Il semble impossible qu'on ne vienne pas à notre secours.

Lundi, 22 août

Notre service de nuit a fonctionné provisoirement dès la nuit dernière. Nous étions huit volontaire : André, Rodolphe Reuss, Carrière, Barth, Kugler, moi et deux autres. Nous avons fait des rondes. Nuit absolument calme. Fort incendie à une heure, du côté de la Montagne-Verte. La destruction des bâtiments situés dans la zone continue. Je termine avec Barth notre tournée de visites. Nous n'essuyons que deux refus. André enrôle les propriétaires du quai. A midi, j'envoie mes convocations par Ritter. Nous nous sommes constitués provisoirement hier soir; André est président, Nœtinger (notaire), trésorier; et moi, secrétaire. Je fais annoncer la création de notre œuvre par le Courrier, avec invitation aux retardataires à s'inscrire chez Kugler.

Affiche sommant les habitants de la zone comprise entre la ville et le chemin de fer de Kehl de démolir leurs maisons ét de raser leurs plantations dans les 48 heures. Une famille Staal, de la Mon- tagne-Verte, se réfugie chez nous et chez les Heintz. Elle nous amène une vache que nous installons au second bûcher. C'est un grand bonheur : le lait devient extrêmement rare.

Zeller a pu rester. X..., expulsé d'abord, a réussi, grâce à l'intervention de protecteurs trop bienveillants, à obtenir un permis de séjour. Il avait dit, pendant son séjour à Haguenau, en parlant de l'approche des Prussiens : « Jetzt kann man sagen : Kommt, ihr gesegneten des Herrn ! » — La Société évangélique l'a destitué, pour ne pas être compromise par lui (sauf à le reprendre après la guerre).

Samedi, le capitaine Rœderer, sorti en parlementaire vers Schilick, a été blessé au retour ainsi que son clairon. Il avait mis son cheval au trot, et les Allemands, embusqués le long de la route de Schilick, s'étaient empressés de lui faire payer cher cet oubli des lois militaires. Ils ont bien le droit de se montrer si chatouilleux !

Mardi, 23 août

Hier soir, notre service a fort bien marché sous la direction de M. Langenfeld. Nuit très calme. Je convoque, par la voix du Courrier, une assemblée

générale, pour ce soir, à 8 heures. Une proclamation, signée du général, du préfet et du maire, est affichée partout. Elle porte en substance : « Habitants de Strasbourg, le moment solennel est arrivé. La ville va être assiégée et exposée aux dangers de la guerre. Défendez vaillamment la capitale de l'Alsace, la sentinelle avancée de la France, etc. » Cette phraséologie obscure jette le plus grand émoi dans la population. Que signifie : « la ville va être exposée aux dangers de la guerre... » ? Il semble que nous le sommes bien assez déjà : le bombardement des 18 et 19 le prouve.

A 2 heures, on nous annonce qu'une dépêche vient d'arriver, annonçant une grande victoire à Châlons. Je cours au Broglie avec Charles. Foule énorme. Il paraît avéré qu'un homme est venu de Schlestadt, porteur de journaux qui sont remplis des meilleures nouvelles, et que l' Impartial, contenant ces nouvelles, est sous presse. On assiège le kiosque, mais sans succès. On se porte à l'imprimerie; pas moyen d'accrocher un numéro. Quelques privilégiés en obtiennent et font à haute voix la lecture de ce journal, au milieu des acclamations enthousiastes de la foule. La joie, l'espoir, rayonnent sur tous les visages ; on se croit à la veille de cette délivrance si impatiemment attendue. Et pourtant, les nouvelles de l'Impartial, extraites de l'Industriel alsacien, sont loin d'être aussi décisives ni aussi récentes qu'on l'affirmait : il y a d'abord un récit assez détaillé des combats du 16 et du 17 ; puis des entrefilets du Gaulois, fort sujets à caution, disant que plusieurs princes de la famille royale sont tués ou blessés, que de la splendide armée de Frédéric-Charles il ne reste que des débris, que le 18 une nouvelle bataille, dont on ignore l'issue, avait été livrée à Châlons, contre l'armée du Sud : nouvelle fort peu rassurante. Or, nous étions au 23 : que s'était-il passé depuis le 17 ? Malgré cette incertitude, les maigres nouvelles de l'Impartial nous rendirent bon courage. Nous en avions besoin pour supporter les terribles épreuves qui allaient fondre sur nous.

Mercredi, 24 août

Nuit affreuse, épouvantable. A 8 heures, notre société du quartier Saint-Thomas se réunit à l'école. On était au grand complet, une centaine de membres. Schneegans, du Courrier, accepta la présidence Nous proposâmes des statuts calqués sur ceux du faubourg de Pierres. La discussion marchait tant bien que mal, au milieu des causeries de la partie ouvrière du public, quand on entendit une détonation, puis une seconde, puis une troisième. Au même instant, quelqu'un se précipita dans la salle, en criant : « On bombarde la ville ! » Sur ce, sauve- qui-peut général. C'est à peine si nous restons vingt.


Bombardement de Strasbourg 1870 — Porte de Saverne Collection Holl

Toutefois, les coups de canon étant peu nombreux, une trentaine de personnes rentrent dans la salle. On expédie le vote des statuts et des règlements, et l'on confirme le bureau provisoire.

J'organise le poste de la nuit avec André, puis je rentre. Le bombardement devenait sérieux. Les obus tombaient en grand nombre sur notre quartier. Papa et maman s'étaient réfugiés à la cave. Ils ne tardèrent pas à remonter et à s'établir dans le salon d'en bas. Pour moi, je ne pouvais rester en place. Je me tenais, avec Alfred et le père Schmidt, sur le seuil de la porte du corridor. Nous écoutions avec saisissement le terrible concert que nous donnait l'ennemi.Les détonations se succédaient, rapides et foudroyantes. Les obus sifflaient au-dessus de nos têtes, et venaient s'abattre sur les toits, dans les rues, contre les pignons ou les cheminées, avec un fracas épouvantable. La plupart des maisons du voisinage furent atteintes. La nôtre resta épargnée. A deux reprises, on cria : Au feu ! Chaque fois je saisis mon fusil, me conformant à l'ordre

donné à la compagnie de se réunir place Saint' Thomas pour former le piquet d'incendie. C'étaient de fausses alertes. Après deux heures, le cri lugubre : « Le feu à l'église Saint-Thomas ! » retentit au bout de la rue et à notre poste. Je cours, le fusil sur l'épaule. En effet, un point rouge brille au sommet de la grosse tour. Ce point augmente, s'étend; déjà la flamme pétille. Encore quelques instants et tout est perdu. Heureusement, André et quelques hommes du poste ont vu le danger, se sont précipités dans l'église, ont escaladé la tour, prévenu les gardiens endormis ou effrayés ; et bientôt un ou deux seaux d'eau versés sur la flamme éteignent ce petit feu qui, en moins de rien, eût pris des proportions effrayantes. Le tout fut l'affaire de dix minutes. Dix minutes de mortelle angoisse, pendant lesquelles j'arpentais le trottoir Daum, au milieu d'une pluie de projectiles tombant à droite et à gauche. C'était sinistre. Ce soir-là, je fus seul au poste, de la première et de la deuxième compagnie. Il est vrai que l'incendie avait été éteint avant-


Bombardement de Strasbourg 1870 — Le Temple-Neuf Musée historique de la ville de Strasbourg

qu'on eût donné l'alarme. Vers le matin, deux nouveaux obus pénétrèrent dans le toit de la tour, mais sans allumer le feu.

Avec quel sentiment de délivrance on salua l'aurore ! Le bombardement cessa à la pointe du jour, du moins de notre côté. Nous sommes abimés de fatigue et d'émotion. M. André nous fait matelasser par ses ouvriers les fenêtres d'en bas. On transporte, dans le salon, quelques matelas. Nous y dînons.

Jeudi, 25 août

Nuit plus affreuse que la précédente. Le bombardement recommence avec rage à 8 heures. Je vais au poste. Il y a six hommes environ. Kugler grogne. Dès les premiers coups un incendie se déclare à l'église de l'hôpital civil, un autre, maison Masson. Nous y envoyons la pompe. Presque au même instant on annonce que la Bibliothèque, le Temple Neuf et le Gymnase sont dévorés par les flammes. Il ne reste au poste qu'André, Küss, les ouvriers

et moi. L'école étant très exposée, nous nous transportons chez André, à l'angle de la maison. Excellent observatoire, mais fort dangereux. Nous voyons que les obus qui tombent en quantité sur nos toits viennent d'une batterie placée dans la direction de la Montagne-Verte. A tout instant, un éclair rouge, une détonation, un sifflement aigu, et puis la chute, l'explosion, les tuiles et les briques roulant sur le pavé. Le canon des remparts ne se fait guère entendre.

Incendie chez Kampmann. J'y cours, au milieu des explosions d'obus. Une seule petite pompe ; tout le troisième est en flammes. Malgré cela, on parvient à maîtriser le feu. A 5 heures du matin, je sors. Le bombardement a cessé. En arrivant place Kléber, je vois l'Aubette en flammes. Une vingtaine de soldats jettent quelques meubles par les fenêtres. Une seule petite pompe essaie de lutter contre cet immense embrasement. Le Temple-Neuf et la Bibliothèque ne sont qu'une vaste et grandiose ruine. Ils sont réunis dans la mort, après avoir été séparés durant des siècles. Magnifique aspect des


nefs et du chœur. Le Gymnase a été épargné, en grande partie. Le troisième, seul du grand bâtiment, est consumé. La maison Kopp brûle à pleines flammes, ainsi que les maisons Scheidecker, Henri, Wenger, Ulrich, Flach, etc., la moitié de la rue du Dôme. C'est un spectacle affreux.

Je rentre pour rapporter à la famille ce que j'ai vu. Après le déjeuner, je vais chez les Charles qui ont passé la nuit à la cave. Leur toit a été percé d'un obus. Je vais avec eux chez les Haerter, puis j'aide au sauvetage de la maison Ulrich, rue du Dôme, et au service de la pompe. Je vais au Gymnase, où le feu, mal éteint, a repris, et incendie tout le second, malgré nos efforts. J'y travaille jusqu'à Il heures. Dévouement de M. Heitz : une cheminée s'écroule sur lui et le couvre de suie et de cendres. Activité du capitaine Schneegans. La pompe André arrive et rend de grands services.

M. André m'offre deux jolis petits chiens. J'en prends un et Charles l'autre. Le mien est noir, très vif et très gentil. Je l'appelle d'abord Bomba, -en souvenir du bombardement, puis Négro.

La population est exaspérée contre le général, qui 1 aisse détruire la ville sans essayer de chasser l'ennemi par une sortie vigoureuse. On prend rendez-vous devant la mairie pour une heure. Il y vient environ 300 personnes. Schneegans, Lehr, Eisser et deux autres sont envoyés auprès du maire pour le prier de se mettre à la tête de la démonstration et de demander au général :

1° la libre sortie des femmes et des enfants ou leur installation dans les casemates.

2° une sortie générale de la garnison et des volontaires, et la garde des remparts confiée à la garde nationale.

Après une heure d'hésitation le maire sort, livide et tremblant. On se rend à sa suite devant la division. Nouvelle et longue attente. Propos séditieux. Le maire nous fait aller au Broglie et, du haut du perron, nous communique le réponse d'Uhrich : le général de Werder a refusé absolument la sortie des femmes. Les membres de la députation nous rapportent les termes de cette lettre : « Je sais, « dit de Werder, qu'une ville de 80.000 âmes ne peut « tenir longtemps, avec les femmes et les enfants. « C'est pour elle un élément de faiblesse, pour moi « un élément de force. Je n'ai garde de m'en priver ». Il n'y a pas de casemates. Le général ne veut pas faire de sortie : ce serait exposer les soldats et la population à une boucherie inutile. Plus tard ... on fera appel à notre patriotisme. D'ailleurs, Mgr l'évêque part à l'instant pour demander au grand- duc de Bade la cessation du bombardement. Attendons la réponse. Et voilà.

Quelques furieux veulent marcher sur l'arsenal et prendre des armes : mais le gros de la foule ne

les suit pas. Kablé, assez porté à tenter un mouvement révolutionnaire, se décourage, en voyant l'apathie de la foule.

Schillinger, envoyé à Paris avec deux membres de l'Internationale, pour toucher de l'argent chez Rothschild, rapporter des médicaments et des nouvelles, est signalé à Schillick. Le général de Werder fait demander si un pasteur protestant a été en- ? voyé à Mulhouse pour chercher du chloroforme. " Réponse affirmative du Directoire.

Le bombardement reprend avec violence. Nombreux incendies au faubourg National, de plus en plus éprouvé.

Vendredi, 26 août

Hier soir, la nouvelle organisation de notre service de nuit a fonctionné pour la première fois. André avait conçu l'excellente idée de remplacer les rondes par des postes fixes, correspondant entre eux, et avec le poste central de notre rue, par des cris de ralliement. Nous avions employé la soirée à organiser les postes, à rédiger des instructions.

Les postes sont établis au Café du commerce, chez Kreitmann, Ncetinger, Fœster, Fischbach, salle Roth, Kern, Lauth, Buhlmann, Baum, Hoff, Stahl, Monnaie, Eglise réformée. Le poste central est dirigé par André et moi. Nous détachons des hommes de renfort sur plusieurs postes. Les autres sont exclusivement desservis par les habitants. Le service marche très régulièrement ; de demi-heure en demi-heure, le cri : « Rien de nouveau ! » fait le tour des postes.

Le bombardement fait rage pendant toute la nuit. Les postes locaux ne peuvent signaler tous les obus qui tombent dans les maisons du quartier.

Ils se contentent de détacher quelques hommes,

qui examinent l'endroit atteint et éteignent les commencements d'incendie. Aucun incendie n'est signalé au poste central. Le toit de la cathédrale est allumé par les obus. On parle d'autres incendies encore. A 5 heures du matin, le bombardement ayant à peu près cessé, je me rends, avec la pompe et nos trois hommes, place de la Cathédrale. Le toit de la nef et le dôme du télégraphe sont entièrement détruits. La place est jonchée de pierres, détachées de l'édifice par les projectiles ennemis. Deux maisons de la place : la grande maison contiguë à la vieille maison rouge du coin, et la suivante, sont en pleines flammes. Nous travaillons là pendant deux heures : André, Reuss et Carrière nous rejoignent. Et tous ensemble, nous contribuons beaucoup à sauver une des constructions les plus anciennes et les plus curieuses de Strasbourg. Mauvais vouloir et grossièreté du lieutenant de pompiers.

Je rentre à 7 heures et demie, emportant le haut


d'un clocheton de la cathédrale : triste souvenir du vandalisme prussien !

Je vais avec Charles rue de la Mésange. L'aile de l'Aubette, où se trouvait l'état-major, achève de brûler. Plusieurs des plus belles maisons de la rue de la Mésange sont dévorées par les flammes. On laisse brûler. Les rares passants regardent le feu d'un air de résignation stupide. On sent qu'il n'y a rien à faire, que le désastre est trop grand pour qu'il soit possible de lutter. Un découragement profond s'empare de tout le monde.

La maison du coin, vers le Broglie (débit Riehl), celle d'à côté, dont l'alignement insensé m'irritait depuis des années, sont entièrement détruites. La nouvelle maison, faisant face au pavillon nord du Gymnase, encore inachevée, vient de prendre feu par le haut. Il y a une pompe, et trois artilleurs pour la servir. Papa, Charles et moi, nous y mettons avec courage. Nous enrôlons des gamins, qui cherchent de l'eau au Gymnase. Au bout d'une heure, le feu semble éteint.

Le Broglie est saccagé. Les arbres, les candélabres, coupés, hachés ; la maison de Turckheim brûle; la façade et surtout le perron de l'hôtel de ville sont abîmés. Tout le côté de la rue du

E. Küss, maire de Strasbourg Musée historique de la ville de Strasbourg

Fort, qui longe le quai, a brûlé cette nuit. La maison faisant face, sur la rue de la Nuée-Bleue, brûle du haut en bas, au moment où je passe. Pas question de l'éteindre. On se contente d'asperger le toit Horning, très menacé. Nous passons l'eau. Toute la gare d'arrivée est détruite. Le gros employé, qui est concierge de l'hôtel Neuwiller, nous raconte qu'il n'y avait pas moyen d'éteindre ; les obus et les bombes pleuvaient sur le bâtiment.

Nous allons à l'extrémité du faubourg National : le moulin militaire des Sept tournants, les deux presbytères et l'école Sainte-Aurélie, et toutes les maisons voisines, ne forment qu'un monceau de ruines fumantes. Dès que le feu a commencé, l'ennemi a jeté sur le foyer une telle quantité de

projectiles que le secours est devenu impossible. Les pasteurs Meyer et Schmidt ont tout perdu. Enfin nous entrons à la cathédrale. A travers les ouvertures de la voûte, encore intacte, on voit le ciel. Les dalles sont couvertes de cendres noires. Plusieurs vitraux sont fortement endommagés. L'orgue a reçu des atteintes ; le grand lustre du chœur gît sur le sol, fracassé. Spectacle lugubre : c'est la réponse des Prussiens à l'évêque. L'évêque a été reçu par un simple commandant qui lui a dit : « Strasbourg n'a pas encore son compte. Si la place ne se rend

pas, il ne restera pas une pierre debout ».

Le bombardement recommence à une heure, et allume un vaste incendie au faubourg National. Les rues de la Course, Militaire, des Payeurs et rues adjacentes deviennent la proie des flammes. Il n'est pas question d'aller voir : c'est trop dangereux. D'ailleurs, on est tellement blasé sur les incendies que l'on se détourne à peine pour voir brûler des rues entières.

Vers le soir, le bombardement cesse tout-à- coup. Au même instant je sors et je rencontre diverses personnes qui viennent en courant de la porte Nationale, annonçant l'arrivée des troupes de renfort. On dit que des estafettes ont couru par le faubourg, signalant la pré-

sence de nos troupes à Kœnigshoflen. Le silence des batteries ennemies corrobore ces bonnes nouvelles. Ce matin déjà, on affirmait, de la façon la plus positive, que le renfort était en vue, qu'il se battait avec l'ennemi. Je sors avec Alfred après le souper. Nous rencontrons des étudiants militaires qui parlent de fusées lancées en signal par nos troupes. En passant au Broglie, nous voyons le bâtiment inachevé, en face du Gymnase, que nous avions éteint avant midi, brûler à pleines flammes, sans que personne songeât à l'éteindre, ni même à préserver le voisinage. Pas un curieux devant; la maison flambe dans le silence de la nuit. Rue de la Mésange, même spectacle. On laisse brûler ce qui brûle. Je crois qu'on n'essaierait pas


d'empêcher la propagation de l'incendie. Devant la Ville de Paris, un groupe : des bourgeois, un franc- tireur. On parle du renfort. Survient le colonel de place Ducasse. On le questionne: «C'est un affreux canard, dit-il. Pas un mot de vrai». Hélas ! j'entends ces paroles fatales sans grande émotion. Le scepticisme nous gagne. Nos déceptions journalières nous ont rendus défiants, incapables de nous laisser aller à l'espoir et à la confiance. Nous retournons tristement chez nous ; et, pendant que nous longeons la Grand'rue, contemplant les tourbillons de fumée rouge qui s'élèvent derrière Saint-Pierre-le-Vieux, le canon tonne de nouveau à la porte Nationale. Les obus recommencent à pleuvoir, et nous rentrons avec la certitude désolante d'avoir une quatrième nuit de bombardement, aussi affreuse que les précédentes.

Samedi, 27 août

Cette fois-ci, c'est notre quartier qui a particulièrement souffert. La batterie de l'Elsau nous a criblés de projectiles. Après avoir installé le poste (transporté depuis hier dans la maison Heintz, beaucoup plus sûre que l'école) je rentre et j'essaie de prendre un peu de repos, en me couchant tout habillé sur l'un des matelas qui garnissent notre corps de garde de famille. Michel Schmidt veille, comme toutes les nuits précédentes. Je dors un peu, réveillé à tout moment par les détonations terribles d'obus tombant dans les maisons voisines. Au milieu de la nuit, fracas épouvantable : des tuiles tombent en masse dans la cour. « C'est chez nous ! » crie tout le monde; et aussitôt je me précipite au grenier. Les greniers supérieurs de la maison principale sont pleins de fumée de poudre. L'obus est entré dans le grenier d'en haut, en démolissant une lucarne. Il a éclaté sur le plancher, qu'il a troué en dix endroits; les éclats ont fait cinq ou six brèches dans le toit, du côté de la cour. Plusieurs sont tombés dans le second grenier, où ils ont fait peu de dégâts. Nous redescendons, rassurés. Une heure après, nouveau fracas au-dessus de nos têtes. Vérification faite, il se trouve qu'un obus a enlevé un morceau du toit, au-dessus de ma chambre; au jour, je vois que l'ébranlement a brisé trois carreaux de ma fenêtre. L'obus a coupé la perche à houblon Baum et s'est logé dans la bibliothèque de M. Baum, où il a causé d'affreux ravages. Malgré cette pluie de projectiles, pas un incendie n'éclate dans le quartier; cinq ou six commencements de feux sont immédiatement éteints par nos postes.

En apprenant les tristes nouvelles qui nous viennent de tous les coins de la ville, je me demande ce que nous allons devenir. Jusqu'à ce moment

j'avais rejeté bien loin toute idée de capitulation. Et maintenant, je me demande si nous, citoyens de Strasbourg, nous n'avons pas pour premier devoir de conserver notre ville, nos monuments (ou plutôt ce qui en reste), et surtout notre cathédrale, que l'ennemi détruit à plaisir; si notre honneur consistait à laisser brûler la ville entière, pour permettre dans huit jours au général Uhrich de capituler « avec les honneurs de la guerre » sans avoir perdu vingt soldats. Je cours chez Kablé, au milieu des obus qui continuent à tomber. Kablé voudrait bien agir, s'emparer du pouvoir, et capituler au besoin. Mais il n'ose pas. Zopff est contraire à toute capitulation. Je cours chez André. Il m'accompagne au Courrier. Boersch nous traite assez rudement d'abord; mais, voyant que je lui tiens tête, il s'apaise, me donne les noms de quelques hommes qu'il faudrait mettre en mouvement, et m'engage à provoquer une démarche ayant pour objet de demander à Werder d'accepter une rançon pour la ville et ses monuments. Kablé et Zopff mordent à la chose; ils courent chez Saglio, et de là chez le maire.

Je rentre. Bientôt, M. Roy vient nous convoquer pour une réunion qui doit se tenir à la Chaîne, à une heure. Je m'y rends; il y a une centaine de personnes, entre autres Sengenwald, Klose, Silbermann, Schneegans, etc... Boersch expose son idée de rançon. Il est acclamé. On le charge d'aller chez le maire, et de le pousser à faire la démarche auprès du général prussien. Je suis Boersch à la mairie, avec Kablé, Zopff et Fischbach. Le maire consent à partir, mais pas seul. Le malheureux a une peur atroce. Boersch se déclare prêt à marcher. Il propose Sengenwald et Saglio. « Pas Saglio, crie le maire, si on nous prenait, on dirait que nous avons été nous faire prendre exprès » (Saglio est son gendre). Saglio n'ayant pas les mêmes scrupules, la députation va chez Uhrich. Quelques heures plus tard, on apprend que ce dernier a catégoriquement refusé au maire la sauvegarde d'un parlementaire. Encore une planche de salut qui nous échappe. Que faire maintenant ? Tout le monde parle de renverser le préfet, d'empoigner le général. On spécule sur le mécontentement des troupes. On est sûr du succès. Et cependant, nul n'ose prendre la responsabilité d'une pareille entreprise. « Le parti libéral, me dit Kablé, ne peut prendre sur lui la responsabilité de la capitulation. »

Dans l'après-midi, les pasteurs essaient de se concerter, en vue d'une démarche auprès de Werder. Ils veulent demander la sortie des femmes et des enfants. L'entente ne s'établit pas. Baum veut en faire une démonstration en robe. Le président s'oppose à la démarche.


Bombardement de Strasbourg 187Q — Rue militaire du Bastion (près du faubourg de Pierres) Musée historique de la ville de Strasbourg

Autre tentative de Mmes R... et H..., auprès d'Uhrich. Mme R... est folle de terreur. Elle va jusqu'à interdire à sa cuisinière de faire du feu, pour ne pas attirer les projectiles ennemis. La pauvre femme déclare à Carrière, stupéfait, que les vrais lâches sont ceux qui veulent défendre la ville, et les gens courageux ceux qui. veulent la rendre. — L'incendie de la rue de la Course a continué toute la nuit et pendant la journée. Tout ce quartier est perdu.

Dimanche, 28 août

Hier soir, notre poste a été renforcé par six blessés convalescents de l'ambulance Saint-Thomas. La nuit a été très mauvaise. Cinquième nuit de bombardement. Le matin, nous sommes à bout de forces. Depuis mardi, c'est à peine si j'ai pu dormir cinq ou six heures. M. Kopp nous rejoint. Il a tout perdu; et néanmoins, il est plein de gaîté, de courage et de foi. Sa force d'âme nous fait du bien. « Quand


Bombardement de Strasbourg 1870 — Le pont de Pierres et la caserne de la Finkmatt Dessin aquarellé de A. Touchemolin

Don de Mme Stæhling-Himly au Musée historique de la ville de Strasbourg

j'ai vu, me dit-il, qu'après l'incendie du Temple- Neuf, ces brigands continuaient le bombardement, de colère, j'ai laissé pousser ma barbe ! » Triste dimanche. Pas de culte dans les églises. Pas de cloches, rien. Les heures même ne sonnent plus, sauf à Saint-Louis. A 9 heures, M. Kopp va au Temple-Neuf, où il devait prêcher aujourd'hui. Il fait sa prière au milieu des ruines de notre pauvre église. Ferdinand de Turkheim m'exaspère. Je le rencontre place Saint-Thomas. « C'est trop fort, dit-il, que nous n'ayons pas même nos cultes. Je ne saurais approuver cela ». Il ne comprend pas qu'il est impossible de célébrer le culte dans les églises qui toutes ont reçu des obus et peuvent en recevoir encore.

Une bonne pluie tombe dans l'après-midi et durant la soirée. La pluie est notre grande alliée, le seul renfort sur lequel nous puissions compter. L'ennemi a tâché, il y a quelques jours, de détourner l'Ill dans le Rhin, par la Krafft. Il n'y a guère réussi. Nos fossés et nos glacis sont toujours parfaitement inondés. Depuis le commencement du bombardement, plusieurs familles incendiées se sont réfugiées dans les magnifiques caves du Gymnase : les Fuchs, les Kopp y sont, les Strohl, Reich- hardt, Heitz, Haerter, Traut, dont les maisons sont plus ou moins compromises les ont rejoints. Les Weber ont fui leur maison, pas plus endommagée qu'une autre, et campent dans ce bazar. Peu d'obus dans la journée.

Lundi, 29 août

Nuit paisible. Enfin, nous pouvons dormir ! Quel bienfait ! J'ai oublié de parler des deux jour-

naux allemands apportés samedi au président Braun par un paysan du Neuhof. Ces journaux disent que Bazaine est bloqué à Metz, et que l'armée du Sud serait le 24 à Paris. Très suspect. Le même jour j'ai causé avec le capitaine d'état-major Schneegans. Il dit que nous avons des munitions, que nous attendons l'ennemi à l'attaque régulière de la place, que, si l'on voulait capituler, le général et la garnison s'enfermeraient à la citadelle et bombarderaient la ville à leur tour. Le bombardement de la cathédrale, du quartier général et de la mairie, continue sans relâche. André va au quartier général pour faire timbrer des brassards. Il trouve Uhrich, blotti sous son perron.

Mardi, 30 août

Je fais un tour en ville le matin. La nuit a été tranquille. J'ai fait une ronde à minuit. A la place du Temple-Neuf, je trouve une affiche, toute fraîchement apposée; arrêté du Préfet portant dissolution du conseil municipal, et nomination d'une commission de quarante-sept membres, pour gérer et défendre les intérêts de la cité. J'y trouve, avec étonnement, les noms de tous les chefs de l'opposition : Grün, Küss, Kablé, Klein, Henri, Schott, etc. Il est fort heureux que le pouvoir ait été régulièrement transmis aux vrais représentants de l'opinion publique : avoir recours à un mouvement révolutionnaire en face de l'ennemi est bien grave. L'article 2 porte que le maire et les adjoints sont maintenus dans leurs fonctions. Dans la rue des Serruriers, je rencontre Schneegans et quelques autres. Küss nous rejoint. Nous lui annonçons sa nomination, qu'il ne connaît pas encore officielle-


ment. Il déclare accepter à condition qu'il s'agisse d'autre chose que de tripoter « la popote municipale ». « Faisons de cette commission un corps politique, dit-il, mettons le préfet de côté; et, s'il faut traiter, traitons avec l'ennemi, de puissance à puissance, comme ville indépendante».

Il semble hors de doute que le maire et ses créatures seront culbutés à la première séance, c'est-à- dire aujourd'hui. La nomination de cette commission municipale ranime les courages abattus. On reprend confiance en voyant les intérêts de la ville

aux mains d'honnêtes gens. Il était temps que MM. Uhrich, Pron et Humann se démissent de leur autorité absolue. Au milieu de ce terrible bombardement, ils avaient senti que la population avait besoin d'une parole d'encouragement. Ils firent afficher partout, vendredi soir, une proclamation conçue à peu près en ces termes :

« Habitants de Strasbourg, la ville est bombardée à outrance. Votre héroïsme, à cette heure, est la patience. C'est pour la France que vous souffrez. La France entière vous indemnisera de vos pertes. Nous en prenons l'engagement, au nom du gouvernement que nous représentons ».

Entre 10 et 11, réunion publique place Guten-

M. E. Valentin, préfet du Bas-Rhin Musée histoiique de la ville de Strasbourg

berg, présidée par Z... Encore un farceur ! qui, jusqu'à présent, avait professé l'indifférentisme politique le plus complet, et qui veut profiter des circonstances pour jouer un rôle. Cette réunion provoque un arrêté d'Uhrich, interdisant toute réunion et attroupement, sous menace de conseil de guerre. En rentrant, j'apprends que, ce matin, le maire a fait descendre ses meubles dans les caves de la mairie. Quelqu'un l'ayant prié de songer aux archives de la ville, il répondit : « Allez vous faire f... avec vos archives ! » Aussitôt André prit l'affaire en mains, avec l'aide de Rodolphe Reuss, Lehr et quelques autres. Je les rejoins à 2 heures, et aide au transfèrement des volumes et des cartons les plus précieux dans les caves. Le gros de la collection reste dans la salle du

rez-de-chaussée. Pendant que nous travaillons, je vois, dans la cour de la mairie, les nouveaux conseillers : Lauth, Küss, Kablé, etc.

Le soir, j'apprends que la séance n'a pas été bien importante. Zopff a été proposé, en remplacement d'un démissionnaire. On s'est occupé des abris à donner aux incendiés, des distributions de soupe, etc. L'un des abris offerts par la ville est le théâtre. Rien de plus stupide. Le théâtre, situé à deux pas du rempart, inflammable au possible, quel abri ! On dit que l'attaque de l'ennemi se concentre

sur les portes de Saverne et de Pierres. Le bombardement de la citadelle continue à outrance.

Mercredi, 31 août

Canonnade plus ou moins vive toute la nuit. Rien dans notre quartier. Beau temps. Le bombardement des faubourgs et des casernes continue. Chaque jour aussi des obus sont lancés sur la cathédrale, et plusieurs y causent de terribles ravages. Les Eugène Bœckel fils, Weiss, Spil- mann, s'installent chez les Engelbach. Les M... passent une nuit au premier et repartent sans prévenir personne. Beau procédé ! — Un officier prussien est pris avec plusieurs hommes. On se plaint devant lui du bombardement : « Mais vous avez encore des

maisons, tandis que nous n'avons que privations, misère et maladie ».

La commission municipale déclare démissionnaires dix membres qui ont manqué deux fois, et dont la plupart ont fui ces jours derniers... Elle les remplace par dix libéraux: Oscar André, Kreitmann, Eissen. etc... André méritait bien cet honneur pour son dévouement aux intérêts de la ville. Ce matin même, il s'est occupé des collections de l'Académie. Y., personnage officiel, caché dans les caves, n'avait rien fait. Son secrétaire a grossièrement éconduit André. Quels administrateurs, bon Dieu ! Quelle pourriture sur toute la ligne ! C'est à désespérer de l'avenir.

L'oncle P... est parti également, sans nous pré-


venir, emportant des \aleurs. Un obus tombé dans son salon lui a fait perdre la tête (au moral, bien entendu). Un grand nombre d'employés de la mairie, de la préfecture, des diverses administrations, ont déserté leur poste. Tous ces départs font le plus mauvais effet. Quant aux grands citoyens, T...,L..., ils ont mis leur peau à couvert dès le 15 août. Tristes sires !

Dans un numéro de l' Industriel figure une lettre du général de Werder à Uhrich, dans laquelle il accuse les Français d'avoir bombardé Kehl, ville ouverte, sans provocation aucune. Impossible de mentir plus effrontément. Enfin, le journal annonce que les Prussiens occupent le canton de Barr, et que, de Barr, on entend la canonnade de Strasbourg et de Schlestadt, et l'on voit, chaque nuit, de vastes incendies dans ces deux villes.

Jeudi, 1er septembre

Notre service de nuit marche très bien. Chaque soir, nous avons un renfort de blessés, sous la conduite du caporal Michau. J'ai dirigé le poste cette nuit, avec Küss, toujours présent depuis le 23 août. Brave garçon ! A 11 heures, vive fusillade, suivie d'une canonnade violente. André et Kuss montent à Saint-Thomas, dont le poste correspond avec les nôtres. Ils observent la chute de nombreux projectiles, surtout de bombes, dans les faubourgs de Pierres et de Saverne. Mon caporal me prévient que le bataillon se rassemble à la Douane à 4 heures, pour aller à l'Arsenal échanger nos fusils à piston contre des fusils transformés. Tant mieux !

J'emploie toute la matinée et l'après-midi, de 2 à 4, à visiter avec Salomon et Carrière les greniers des maisons canonicales, dans le but de faire enlever les matières inflammables qui pourraient s'y trouver. Baum et Reussner et Blindt sont les greniers les plus riches en objets de ce genre. La maison Baum a été criblée d'obus. Son grenier en a eu cinq ou six; son cabinet de travail et sa bibliothèque, trois la même nuit : aussi sont-ils démolis. Le salon d'Eugène Bœckel, au rez-de-chaussée, en a eu deux.

A Il heures, réunion du bataillon, place de la Douane. Marche sur l'Arsenal. On y reste une heure, au milieu des obus qui tombent dans le voisinage. On nous donne d'excellentes carabines de chasseurs, transformées (à tabatière), avec sabre-baïonnette. Très belle arme. Plus trois paquets de cartouches.

Vendredi, 2 septembre

Hier soir, au moment où je vais prendre Ed. Kreit- mann pour le poste, une vive fusillade éclate du côté de l'hôpital. L'ennemi est si près de la ville

que ses balles sifflent par-dessus les maisons et viennent s'abattre sur les toits de la rue des Serruriers et de la Grand'Rue. On dit aujourd'hui que les Prussiens ont eu l'audace de s'approcher des murs en bateau. Naturellement ils ont été repoussés avec pertes.

Le général prend un arrêté portant que les individus surpris en flagrant délit de vol et de pillage seront traduits en conseil de guerre. Dès hier, plusieurs de ces malfaiteurs ont été condamnés aux travaux publics, dans les ouvrages les plus exposés au feu de l'ennemi.

Aujourd'hui, les H... devaient dîner chez nous.

Vers 11 heures, mademoiselle A... vient nous annoncer que sa mère a reçu un sauf-conduit du général de Werder, que le départ est fixé à 4 heures par la porte Nationale; que plusieurs autres familles ont également reçu des sauf-conduits. En flânant par la ville, j'apprends que tous les professeurs du Séminaire et du Gymnase sont compris dans la mesure : Ed. Beck me dit que c'est son frère, Th. Beck, pasteur à Mundolsheim, qui a contresigné la liste. Cette liste, d'ailleurs, contient plusieurs noms catholiques : Revel, Saglio, Chabert, etc... Je cours au gymnase voir si les G... sont prévenus. Je les trouve dans le plus grand émoi. A..., toujours hésitant, sans volonté et sans énergie, se décide à grand'peine à se transporter chez M. Bruch pour savoir s'il est ou non compris dans la liste. Pendant son absence, les dames font leurs paquets. Mais bientôt, A... revient, annonçant qu'il n'y a que des sauf-conduits individuels. M. Schmidt survient : il n'a pas de sauf-conduit, et il déclare que, s'il en avait reçu un, il eût protesté auprès du général. Lichtenberger, Reuss, Reichhardt, les Haerter, Vomhoff, Hiller, les Stern, etc... sont favorisés. Madame Eug. Bœckel a un sauf-conduit particulier pour Haguenau, écrit de la main de son mari.

Nous écrivons à la hâte à C... et à H... Je cours à la porte Nationale pour porter ces lettres à madame B... et à mademoiselle H... Le faubourg est désert. A droite et à gauche, des ruines. Les obus continuent de pleuvoir; l'un éclate à trente mètres, en deçà de la porte. Je trouve la smala des partants au corps de garde de la porte Nationale. Je trouve là les H... affolées de peur, décidées à ne pas pousser l'aventure plus loin, et à rentrer en ville. Tout ce monde est dans une surexcitation qui serait fort comique si les circonstances prêtaient à rire. Enfin, à 4 heures, le parlementaire français arrive avec son drapeau et son clairon. Il fait planter le drapeau blanc sur le rempart; et aussitôt le tir cesse. Je m'explique alors la continuation du tir allemand : la sortie devait s'opérer par la


porte d'Austerlitz, ou celle de l'Hôpital; c'est Uhrich qui, sans demander d'armistice, a fait diriger ces malheureux vers la porte Nationale, au milieu du bombardement. Le commissaire central crie : « En voiture ! » On se précipite, on s'entasse dans quelques omnibus, fiacres, voitures de toute sorte. Les Reuss sont à onze dans une voiture à quatre places ; les Hiller vont à pied. A mesure que le contenu d'un véhicule est passé en revue par le commissaire et l'officier de place qui l'accompagne, on le fait sortir. Les piétons suivent.

Je rentre avec le père André. Au moment où je passe devant Saint-Thomas, un obus entre dans l'église par la première fenêtre de la nef. Je me précipite dans l'intérieur avec quelques hommes : le projectile a brisé le bord de la fenêtre et rempli l'église de débris. Rien ne brûle. J'entre chez Reuss fils : un instant après, un obus éclate dans le toit Kammerer. J'y cours : pas de feu. Les Prussiens emploient à présent les projectiles les plus informes, pavés, morceaux de rails, boulets en terre glaise. Evidemment ils manquent de munitions. Les obus à balles pleuvent sur les faubourgs et sur les incendies. Je suis commandé pour un service de nuit.

Samedi, 3 septembre

Hier, à 8 heures, je suis allé cour Daum. Dix hommes de la compagnie se sont rendus aux Arcades avec un sergent et un caporal. Nous y avons trouvé dix hommes des cinq autres compagnies du 4e. On nous a formés en huit escouades. La mienne a patrouillé trois fois, par la place Kléber, le Vieux- Marché-aux-Vins, les quais, le Finkwiller et la rue des Serruriers, avec ruelles adjacentes. Obus assez rares jusque vers 2 heures. A ce moment, il en éclate un bon nombre tout près de nous. Bombes lancées sur les faubourgs. La plupart éclatent en l'air. Dans les intervalles, on nous laisse plantés aux Arcades ; heureux ceux qui trouvent une échoppe pour s'asseoir, fort incommodément. Je rentre éreinté vers 5 heures. Au poste, nous avons maintenant, outre nos militaires, des ouvriers civils sans travail. Je remplacerai peu à peu les militaires qui n'ont pas besoin d'argent par les civils qui n'ont rien.

J'oublie que, hier soir, le bruit d'une grande victoire s'est répandu. Un de nos caporaux nous a lu une dépêche arrivée de Colmar, dit-on, et portant : « France sauvée. Victoire à Denoncourt

Bombardement de Strasbourg 1870 — Préfecture Musée historique de la ville de Strasbourg


et Roncourt. Grande victoire à Toul. 45.000 tués, 35.000 prisonniers, 100 canons. Alsace délivrée dans huit jours. Mac-Mahon à Châlons avec 400.000 hommes. » Les chiffres sont évidemment exagérés ; mais on a un si grand besoin de bonnes nouvelles que l'on accepte celle-ci en gros, sans trop en contrôler l'origine. Hélas ! aujourd'hui, tout est démenti. Nous sommes replongés dans notre morne résignation. Je passe caporal, en remplacement de Schneider, entré aux francs-tireurs. Barth me pose les galons rouges. Cette petite distinction me fait plaisir. Je me surprends à couver mes galons d'un œil satisfait. L'homme est un être bien vaniteux !

Les incendies au faubourg National continuent.

Dimanche, 4 septembre

Le poste fonctionne bien (Reuss et Küss). Pas d'obus dans le quartier. Exercice du bataillon à l'ancienne Douane, de 7 heures à 8 heures et demie. On a battu le rappel. Manœuvre des nouveaux fusils, très simple. Lehr et un autre capitaine, nommés, en remplacement de Wagner et de Picard, déserteurs, se font confirmer par élection. La matinée est calme. Service à Saint-Thomas, dirigé par Baum. J'assiste à la fin du culte.

Le nombre des bourgeois, hommes, femmes et enfants, tués et blessés par des obus, augmente chaque jour. La population s'aventure dans les rues; tout-à-coup, il en vient trois, quatre, six à la file, qui causent d'affreux malheurs. L'ennemi cesse de bombarder régulièrement le centre de la ville, surtout de nuit. Il s'acharne contre la cathédrale, les édifices publics, les casernes; puis il nous envoie de temps à autre de ces projectiles meurtriers, lancés avec l'intention évidente de tuer des citoyens, des habitants inoffensifs. C'est diabolique. Mort de Kraemer, adjoint, tué par un obus au moment où il se rasait. Enterrement du fils Kolb, sergent de la mobile, tué à l'Esplanade.

Lundi, 5 septembre

On annonce qu'une foule de fuyards du Neuhof et Neudorf se tiennent devant la porte d'Austerlitz. J'y vais à 2 heures. Grâce à mon uniforme, je puis sortir de la ville. Quel bonheur de passer le pont- levis ! d'être, pour la première fois depuis des semaines, hors de cette étroite enceinte ! A la palissade, foule épaisse d'hommes, de femmes et d'enfants; les uns veulent du pain, les hommes demandent à grands cris qu'on les laisse entrer : les Prussiens sont arrivés au Neudorf, avec des

camions chargés de fusils, et arment la population valide contre la France. Cette nouvelle me remplit d'horreur. Les Allemands nous avaient donné bien des preuves de barbarie; celle-ci dépasse toutes les autres. Depuis le Moyen-Age, pareille atrocité ne s'est vue en pays chrétien. Le commissaire et quelques officiers négocient avec ces malheureux; ils hésitent, ils n'ont pas d'ordres. Enfin, la raison et l'humanité l'emportent sur la consigne. On fait entrer les jeunes gens d'abord, et on les emmène à la caserne; puis les autres, la plupart fuyards de Strasbourg, bienheureux de retrouver, derrière nos murs, un abri qu'ils avaient cherché au dehors.

Incendie dans les trois faubourgs.

Mardis 6 septembre

A 4 heures et demie du matin, le canon du rempart commence à tonner avec rage. Jusqu'à présent, il n'avait pas tiré, les batteries prussiennes étant trop éloignées pour que le tir fût efficace. Quant à empêcher la construction de ces batteries, l'insuffisance déplorable de notre garnison ne nous l'a pas permis.

Après le déjeuner, je fais faire une petite manœuvre de la pompe André sur la place Saint- Thomas. Nous constatons et réparons diverses avaries. Schneegans passe, et me raconte la séance de la veille. Jusqu'à présent, la commission avait évité tout conflit; le maire cédait, ou avait l'air de céder, et entravait tout, éludait tout. Hier, Schneegans a été nommé secrétaire provisoire, en l'absence de Huck. Il s'est immédiatement mis à prendre des notes. Aussitôt, Mallarmé, puis Kamp- mann s'approchent de lui et tâchent de l'en dissuader. « Le secrétaire de la mairie fait toujours cela. Inutile de vous donner cette peine. Le maire aime à revoir les procès-verbaux, etc... » Schneegans tient bon, et fait son procès-verbal, qu'il est décidé à faire passer. André me raconte un peu plus tard que la réunion de la Chaîne va proposer à la commission une démarche officielle auprès du préfet pour obtenir de lui communication des nouvelles qu'il reçoit. Un homme est arrivé hier de Colmar. Il a distribué des lettres particulières à dix personnes. On sait qu'il s'est rendu à la division et à la préfecture. La population a le droit d'apprendre une bonne fois qui gouverne à Paris, et quelle est la situation de l'armée. A la séance, le procès-verbal Schneegans passe d'emblée. Huck fera le sien lui-même à l'a\enir. Schneegans fait sa motion relative aux nouvelles, en termes excellents; plusieurs membres appuient. Le maire est envoyé en députation auprès de Pron, avec cinq


membres : Bœrsch, E. Lauth, Cloz, Saglio et Küss.

« Le préfet est sorti ». On lui assigne rendez-vous pour demain, 1 heure et demie. Une des lettres apportées de Colmar est écrite par M. Ristelhuber

Bombardement de Strasbourg 1870 — Porte de Pierres rue prise par les Allemands après le bombardement

Musée historique de la ville de Strasbourg

à sa mère. Il lui dit : « Prenez courage; le secours est proche ». On infère immédiatement, de cette phrase très vague, l'approche d'une division de renfort. Dès le soir, on donne la force de cette division, et on assure que c'est la trop fameuse division Dumont, que l'imagination des Strasbourgeois voit poindre à l'horizon depuis tant de semaines.

Mercredi, 7 septembre

Le bombardement des faubourgs et de la citadelle a été affreux cette nuit. André, qui fait chaque

soir une ronde à l'Académie, pour inspecter le service de garde qu'il y a établi, retourne deux fois sur ses pas. Enfin il pousse jusqu'au musée à 2 heures du matin, au milieu d'une grêle d'obus. Il en revient sain et sauf.

Je vais au gymnase vers 10 heures, et je vois avec stupéfaction les dégâts causés au haut de la


flèche, immédiatement au-dessous de la lanterne, par deux obus lancés la veille. La moitié des clochetons supérieurs est enlevée. Le but des artilleurs prussiens est évidemment d'abattre la croix: et l'on dit que ces gens-là sont civilisés et chrétiens ! Allons donc ! De pareilles choses font saigner le cœur. Le bombardement systématique, ininterrompu, de la cathédrale de Strasbourg par les Allemands, par la nation la plus civilisée du globe

Bombardement de Strasbourg 1870 — Environs de la porte de Pierres Vue prise par les Allemands après le bombardement

Musée historique de la ville de Strasbourg

(disait-on), sera et restera pour eux une tache ineffaçable.

Notre sous-lieutenant Graaf, franc-tireur, a été blessé hier à l'épaule, dans une sortie faite au Wacken. Pas grave. Les francs-tireurs et la compagnie franche opèrent chaque jour de petites sorties qui font beaucoup de mal aux Prussiens. Aussi ces derniers ont-ils affiché, à Schilick, qu'ils ne considéraient pas ces corps volontaires comme troupes régulières, qu'ils fusilleraient tout franc- tireur ou membre de la compagnie franche pris les armes à la main. De mieux en mieux ! La caserne de la Finkmatt, criblée d'obus depuis quinze jours, prend feu aujourd'hui. Le soir, elle n'existe plus.

La députation nommée hier s'est rendue chez le

préfet. Il a donné sa parole d'honneur qu'il n'avait aucune nouvelle. Le misérable ! Quand la députation rentre en séance, Bœrsch annonce le résultat de sa démarche. Le maire ajoute : « Rien, « rien, rien. C'est le mot d'ordre de l'Empire : rien « au commencement, rien pendant sa durée, rien « à sa chute ! » Le moment des conversions subites, des palinodies et des trahisons est venu. Qu'on ne s'y laisse pas prendre comme en 48. Là-dessus,

A... et plusieurs autres membres abîment le préfet ; ils dévoilent avec indignation toutes les turpitudes de ce saltimbanque éhonté. Après le premier bombardement on énumérait devant lui les personnes atteintes, les maisons abîmées : « Bah ! histoire de rire ! » Enfin on le rend impossible à jamais. Naturellement cette partie de la séance ne figurera pas dans les journaux ; mais le moment de régler les comptes n'est pas éloigné.

Jeudi, 8 septembre

J'ai été chef de poste la nuit dernière. Nous avons toujours le caporal Michau, avec quatre ou cinq hommes, et une dizaine de civils. Chaque jour,


un nombre considérable d'ouvriers sans travail se présentent chez moi pour se faire, admettre. J'en prends tant que je peux. Je renvoie de temps en temps les premiers inscrits, pour une nuit, afin de pouvoir en occuper d'autres. Nuit assez calme. Je vais avec André à la tour Saint-Thomas, à 2 heures. Incendie vers l'église Saint-Jean. Nous voyons tomber des bombes sur les faubourgs.

Les Charles dînent chez nous. Un rôti de cheval

Bombardement de Strasbourg 1870 — Brêche de la lunette n° 53 Vue prise par les Allemands après le bombardement

Musée historique de la ville de Strasbourg

fait pour la première fois son apparition sur notre table. Il est très bon. Le bœuf coûte à présent au moins 2 francs la livre. Les pommes de térre sont hors de prix : 7 à 8 francs un panier.

Les incendies continuent. Depuis quinze jours, une affreuse odeur de brûlé s'élève des foyers d'incendie et se répand par la ville. Elle est forte surtout les jours de pluie ; et, grâce à Dieu, il pleut presque sans interruption depuis huit jours. Plusieurs orages très violents ont éclaté dans le courant de la semaine, hier soir par exemple.

Vendredi, 9 septembre

Par suite de l'inconduite de X..., je prie M. Stromeyer de ne plus m'envoyer de militaires.

Je suis heureux de pouvoir donner leur place à des ouvriers ou à des incendiés, qui, bien plus qu'eux, ont besoin d'argent. On affirme qu'un journal allemand, apporté en ville par un parlementaire, annonce que 80.000 Français, l'empereur en tête, ont mis bas les armes à Sedan. Cette nouvelle incroyable fait hausser les épaules à tout le monde. Comment supposer que 80.000 Français capitulent sans coup férir, qu'ils se rendent, même après une,

longue bataille, sans se défendre jusqu'à la dernière* extrémité ? On tombe d'accord qu'il peut y avoir- quelque chose de vrai dans la nouvelle, mais qu'il faut au moins retrancher un zéro du chiffre prussien. Quant à l'empereur, on admet sans conteste et avec grand plaisir qu'il est pris et bien pris.

Les Charles passent quelques heures de l'après- midi avec nous, comme tous les jours.. De quoi parler dans ces réunions si ce n'est de nos misères ? On dit et on redit cent fois la même chose. On émet et on soutient cent fois les mêmes opinions. Papa, malgré l'horreur que lui inspirent les procédés de la Prusse, les atténue toujours, en mettant en regard ce que la France a fait en Allemagner pendant les guerres de l'Empire, et ce qu'elle eût


fait aujourd'hui, si elle avait envahi la Prusse. Naturellement, nous autres, jeunes, plus Français que papa et maman aussi, ne pouvons admettre ces comparaisons, justes peut-être en ce qui touche le passé, mais irritantes en ce qu'elles tendent à atténuer les torts de la Prusse. Papa se ferait assez facilement à une annexion, pourvu que nous ne soyons pas sujets prussiens. Pour moi, la séparation d'avec la France, à n'importe quelle condition, me déchirerait le cœur. J'ai juré en moi-même de n'être jamais sujet, direct ou indirect, du roi de Prusse. Plutôt émigrer ou vivre pauvrement en France que de subir un pareil joug !

Samedi, 10 septembre

Je cause le matin avec Rodolphe Reuss, du haut de la fenêtre, quand survient Guibal, porteur de bonnes nouvelles. Il vient d'apprendre, au café, que le préfet a reçu, dans un cigare, une dépêche de Schlestadt annonçant l'arrivée très prochaine de la division Dumont. Je me moque de cette nouvelle fantastique. Depuis assez longtemps, on nous leurre du vain espoir de l'arrivée de cette division. Il serait temps d'inventer autre chose, ou plutôt de nous dire la vérité, qu'on doit savoir.

Pendant que nous causons, survient le petit Himly, cousin des Reuss. Il annonce que M. Schwartz, demeurant chez son père, vient de recevoir un supplément de la Gazette de Carlsruhe, contenant un extrait du Journal officiel de la République Française, la proclamation du gouvernement provisoire, la liste des ministres. Il a copié les noms, qui, presque tous, sonnent bien, et sont de bon augure : président du conseil : Trochu — Affaires étrangères : Jules Favre — Instruction et cultes : Jules Simon — Intérieur : Gambetta — Finances : Picard — Guerre : Leflô — Marine : Fourichon — Commerce : Dorian — Agriculture : Magnin. En outre, il y a un comité de défense, composé de tous les députés de la Seine, Rochefort compris. Arago est maire de Paris, Brisson et Floquet, adjoints. Kératry est préfet de police.

Ces nouvelles me remplissent d'une joyeuse émotion. Je sors pour tâcher d'avoir quelques détails. Sur la place Saint-Thomas je rencontre Schneegans, auquel j'annonce la grande nouvelle. Il entre avec moi chez Reuss, et envoie le petit Himly chercher la Gazette ; il est décidé à en reproduire le texte dans le Courrier, si Bœrsch y consent. Je cours au séminaire. Tout le monde y accueille avec joie, avec enthousiasme, l'annonce de la République. La nouvelle du renfort s'est répandue et précisée. On parle maintenant aussi d'une grande victoire, de l'arrivée de Mac-Mahon par les

Vosges, etc. On croit à toutes ces bonnes nouvelles : g la République fait voir tout en rose !

Je rentre. On nous annonce que le théâtre est en flammes. Pauvre théâtre et pauvre Strasbourg ! Bientôt nous n'aurons plus rien. L'un après l'autre,

nos monuments sont la proie des flammes, et notre plus beau monument, la gloire de Strasbourg, notre cathédrale, est odieusement mutilée, jour par jour, heure par heure. Je vais du côté du gymnase pour voir le feu, qui doit être immense. Je rencontre Reuss, avec lequel je monte au grenier Himly. Les flammes s'élèvent à une grande hauteur. Déjà,

l'on aperçoit les poutres rouges de la charpente.

Le feu est encore dans les combles, mais il dévorera tout. Jamais on n'a éteint un pareil feu dans un théâtre, surtout au milieu de la grêle d'obus que l'ennemi lance sur le foyer, pour tuer les travailleurs. Je me rends au gymnase. J'y vois très distinctement les progrès rapides de l'incendie. Les environs du théâtre sont déserts ; on n'essaie plus de le sauver. On asperge d'eau les toits de la direction d'artillerie.

A dîner, la République est l'unique sujet des conversations. Maman eût préféré les Orléans, mais elle est heureuse de la chute de l'Empire et les noms qui composent la liste du gouvernement la rassurent. Papa voit la chose en noir. Je retourne au gymnase, où l'on a, me dit Carrière, une traduction française de la Gazette de Carlsruhe. Quand j'arrive, la traduction est déjà loin ; mais M. Heitz et Reichardt m'en donnent le résumé : la proclamation dit que le corps législatif s'était montré trop hésitant, que le peuple avait réclamé la République, que le sens de la République était, comme en 92, la résistance à l'invasion. L'empereur, prisonnier, a traversé Cologne le 5, se dirigeant sur Cassel. L'impératrice est en Belgique, ainsi que Douay et les aides de camp de l'empereur. Le prince impérial est à Maubeuge, sur le chemin de la frontière. Mac-Mahon est tué.

André revient à Il heures du conseil. Il annonce que tous les membres n'ont aucun doute sur l'authenticité de cette Gazette de Carlsruhe. Le préfet seul n'y croit pas. Quant au renfort, c'est de nouveau un misérable conte, répandu, on en a la preuve,

par le préfet et le commissaire central. La commission municipale a mandé à sa barre le commissaire et plusieurs membres lui ont dit ses vérités sans ménagement. Le malheureux balbutiait, il était écrasé. Enfin, bonne nouvelle pour compenser la déception : il est arrivé une lettre du président de la Confédération suisse, annonçant la formation en Suisse d'une société en faveur des victimes du bombardement, des femmes, des enfants et des vieillards de Strasbourg. Demain arriveront trois délégués de cette société. Ils organiseront, avec


Bombardement de Strasbourg 1870 — Arrivée des délégués suisses Tableau de Tlléophile Schuler — Musée historique de Berne

la municipalité, le transport en Suisse de tous ceux qui sont compris dans les termes de la lettre et qui voudront partir. Cette généreuse intervention de la Suisse nous remplit de joie. C'est un rayon de soleil au milieu des ténèbres et du deuil qui nous enveloppent.

J'ai oublié de noter qu'à 1 heure je suis monté à la tour Saint-Thomas, avec André. Les batteries du Nord tiraient en plein sur la ville ; les nôtres répondaient avec vigueur. Tout autour de la place, ce n'était qu'une longue ceinture de fumée blanche ; et, à tout instant, un éclair rouge traversait le nuage; sept à huit secondes plus tard on entendait la détonation, puis le sifflement et la chute du projectile. Les obus tombaient sur les remparts et sur les faubourgs. Grand incendie faubôurg de Pierres, près de la Toussaint. Autres incendies vers la Montagne-Verte. Le théâtre brûle encore, mais à l'intérieur : on ne voit plus les flammes.

Dimanche, Il septembre

Temps splendide. Le bataillon fait l'exercice à la Douane. Beaucoup d'absents. A 10 heures j'assiste au culte du Gymnase, fait par M. Kopp. Puis je vais à la Bourse, pour suivre la commission muni-

cipale se portant à la rencontre des Suisses. Sous la porte, je vois le maire. Je lui demande pourquoi la garde nationale n'a pas été commandée pour faire la haie, comme le conseil l'avait décidé hier. Il me répond qu'Uhrich ayant refusé de demander une suspension d'armes, on n'avait pas voulu exposer des pères de famille, etc Toujours les mêmes prétextes !

Je vais mettre mon sabre, ainsi que Reuss et Carrière, et nous rejoignons la députation dans la Grand'rue. Une foule de monde la suit. C'est pour la première fois que je vais au faubourg National depuis l'incendie du quartier de la Course. Quelle désolation ! Des centaines de maisons n'existent plus ; la moitié du faubourg est un monceau de ruines. Le corps municipal se rend à l'avancée ; la foule reste à l'intérieur de la ville. Plusieurs obus éclatent dans le voisinage ; messieurs les Prussiens ne respectent guère les délégués de la Suisse. A onze heures et demie, les trois citoyens de la Confédération passent sous la voûte : trois vrais types suisses, francs et robustes. Ce sont, nous l'apprenons bientôt, les présidents des communes de Zurich, Berne et Bâle. Et voilà les hommes que nos administrateurs et nos officiers veulent faire passer pour des espions déguisés ! La préfec-


ture, ce nid venimeux de fausses nouvelles et de bruits alarmants, sème dans la population la défiance à l'endroit de la députation suisse ; c'est digne d'elle.

Des cris enthousiastes de : « Vive la Suisse ! Vive la liberté ! » éclatent au moment où les Suisses entrent en ville. On les regarde comme des sauveurs, des libérateurs. Il est si doux de voir ces trois étrangers, qui viennent, poussés par l'humanité et la charité chrétienne, pour soulager les malheureuses victimes d'un odieux bombardement. M. Staehling, parti au commencement de la guerre, revient avec eux. Il confirme la proclamation de la République. Aussitôt, je crie à pleine voix : « Vive la République ! » On me regarde tout ébahi. On s'étonne de mon audace : mais, un peu plus loin, je ne suis plus le seul à crier. Malheureusement, les Suisses confirment aussi les mauvaises nouvelles : nous sommes battus sur toute la ligne, Mac-Mahon tué, 80.000 hommes ont capitulé, l'ennemi doit être sous Paris. C'est affreux. Après la joie d'hier, quelle triste journée ! Inutile d'en raconter tous les incidents : on allait, on venait, on tâchait d'apprendre quelques détails. Les peureux parlent de nouveau de capituler sur l'heure. Les autres, relevés par la proclamation de la République,

disent qu'il faut tenir bon, que nous n'avons pas de nouvelles sur la situation générale, que Stras - bourg doit absolument se défendre jusqu'à la paix qui ne saurait tarder : c'est là mon avis, bien réfléchi et bien arrêté. Le soir, Küss raconte que son père et Schott ont rencontré le préfet rue Brûlée. Ils lui ont communiqué les nouvelles apportées par Staehling et par les Suisses. Le misérable a osé dire que ces messieurs suisses étaient fort suspects, qu'on ne pouvait ajouter foi à la parole de M. Staehling. Là-dessus, Küss et Schott lui en ont dit de dures et lui ont fermé la bouche. Le soir, au poste, discussion entre Reuss, Carrière, Guibal, Küss et moi sur la situation. Je soutiens vivement la nécessité d'une résistance énergique jusqu'à la paix, qui ne saurait être éloignée. Forte canonnade durant une partie de la nuit.

Lundi, 12 septembre

Triste réveil ! La joie que me cause la proclamation de la République est bien atténuée, bien assombrie par les affreuses nouvelles de l'armée. Je m'offre à la commission qui inscrit les noms des personnes voulant profiter du sauf-conduit suisse.

Bombardement de Strasbourg 1870 — Le Bon Pasteur Musée historique de la ville de Strasbourg


On me charge de faire le triage préliminaire au pied de l'escalier. Le bureau est installé au local du Tribunal de commerce, après que F... eût pataugé pendant une heure dans la salle de la Bourse, envahie par la foule. Le brave F... se tenait là sur un tabouret, pérorant, expliquant les conditions du départ et du séjour, distribuant à l'aveugle les sauf-conduits en blanc, et faisant un tas de non-sens. Oberlin, Klein et Flach, prévenus par André et moi, vinrent heureusement mettre fin à cette scène ridicule. Beaucoup plus de personnes aisées que de pauvres viennent s'inscrire. On n'a pas fait connaître suffisamment les conditions du départ : les pauvres se méfient. Le Courrier reproduit les nouvelles relatives à la République et à nos désastres.

A 5 heures j'apprends ' que le préfet s'est présenté au sein de la commission municipale, où il a produit une dépêche à lui transmise par le sous-préfet de Schlestadt, arrivée à l'instant, et contenant l'avis officiel de la proclamation de la République signé : Gambetta. Le préfet a donné sa démission. Il prétend conserver ses fonctions jusqu'à l'arrivée de son successeur. On lui en fera passer l'envie ! Le Courrier donne un supplément annonçant ce fait. Je sors vers 6 heures. A la place Gutenberg je vois des drapeaux aux fenêtres. Aussitôt je me précipite chez Charles, où se trouve notre drapeau ; j'arbore celui de Charles, je cours à la maison avec le nôtre et je l'attache à ma croisée. Papa me reproche vivement de ne pas l'avoir consulté : j'étais tellement enthousiasmé que je n'avais pas prévu les objections. C'était pour moi une occasion unique d'arborer, peut-être hélas ! pour la dernière fois de longtemps, le drapeau tricolore. Papa finit par me comprendre et m'autorise à laisser le drapeau. Mais cette scène a été la goutte d'eau qui fait déborder le vase : j'ai envisagé tout d'un coup, et dans toute son horreur, la possibilité d'une séparation d'avec la France ; et, vaincu par l'émotion, j'éclate en sanglots. 0 chère, chère France ! Quelle douleur de te voir si bas ! Quelle douleur surtout de se dire que, bientôt peut-être, le lugubre drapeau noir et blanc flottera aux tourelles de notre cathédrale mutilée !

Charles vient et étonne fort papa en me donnant son entière approbation pour avoir arboré son drapeau. Lui aussi est plein de joie et de tristesse. Nous nous réjouissons de la chute d'un régime odieux, de l'avènement d'une république si ardemment désirée, au moment où peut-être, grâce aux folies de l'empire, nous serons arrachés à la France et courbés sous le joug d'un nouvel et plus odieux despotisme. Situation affreuse !

Mardi, 13 septembre

Je passe la matinée à l'Hôtel du Commerce, au même service qu'hier. Grande foule ; beaucoup plus de riches que de pauvres. Les Prussiens tâchent d'établir une batterie à la Schachenmühl. On les en a d'abord empêchés ; puis, parait-il, on a donné l'ordre de laisser faire. Pourquoi ? Le préfet publie sa proclamation d'adieu aux habitants : autant de mensonges que de mots. Uhrich fait afficher une proclamation assez bien faite, contenant son adhésion à la République, et un énergique appel à une résistance prolongée. Cet appel sera entendu. A présent, on se bat pour la liberté, pour le droit, pour la patrie seule, et non pour le maintien d'une dynastie et d'un régime abhorrés. Ceux qui parlent de se rendre immédiatement sont rares. Pour en trouver une collection choisie, il faut aller à Là, c'est un concert de jérémiades, de lamentations et de propos couards : tous les jours la même chose. U... et B... développent la nouvelle théorie, née dans les caves de : que le bombardement est une chose affreuse, horrible, mais que c'est la guerre ; que les Français font la guerre en amateurs, pour la gloire; les Prussiens la font sérieusement, pour le profit. Ils disent : « La guerre est affreuse ; faisons-la d'une manière affreuse ». Conclusion (jamais exprimée mais toujours sous-entendue) : « Les Prussiens ont par« faitement raison de nous bombarder sans relâche, « de brûler nos églises, de démolir la cathédrale, « de tuer chaque jour des citoyens inoffensifs, des « femmes et des petits enfants ; que voulez-vous ? « c'est la guerre ! »

Combien est belle et consolante la conduite de M. Haerter père ! Il voulait aller chez de Werder pour lui faire entendre la voix de l'Evangile et tâcher d'agir sur sa conscience. Uhrich lui avait promis un parlementaire, mais Reichardt et Gustave n'ont pas eu de repos qu'ils ne l'aient détourné de ce généreux projet. Heureusement les délégués suisses sont revenus hier en ville. Ils ont été voir M. Haerter qui les a accompagnés jusqu'à la porte Nationale, leur a dit en termes brûlants tout ce qu'il avait sur le cœur et leur a remis, pour Werder et pour le roi, des pétitions qui exposent notre misère et demandent la cessation du bombardement. Réus- sira-t-il ? J'en doute ; mais il a fait son devoir.

Schillinger est enfin arrivé ce matin. Carrière, que je rencontre au quai Saint-Thomas, me dit qu'il est au casino. J'y cours avec Reichardt. Pendant deux heures, Schillinger raconte une foule de choses intéressantes. Il a été à Paris, les 15, 16 et 17. Depuis le 20 août il est retenu à Mundolsheim. Il nous parle de la douleur qu'il a éprouvée en assistant au bombardement, en voyant brûler le


Bombardement de Strasbourg 1870 — Bastions et lunettes vers la Robertsau Vile prise par les Allemands après le bombardement

Musée historique de la ville de Strasbourg

Temple-Neuf, la cathédrale et les faubourgs ; des tortures endurées par Eugène Bœckel, auquel on a obstinément refusé la permission de rentrer ; d'une démarche faite par sept pasteurs, Gérold en tête, auprès du grand-duc, pour le supplier d'intervenir, afin d'amener la cessation du bombardement : le grand-duc, les larmes aux yeux, a promis d'appuyer la pétition auprès du roi. Schillinger confirme toutes les mauvaises nouvelles déjà connues; il dit que Werder veut prendre la ville coûte que coûte; qu'après le départ des émigrants, il recommencera le bombardement et donnera l'assaut. Ce qui me fait le plus d'impression, c'est la vue du premier numéro d'un journal apporté par Schillinger et intitulé : Amtliche Nachrichten für das General- Gouvernement Elsass (allemand-français) publié à Haguenau. Ce journal a une partie officielle et une partie non-officielle. J'y vois la constitution de l'Alsace en gouvernement, sous les ordres du comte de Bismarck-Bohren ; la proclamation du commissaire civil Kuhlwetter : la nomination du préfet de la Moselle : M. de Henkel-Donners- mark ; du préfet du Bas-Rhin (chargé provisoirement du Haut - Rhin) M. de Luxburg ;

une proclamation de M. de Bonin, gouverneur général de la Lorraine (française) ; des nouvelles, des avis divers, etc C'est l'annexion organisée. Ce qui est frappant, c'est la réunion de la Lorraine allemande à la province d'Alsace. Cela prouve l'intention de la Prusse de garder le Haut-Rhin, le Bas- Rhin et la Moselle. Tout dépend de la force de résistance matérielle et morale de Paris, et des puissances neutres.

Je rentre avec Charles. Nous racontons ce qu'a dit Schillinger. Papa dit que, si nous devons être annexés, il faudra se soumettre. Moi, rempli de ce que j'ai vu et entendu au casino, je m'écrie : « Je jure que je ne serai jamais Prussien ! » Papa me reproche ce serment précipité ; il est possible que j'aie tort. Mais dans d'aussi terribles circonstances il est permis de ne pas toujours garder tout son sang-froid. Cette divergence d'opinions entre papa et tous les autres membres de la famille est très pénible et donne lieu à des discussions stériles, qui ne convertissent personne. Je souhaite de tout mon cœur que le siège prenne bientôt fin, mais il est impossible de désirer une capitulation, à présent surtout que nous avons la République.


Schneegans parle, en termes sobres et fort convenables, de la chute des Bonaparte et de l'avènement du nouveau régime. Il donne quelques détails sur la révolution du 4 septembre. Le peuple a envahi la Chambre, la déchéance a été prononcée, puis la République proclamée à l'Hôtel-de-Ville. Pas un seul bras ne s'est levé pour défendre l'Empire, pas une goutte de sang n'a été versée. La proclamation de Trochu à l'armée dit que le sens de la révolution est l'union intime du peuple et de l'armée contre l'invasion. Vive la République !

Mercredi, 14 septembre

A 8 heures 30, je vais à l'Hôtel du Commerce, où je reprends mon service' des jours précédents. Moins de monde ; presque pas de pauvres. Je fais observer à André et à M. Oberlin la nécessité urgente qu'il y a de faire connaître au public les conditions du transport et du séjour en Suisse. Les pauvres disent tous ou presque tous : « C'est pour les riches. Nous autres, on nous mettra dehors, et on nous laissera crever ! » L'animosité des pauvres contre

la bourgeoisie, surtout contre les personnes aisées qui quittent Strasbourg, est très inquiétante.

Le Courrier se compose, pour la première fois depuis le commencement du siège, de quatre grandes pages sans annonces. En tête se trouve la magnifique circulaire de Jules Favre qui me remplit de confiance dans l'avenir. Une nation qui, après un désastre aussi épouvantable, tient un pareil langage, n'est point perdue. Paris est d'ailleurs approvisionné pour deux mois. Le corps Vinay y est arrivé intact ; il y a une foule de mobiles et de gardes nationaux ; une partie de la garde impériale, des corps francs, de la cavalerie en grand nombre. Malgré l'anéantissement de Mac-Mahon, Paris peut être le terme des succès prussiens. L'infortuné Mac-Mahon voulait se replier sur Paris ; c'est Palikao, ce mauvais génie, qui le força d'exécuter le téméraire mouvement de conversion qui le perdit. Ce qui est bien fait pour nous encourager à la persévérance, nous autres Strasbourgeois, c'est le bel éloge que Jules Favre fait de notre courage et de notre patriotisme, c'est l'enthousiasme que l'attitude de Strasbourg inspire à la France entière.

Les puissances étrangères ont toutes reconnu

Bombardement de Strasbourg 1870 — Batterie nord à Kehl Musée historique de la ville de Strasbourg


officieusement la République. Le gouvernement des Etats-Unis l'a immédiatement saluée dans les termes les plus chaleureux. Cette reconnaissance joyeuse et spontanée de nos anciens alliés d'Amérique, auxquels les folies de l'Empire n'avaient pas fait oublier leur amitié pour la France, vaut un contingent de 100.000 hommes et une grande victoire. J'ai la ferme confiance que les Etats-Unis interviendront efficacement en notre faveur. L'Angleterre s'est interposée dès le 6 ; mais jusqu'à présent elle n'a pas osé proposer à la Prusse de maintenir l'intégrité du territoire. Or le gouvernement républicain ne veut et ne peut traiter qu'à cette condition. Jules Favre le déclare en termes formels. Je ne sais si je me fais illusion, mais toutes ces nouvelles, toutes les paroles du nouveau gouvernement, tous ses actes, me donnent une confiance invincible dans le succès final, tout au moins dans la conclusion d'une paix qui nous laisse à la France. Que ce serait beau ! Etre républicain français, après vingt années de servitude et de honte !

Hier, Humann et les adjoints ont donné leur démission. Küss est nommé maire à une immense majorité ; Flach, Zopff, Leuret et Weyer, adjoints. André dit que Küss se montre admirable d'abnégation et d'énergie.

Le conseil avait demandé à Werder, pour Küss et Kablé, la permission de se rendre à Paris, avec sauf-conduit, pour avoir une idée nette de la situation. Transmise au roi, cette demande a été refusée. Werder en informe Uhrich, en ajoutant qu'il regrette de traiter avec tant de rigueur «une « ville si proche de l'Allemagne », mais que, si Strasbourg ne capitule pas, il déchaînera de plus grandes calamités encore sur la ville et sur la forteresse. Bon ! qu'il vienne : on l'attend.

Le soir je monte avec Küss à la tour Saint- Thomas. La ville lance une masse de bombes dans les tranchées prussiennes, vers Schilick et Cronen- bourg. Elles décrivent leur trajectoire de feu ; en éclatant, elles dégagent une lumière rouge extrêmement vive et produisent une terrible détonation. L'ennemi lance des obus qui volent par-dessus toute la ville et s'abattent du côté des Ponts Couverts. Je vais avec André au poste de la Chaîne ; puis nous préparons un projet de règlement pour la garde nationale, sur les bases de la loi de 1851.

Jeudi, 15 septembre

Presque toute la Nuit affreuse canonnade. Elle se continue pendant la journée. Nos mortiers lancent des quantités de bombes sur l'ennemi. Départ du premier convoi d'émigrants. La caravane est

composée uniquement de personnes aisées. On passera le Rhin sur un pont de bateaux, à Rhinau. A 5 heures on sera à Bâle.

Pendant le dîner on nous annonce que les Prussiens viennent d'abattre la croix de la cathédrale. Nous courons à la fenêtre : la croix n'est pas tombée, mais sa base est fortement entamée. Elle penche vers le nord et tombera infailliblement. Ce sera la preuve la plus éclatante de la persistance diabolique de nos ennemis à détruire pierre par pierre notre splendide cathédrale. Et ils osent dire à Schillinger que l'ordre a été donné de ne pas tirer sur elle ! Les misérables menteurs !

Werder ayant menacé de faire passer par les armes les volontaires (francs-tireurs et compagnies franches) prisonniers, on leur fait revêtir l'uniforme de la mobile.

La commission municipale émet un vote d'indignité contre les individus valides qui ont quitté Strasbourg depuis le commencement de la guerre, et notamment depuis la bataille de Frœschwiller, sans avoir une excuse de force majeure. Cet arrêté doit être affiché. Punition sévère, trop sévère pour plusieurs, mais bien juste pour beaucoup de ces fuyards sans courage et sans esprit civique. Le soir j'apprends que T... s'est fait nommer maire de Strasbourg par le gouvernement provisoire ; Valentin, ex-représentant de 49, arrêté le 2 décembre, est nommé préfet. Ils ont ordre de rejoindre leur poste dans le plus bref délai, à leurs risques et périls. La commission, en vue de l'éventualité, peu à prévoir d'ailleurs, de l'arrivée de ces messieurs, a hâté la réorganisation de l'administration ; elle a fait prier l'ex-préfet de se retirer entièrement, et a nommé Bœrsch son délégué pour les affaires départementales. Quant à T..., Uhrich est d'accord avec Küss pour lui mettre la main au collet si, malgré l'active surveillance des Prussiens, il pénétrait en ville. Ce vaillant citoyen, ce républicain de vieille roche s'était enfui dès le 7 août, après avoir crié en plein casino : « Il n'y a plus rien à « faire ici, vous êtes f... ! »

L'entente de Küss et du général est complète.

Tout est pour le mieux de ce côté-là. Malheureusement l'ennemi fait des progrès rapides. La prise de la ville est certaine si la paix n'est pas signée d'ici trois semaines. La garnison s'affaiblit tous les. jours et, par une obstination inconcevable, le conseil de défense ne remplit pas les vides en appelant les classes 69-70, et les jeunes gens de 25 à 35 ans. Je lis, au poste, dans l'Italie du 5, apportée par M. Staehling, que, le 2 septembre, l'ex-corps législatif a appelé sous les drapeaux les hommes mariés, jusqu'à 35 ans, et les anciens militaires, jusqu'à 60. Quelle loi terrible, et à quoi


Bombardement de Strasbourg 1870 — Le jardin botanique Musée historique de la ville de Strasbourg

nous en sommes réduits, pour n'avoir pas voulu du système prussien, seul remède contre les fautes de 1866 ! Ce soir, canonnade atroce. Comme hier, nos mortiers crachent des bombes en nombre immense dans les tranchées ennemies. Je monte à Saint-Thomas avec Carrière. Nous voyons un grand incendie allumé par nos canons, au-delà du chemin de fer de Kehl, route du Neuhof.

Vendredi, 16 septembre

Temps beau, mais frais. On sent l'approche de l'automne. Je me promène après le diner sur le rempart de l'hôpital. Quel bonheur de pouvoir jeter un coup d'oeil sur la campagne, sur les prés, les arbres, sur la Forêt-Noire ! Les canons de la citadelle lancent des obus dans les maisons encore debout, au-delà d'Austerlitz ; elles prennent feu. Hier soir, avec Guibal et Reuss, j'ai mis dans des caisses et des paniers les livres les plus précieux de M. Schmidt. On les a transportés au Gymnase. M. Schmidt, longtemps courageux et vaillant, est depuis deux jours à bout de forces. Combien d'autres ont déjà succombé, combien succomberont encore à cette lassitude physique et morale, à cet énerve- ment qui résulte d'une surexcitation prolongée, jointe, chez la plupart des gens, à une inaction complète.

L ' Impartial reproduit la Gazette de Carlsruhe du 15. Peu de nouvelles. Une partie du gouvernement est transférée à Tours, vu le siège prochain de Paris. La Gazette de la Croix et la Gazette de l'Allemagne du Nord disent que la Prusse ne saurait reconnaître le gouvernement provisoire ; que le seul gouvernement régulier, avec lequel on pût traiter, est celui de l'empereur Napoléon. Quelle amère dérision ! Nous verrons bien si, dans quinze jours, Bismarck tiendra encore le même langage. Thiers est chargé d'une mission à Londres, Saint- Pétersbourg et Vienne.

Samedi, 17 septembre

Le matin, je sors de la porte d'Austerlitz, et même de la barrière, profitant du départ d'une colonne d'émigrants à sauf-conduits. La route boueuse de Kehl me semble un paradis. Zopff est là, ceint de son écharpe. Il cause amicalement avec un bel officier badois. Des officiers français s'entretiennent avec des dragons allemands. J'ai à peine le temps de passer là dix minutes ; les derniers voyageurs sortent un peu après moi. Les Allemands et les Français se serrent la main ; nous rentrons en ville. On relève le pont-levis, et les hommes qui viennent de se traiter en amis vont


s'entre-détruire comme devant. Quelle chose absurde que la guerre ! Aussi absurde et bête qu'horrible. Je vais voir une dizaine de familles du Diaconat ; toutes sont admises aux restaurants populaires ; elles vont mieux qu'en temps de paix.

Dimanche, 18 septembre

Temps froid et pluvieux. Etant commandé pour la garde montante avec cinq hommes de la compagnie, je ne vais pas à l'exercice. La garde se réunit à 9 heures 30 à l'Hôtel du Commerce. Je suis envoyé, avec un sergent, un autre caporal et vingt hommes, à la maison de correction. Poste ennuyeux, isolé et très exposé. Il tombe jusqu'au soir, et pendant une partie de la nuit, de nombreux obus dans les environs. Les éclats volent sur les toits et dans les cours de la prison.

Je vais dîner à la maison à midi et demi. Tout le monde est bien profondément affecté de la triste nouvelle que M. Scheffer est venu nous apporter ce matin : M. Kreiss est mort, le cœur brisé, à Offenbourg, mardi dernier. Il devait avoir en lui le germe fatal au moment de son départ. Les luttes intérieures qu'il a dû soutenir ont évidemment hâté sa fin. Pour lui cette mort est heureuse. Mais quel deuil pour sa famille ! pour ses amis, pour toute l'église ! Après-midi bien terne et bien ennuyeuse au poste. Je relève la sentinelle devant les armes, à chaque heure. Vers 7 heures on nous enferme au corps de garde. Les gardiens de la prison ouvrent la porte de communication vers la cour et me font placer deux factionnaires dans les cours, ou plutôt à l'entrée des cours. La consigne est de prévenir, en cas de chute d'un projectile, et d'arrêter les détenus qui tenteraient de s'évader. La maison de correction est en ce moment maison d'arrêt et de correction civile et militaire. Le conseil de guerre s'y réunit tous les jours.

Je puis aller souper chez Charles. Il me communique des nouvelles déplorables : Paris est divisé ; les socialistes ont proclamé la République rouge à Lyon et à Marseille ; Uhrich est allé au sein de la commission et penche pour la reddition. Quel abîme, grand Dieu ! Les Prussiens aux portes de Paris,

la Révolution, la guerre civile, l'anarchie, quel sera I le terme de nos maux ? . 1 J'essaie de dormir sur le lit de camp, l'autre ® caporal devant relever les factionnaires jusqu'à minuit, mais c'est impossible. La dureté de la couche, la vermine, et surtout l'insupportable et odieux bavardage de Rey, tambour de la 5e, remplaçant de je ne sais qui, m'empêchent de fermer l'œil un seul instant. De minuit à 6 heures, je relève les deux postes de l'intérieur. Rien à noter. Peu d'obus, quelques éclats tombent de temps en temps.

Lundi, 19 septembre

A 6 heures, je vais déjeuner, puis je porte le rapport à la place (Hôtel de ville). Là, les obus et les éclats tombent dru. Je suis fort aise de rentrer sain et sauf au corps de garde. Pendant toute la matinée, violent incendie au faubourg de Pierres. L'ennemi y lance des quantités d'obus. On nous relève à 10 heures.

A la maison, partout, on confirme les mauvaises nouvelles, sans pouvoir en indiquer la source. Le Courrier les mentionne avec douleur, mais ne dit pas comment elles lui sont parvenues et n'entre dans aucun détail. Ce vague de mauvais augure donne naissance aux bruits les plus absurdes : bientôt on raconte qu'il y a cinq ministres de la guerre à Paris, que le gouvernement de Belleville a nommé un M. Gougenheim préfet du Bas-Rhin, et un tas d'autres bêtises. Le soir, au poste, je soutiens avec Carrière, contre André et Reuss, une discussion très vive sur la capitulation. André, qui naguère ne voulait pas en entendre parler, y est résolu. Il sent très vivement la responsabilité qui lui incombe, comme membre de la commission municipale. Il dit que tout espoir de secours est perdu ; que la commission a en mains des documents et des nouvelles qui ne lui permettent plus de se faire illusion ;

que, d'ailleurs, lui et ses collègues se sont engagés d'honneur, les uns envers les autres, à ne pas trahir ce qu'ils savaient. Ils craignent les divisions,

les luttes intestines, etc....

Paul BOEGNER

(Fin au prochain numéro)


« La Venise d'Alsace »

Photo Christophe

EBERSMUNSTER

1

1 fut une époque, qui n'est pas encore fort éloignée de nous, où l'opinion commune sur Ebersmunster se résumait en un affreux jeu de

mots : l'église aux trois clochers et aux deux cents (!) cloches. Il faut dire, à la décharge de ces faiseurs de calembours, que situé à 1.300 mètres de- la route nationale de Strasbourg à Lyon et à presqu'au- tant de la station d'Ebersheim sur la ligne de Strasbourg à Bâle, ce bourg, plutôt déshérité comme voies de communication, n'est guère connu du grand public que par les trois tours de son église, dont les grêles silhouettes se détachent de loin sur la verdure uniforme de la grande plaine d'Alsace.

Il y a un peu moins d'un siècle ses habitants s'y livraient à la culture du tabac, de la garance et du colza, mais davantage encore à la pêche du poisson et des écrevisses, qui abondaient alors dans

les nombreux cours d'eau du voisinage. Ceux-ci forment un si étroit réseau autour de la centaine et quelques maisons, dont se compose le village, que des esprits romantiques lui avaient donné au temps de Louis-Philippe, le nom de Venise d'Alsace; et pour en accroître le pittoresque, tout en cherchant à justifier ce titre, s'y rendaient en barque depuis Sélestat. C'était un voyage qui ne manquait ni d'agrément, ni d'imprévu, sans parler des inévitables moustiques, hôtes nécessaires de toute partie nautique; mais qu'on ne saurait plus raisonnablement conseiller aujourd'hui, parce qu'un peu long. Il fallait en effet au moins deux heures pour descendre le cours de la rivière d'Ill, alors qu'en vingt minutes à présent l'auto rapide vous conduit à ses premières maisons.

Le nombre en est toujours le même qu'autrefois,


mais d'année en année celui de leurs occupants s'en va en diminuant. S'il est une expression «Za terre qui meurt » qui trouve quelque part sa navrante justification, c'est bien dans ce coin de France, si proche cependant d'un des passages internationaux les plus fréquentés d'Europe. En 1865 Ebersmunster comptait encore 1011 habitants, en 1914 il n'en avait plus que 615, chiffre qui s'est encore réduit depuis, puisqu'au dernier recensement on n'en relevait que 485, de sorte que sa population a

baisse de plus de moitié en moins de soixante ans.

Le contraste n'en est que plus frappant entre cette chétive bourgade et le temple luxueux, dont les proportions imposantes écrasent de leur masse les quelques maisons paysannes qui se blottissent autour de lui. Toute l'histoire d'Ebers- munster tient dans cette antithèse d'un présent désormais sans avenir et d'un passé longtemps glorieux.

Passé lointain, s'il en fut, puisqu'il se perd dans la nuit de nos plus antiques souvenirs provinciaux. Le lieu a été certainement occupé dès les temps les plus reculés par des peuplades gauloises, ainsi qu'en témoigne la forme primitive de son nom : No- vientum, dont l'origine celtique ne saurait faire

L'église d'Ebersmunster Plioto Cliristoplie

de doute. C'est une terminologie qu'on retrouve du reste fréquemment en Orléanais, dans l'Isle de France et la Champagne, où l'on compte de nombreux Novigentum, alias Nogent. Il existe même une commune de l'ancienne cité des Médioma- triciens, dont la similitude d'appellation est encore plus frappante : Novéant.

A l'époque gallo-romaine s'élevait à Novientum un temple, dédié à Diane chasseresse, qui aurait été détruit par les premiers apôtres chrétiens venus évangéliser l'Alsace, On aurait toutefois conservé la statue de la déesse, qui, sous un autre vocable, aurait servi à la décoration intérieure de l'église primitive, élevée en ce lieu par des moines irlan- dais venus ultérieurement dans ces confins, Ils

l'auraient bâtie sur l'emplacement même de l'ancien oratoire ruiné et auraient groupé autour d'elle leurs premières cellules, peu après l'apparition du christianisme en Alsace. C'est du moins ce que rapporte la légende, car il n'est pas de contrée qui ait vu éclore autour d'elle une si riche floraison d'histoires merveilleuses et il faudrait une singulière sagacité à l'érudit moderne pour discerner la part de vérité que chacune d'elles peut contenir.

On peut néanmoins tenir pour certain que l'ab-

baye d'Ebersmunster est une des plus anciennes fondations monastiques d'Alsace. A-t-elle le droit de compter parmi ses bienfaiteurs, comme l'affirme sa chronique, le roi Dagobert et le célèbre père de Sainte-Odile, le duc Attic? A-t-elle été administrée par le vénérable fondateur de Saint - Dié, qui lui aurait même apporté, avec les reliques de Saint-Maurice, le culte du chef de la légion thé- baine? Son nom moderne lui vient-il enfin, non pas d'un sanglier d'une dimension extraordinaire qui dans la forêt prochaine aurait failli mettre à mal le fils du roi mérovingien, mais beaucoup plus simplement d'un pieux évêque de Toul, Saint-Epvre, qui se trouve être aussi le patron de Krautergers- heim? Nous nous garderons de prendre parti

dans une telle discussion. Tous les événements relatés d'autre part dans les chroniques se situent dans les environs du viie siècle. C'est évidemment un peu lointain et l'on comprend que les nombreux auteurs qui en ont abordé l'étude aient pâli sur ces faits singuliers et parfois contradictoires, sans parvenir à les tirer entièrement au clair.

Aussi, sans nous arrêter davantage à ce passé par trop légendaire, franchissons d'une haleine un espace de quatre siècles qui nous conduise au début du XIe, ce qui représente encore une antiquité fort respectable. Le couvent est alors en pleine prospérité. Celle-ci se manifeste aussi bien dans l'heureuse disposition et l'importance des bâtiments qui le constituent, que par la civili-


sation avancée qui se développe à l'abri de ses murs.

Construit sur un terrain étendu, entouré de toutes parts par des bras de l'Ill qui l'isolent de la plaine et forment pour lui la plus sérieuse des protections, le couvent se composait d'une vaste basilique orientée, de style roman, contre laquelle venaient s'adosser au nord les bâtiments claustraux. L'église possédait pour le moins trois autels, dont le majeur était dédié à Saint-Maurice et les deux autres aux anciens patrons de l'abbaye, les apôtres Pierre et Paul. En avant de son portail

s'élevaient deux autres lieux de culte, de dimensions plus modestes : l'un à gauche, en l'honneur de Sainte-Mar- guerite, élevé en 1031 par les aumônes d'une certaine Berthe qui s'y fit inhumer avec son mari et ses deux enfants ; l'autre à droite, sous le vocable de Saint- Jean-Baptiste, avait été bâti à cet endroit en 1052 au lieu et place d'un édifice beaucoup plus ancien, probablement un baptistère de forme octogonale.

La commodité des constructions conventuelles n'avait d'égale que l'activité de ses habitants. Dirigés par une règle intelligente et souple, les religieux se livraient soit à la culture de la terre, soit à celle des belles-lettres, soit encore à celle des arts. Ebersmunster a eu son chroniqueur. On

Cardinal de La Valette

.Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg

prétend même qu'elle eut son école d'orfèvrerie. Elle compta en tous cas parmi ses abbés un artiste fameux dans cette branche. L'empereur Henri III, dit le Noir, qui avait eu à se louer particulièrement de ses services — on va voir dans quelles circonstances — l'imposa en quelque sorte aux bénédictins du monastère comme abbé, bien qu'ils en eussent déjà élu un autre.

Willo — c'était le nom de la créature impériale — est bien l'une des plus extraordinaires figures de son siècle, tenant à la fois de l'orfèvre, de l'alchimiste et du malandrin. Etant moine de Murbach, il avait inventé un procédé nouveau, lui permettant d'appliquer assez exactement l'or en feuilles sur des métaux moins précieux, pour réussir à en donner l'illusion. L'empereur, mis au courant de ses talents, les utilisa pour lui commander les

cadeaux dont il gratifiait ses courtisans. Ceux-ci, sans doute aussi besogneux que leur maître, s'aperçurent rapidement de la supercherie lorsqu'ils voulurent engager à des Lombards les présents dus à la munificence impériale. Le monarque eut toutes les peines du monde à soustraire son protégé à leur fureur et c'est alors que pour le mettre en lieu sûr il en fit un abbé d'Ebersmunster. Mais la mitre allait à son chef, comme une armure à un clerc. Un beau matin les religieux le surprenaient dans leur cave en train de sophistiquer leur vin. Cet homme avait le génie de la falsification. Obligé de

se retirer à la suite de ce scandale, il réussit, grâce à l'appui de son puissant protecteur, à se faire réintégrer dans son ancienne dignité. Il n'y resta pas longtemps. Un beau jour de l'an de grâce 1051 il partit, définitivement cette fois, en emportant des ornements précieux et en dévalisant presque complètement le trésor de l'église. Il se réfugia à Worms, où il dissipa le fruit de ses rapines dans une impunité complète.

L'art qu'il avait enseigné à ses élèves continua d'être pratiqué par eux avec succès; mais il semble que du même coup il leur ait insufflé, avec son talent, son goût des aventures. A 25 ans de là l'un de ses successeurs, l'abbé Adelgaud, se risquait à faire ciseler

au monastère la couronne, destinée au sacre d'un compétiteur illégitime de l'empire. Cette tentative valut du reste à son auteur son expulsion d'Ebersmunster et son internement à Murbach.

Les siècles qui suivirent, pour n'avoir pas été aussi brillants, furent du moins plus tranquilles. Au xve siècle l'abbaye parvint à se libérer des risques d'une garnison armagnaque moyennant une rançon de 5000 florins. Mais elle fut moins heureuse pendant la guerre des Paysans. Une troupe de conjurés, forte de deux mille hommes, sous le commandement de Wolf Wagner, descendit des hauteurs de Dambach et pénétrant de force dans le couvent, s'y livra à toutes sortes de déprédations. Des chartes uniques, des manuscrits précieux, des livres rares furent jetés au feu par une multitude ignorante et avinée, cependant que l'église conventuelle était


transformée en cuisine et subissait tous les outrages que comporte une telle destination. L'antique statue de Diane périt dans ce désastre. Quand le calme fut revenu, on planta à sa place une croix de pierre, sur le socle de laquelle se lisait cette inscription :

SVM LOCVS, QVEM PRISCAE NOVIENTUM NOMINE GENTES DIXERVNT, DELVBRVMQUE FVIT, QUOD THVRA DIANAE SACRABANT.

INDIGNO SED ID FATO GENS RUSTICA NVPER VASTAVIT, FVRIIS QVANDO FEREBATVR INIQVIS, HOSQVE LOCO ET FANIS SACRVM VOCAT ALTIOR IGNIS.

A lire ce texte on reconnaît l'influence de l'épi- graphie latine, mise à la mode par les humanistes de la Renaissance, qui comptaient parmi les couvents alsaciens quelques-uns de leurs plus fervents adeptes.

Mais à cette époque le culte des belles-lettres n'était plus confiné exclusivement dans les cloîtres et se pratiquait au grand jour des écoles publiques. A moins de deux lieues du monastère, celle de Séles- tat était alors dans tout l'éclat de sa gloire et réunissait sur ses bancs plus de 900 étudiants, accourus de tous les points de l'horizon. Une académie de savants s'était formée à côté d'elle et attirait dans son sein tous les beaux esprits du temps. Le contact d'une telle société avait de quoi tenter ceux qui jusqu'alors s'étaient recueillis uniquement dans la solitude monacale. L'un des premiers qui fut séduit par les charmes de cette vie nouvelle fut Paul V oltz, abbé d'Honcourt dans le Val-de-Villé. Cet exemple ne tarda pas à être suivi par l'abbé d'Ebers- munster.

Le couvent possédait de temps immémorial à Sélestat une grange, dans laquelle il resserrait les redevances en nature de ses métayers. Cette bâtisse, sans doute vieille et incommode, ne pouvait plus convenir à une époque où les religieux avaient singulièrement perdu de leur austérité primitive, et encore moins répondre à la nouvelle destination qu'ils voulaient lui donner, d'être un pied à terre attitré pour eux à Sélestat.

Commencés sous l'abbé Richenbach, les travaux ne furent terminés que sous son successeur, Jean Sengelbach, en 1541. Les anciens bâtiments étaient gardés à cette époque par un ménage de concierges, dont le chef se nommait Jean Ulm. Rarement incommodé par les religieux qui hésitaient à venir loger dans cette vieille et branlante construction, ce dernier s'accommodait fort bien de ce fromage et ne demandait qu'à y finir ses jours. Sa déception fut cruelle,, lorsqu'il fallut faire place nette pour

l'exécution des travaux. Il fallut rien moins que l'intervention du Magistrat et l'allocation par l'abbaye d'une rente à titre d'indemnité pour le décider à déguerpir.

Cette affaire réglée non sans peine, on rasa les anciens bâtiments et sur leur emplacement on construisit l'hôtel qui occupe encore aujourd'hui le numéro 8 de la rue de l'Eglise. Le gros des travaux dura quatre ans, mais son achèvement complet, ainsi que l'aménagement intérieur ne furent terminés qu'en 1575.

C'est une haute et vaste bâtisse à deux étages, de 24 mètres de longueur, en bordure de la rue et se terminant par autant d'étages, d'immenses greniers permettant d'y accumuler d'énormes approvisionnements. Un portail d'aspect monumental supporté par des colonnes engagées, décorées de médaillons d'empereurs romains et des fondateurs de l'abbaye, Etichon, duc d'Alsace et Bereswinthe, père et mère de Sainte-Odile, donnait accès dans un vaste vestibule, éclairé par deux fenêtres dont les cintres sont remplis par des coquilles. Une inscription, occupant le double compartiment formé par la corniche, rappelle les conditions dans lesquelles a été édifié l'hôtel et les deux abbés qui présidèrent à sa construction.

Du côté du midi le bâtiment fait un retour de deux ailes, entre lesquelles se trouve placée une tourelle octogonale, contenant, suivant la coutume, l'escalier à révolution destiné à desservir les étages. L'appartement de l'abbé donnait de ce côté, de même que la chapelle qui était logée dans une des ailes.

Par ses remarquables proportions, avec sa vaste réception, ses commodités de tout ordre, cet hôtel réalisait pour l'époque les conditions de confort et de luxe d'un véritable palais. Aussi à dater de son achèvement y voit-on l'abbé et même son chapitre y résider plus fréquemment et surtout plus longuement que dans son humide solitude d'Ebers- munster. Il n'est pas de fête civile, religieuse, voire militaire, à laquelle l'abbé n'assiste, quand il ne la préside pas. A la cathédrale il pontifie, crosse et mitre en tête, à l'égal de l'évêque de Strasbourg, relégué lui, dans le même temps, à Molsheim ou S a verne.

Tous les grands personnages passant à Sélestat se piquent d'être les hôtes de l'abbé : le comte de Furstemberg en 1615, le roi des Romains en 1619, le roi de Bohême en 1624. Et quel luxe de table se déploie dans ces occasions, j'entends du plus substantiel. Il n'y a que l'évêque de Strasbourg pour refuser une hospitalité, dont le faste le diminue et suscite peut-être secrètement son envie.

Mais, comme dans la Bible, les vaches maigres ne devaient pas tarder à succéder aux grasses. Les


Intérieur de l'église d'Ebersmunster Photo Christophe


Suédois ont envahi l'Alsace. Benfeld, la ville épis- copale, est étroitement investie. A l'approche des envahisseurs la plus grande partie des moines, peu confiante dans la solidité de son enceinte, se réfugie à Sélestat. Le 4 octobre 1632, une sortie de la garnison de cette ville pousse jusqu'à Ebersmunster dans le but d'inquiéter les assiégeants sur les derrières de leur ligne d'investissement. Mais cette expédition, tentée la nuit, n'eut d'autre résultat que de provoquer l'incendie par les Suédois du couvent et de son moulin. Du dernier étage de leurs greniers les religieux purent contempler tout l'horizon embrasé vers le nord et le lendemain les rares survivants de cette tentative malheureuse vinrent leur apprendre le désastre dont ils avaient été les victimes.

On ne pouvait songer à rentrer dans l'abbaye, désormais inhabitable et sans doute pour longtemps gâtée. Les religieux, leur abbé en tête, durent se résigner à rester à Sélestat. Ils y trouvèrent, à défaut des avantages de la campagne et de l'espace qui leur faisait défaut, une sécurité relative et une occasion favorable de faire connaissance plus intime avec les nouveaux maîtres de l'Alsace et d'en obtenir un appui efficace, dont ils surent profiter à l'occasion.

En effet, à partir de 1634 — avant le traité de

Westphalie — les Français avaient remplacé les Suédois en Alsace, au soulagement général des populations et des bénédictins en particulier. A dater de cette époque tous les officiers généraux, de passage dans la ville, descendent ou peu s'en faut, à l'hôtel d'Ebersmunster et y sont reçus avec une distinction particulière par l'abbé Martin Schlatter, alors régnant. C'est le 18 décembre 1636 Achille de Longueval, marquis de Manicamp ; en septembre 1637, Claude Yves d'Asailly de Tourzel, marquis d'Allègre; un mois plus tard Henry de Chabot, duc de Rohan. Mais de tous, celui auquel on fit le plus d'honneurs, fut le cardinal de La Valette. Le séjour qu'il y fit vaut d'être conté.

La Valette était un de ces prélats moitié militaire, moitié homme d'église, que visait une satire du temps :

Chasuble conservée dans la sacristie de l'église d'Ebersmunster Photo Christoplle

Un archevesque est admirai,

Un gros evesque est caporal,

Un prélat préside aux frontières,

Un autre a des troupes guerrières,

Un capucin pense aux combats,

Un cardinal a des soldats,

Un autre est généralissime. (1)

France je crains qu'ici bas Ton église, si magnanime,

Milite et ne triomphe pas.

Ces mœurs n'ont guère changé, en Alsace du moins, à la réserve que les combats sont maintenant moins dangereux et se déroulent simplement dans l'arène politique. Mais revenons « au cardinal qui a des soldats ».

Louis de Nogaret d'Epernon, archevêque de Toulouse, cardinal de la Sainte Église romaine, avait failli, en dépit de son titre, être excommunié par le pape pour avoir mené campagne en Lorraine de concert avec un prince hérétique, Bernard de Saxe-Weimar. L'année suivante, il était chargé d'inspecter les places d'Alsace, mais cette mission, toute militaire, se doublait d'une autre d'un caractère plus pacifique, au cours de laquelle les leçons de diplomatie qu'il avait apprises auprès de son grand maître, Richelieu, ne lui furent pas

inutiles. C'est en cardinal que le 2 mars 1636, entre deux et trois heures de l'après-midi, Louis de Nogaret, venant de Guémar, se présentait aux portes de Sélestat. Le Magistrat, la bourgeoisie, le clergé régulier et séculier, croix en tête et suivis par l'abbé d'Ebersmunster, en habits pontificaux, étaient allés processionnellement à sa rencontre à l'Oberthor.

Après les présentations d'usage et la remise officielle des clefs de la ville on fit une courte halte pour permettre à La Valette de placer sur son harnois de guerre son chapeau et sa cape cardinalices; puis ainsi accommodé et monté sur son cheval d'armes, il fit son entrée en ville sous un dais tenu par quatre

(1) Henri d'Escoubleau, amiral de Sourdis, archevêque de Bordeaux ; Léonor d'Étampes-Valençay, évêque de Chartres; Gabriel de Beauvau de Rivarennes, évêque de Nantes; Sylvestre de Cruzy de Marcillac, évêque de Mende; François Le Clerc de Tremblay, dit le Père Joseph, agent de Richelieu ; La Valette ; Richelieu.


Autels latéraux de l'église d'Ebersmunster '

Photos Christophe

prêtres, au son des cloches de toutes les églises et au chant du Te Deum qu'on fut achever au Munster. La cerémonie terminée, on conduisit le cardinal dans le même apparat à l'hôtel d'Ebersmunster, où l'abbé lui avait réservé ses propres appartements. Le soir il y eut grand dîner à l'hôtel de ville, au cours duquel défilèrent 23 plats ! répartis en trois services, accompagnés d'intermèdes de musique. Comme de raison ces agapes se prolongèrent fort avant dans la nuit.

Fort heureusement pour lui, La Valette était jeune — il n'avait que 43 ans — et par- surcroît avait de l'estomac. Le lendemain, après avoir pris la collation, il partait à Il heures pour Benfeld, où on lui réservait les mêmes honneurs et rentrait coucher à Sélestat. Le jour suivant, qui était le mercredi des Cendres, après avoir fait ses dévotions au Munster, et pris congé de ses hôtes, ainsi que du Magistrat, il se dirigeait avec sa suite vers Sainte- Marie-aux-Mines pour de là regagner Paris; quand, un peu avant Sainte-Croix, les troupes impériales et du duc de Lorraine qui campaient dans la montagne, l'obligèrent de rebrousser chemin et de redemander l'hospitalité des bénédictins qu'il venait

de quitter. A la suite de cet incident, il demeura chez eux durant une semaine encore, le temps de permettre aux garnisons avoisinantes de purger la contrée des maraudeurs qui l'infestaient et d'assurer la liberté du passage à travers les Vosges. Pendant ce repos forcé, ses facultés d'absorption furent mises à une si rude épreuve, qu'à son retour à Paris, Juif, le célébre médecin de Richelieu et le sien, l'obligea à aller faire une cure d'eaux à Pougues pour s'en remettre.

L'abbé Schlatter, qui avait présidé à ces brillantes réceptions, était mort, comblé d'ans et d'honneurs en 1645 et avait été remplacé par Nicolas Specklin, apologétiste et hagiographe estimé. Ce dernier aspirait ardemment après le calme et le repos des champs qui lui eussent permis de satisfaire plus aisément à ses goûts personnels pour l'étude. Mais, si après la paix de Munster, quelques-uns de ses moines avaient réintégré leur ancien domaine et accommodé tant bien que mal à leur usage ceux des bâtiments dont la destruction n'avait pas été complète, la dignité abbatiale interdisait à son titulaire de résider, tel que le commun de ses religieux, dans une maison exposée alors à toutes les intempéries.


Et d'ailleurs, durant cette période intermédiaire, on dut célébrer les offices dans la chapelle Sainte- Marguerite qui servait à la fois d'église paroissiale et qui, remise hâtivement en état, grâce à des réparations de fortune, eût été insuffisante à réunir avec les habitants du village la totalité du clergé régulier relevant du couvent. L'invasion des Bran- debourgeois faillit du reste compromettre gravement l'œuvre de restauration péniblement entreprise et à peine ébauchée. Mais l'heureuse campagne de Turenne, ayant définitivement ramené la paix en Alsace, dissipa les alarmes des religieux en même temps qu'elle allait mettre fin à cette captivité de Babylone d'un nouveau genre en permettant à l'abbé et à tous ses moines de quitter Sélestat et de rentrer dans leur antique abbaye après une absence de près d'un demi-siècle.

Le désastre des guerres avait été néanmoins trop profond et les ressources du couvent étaient encore trop incertaines pour songer à lui restituer aussitôt son ancienne splendeur. Cependant, malgré les rigueurs d'un hiver exceptionnellement long, la famine et les inquiétudes d'une coalition européenne contre la France, le nouvel abbé d'Ebers- munster, Bernard Rothelin, avait dès 1709, confié à un architecte, originaire du Vorarlberg, le soin de réédifier l'église conventuelle sur un plan moderne; Pierre Thumb, c'était son nom, était âgé de 29 ans, lorsqu'il fut désigné pour ce travail. Il avait été l'élève d'un maître italien, Donato Giuseppe Frisoni, né dans les environs du lac de Côme, dont il devint dans la suite le collaborateur momentané. En 1707 il avait épousé la fille d'un sieur Bur, avec lequel il travailla notamment à la reconstruction dans le goût du jour de l'abbaye bénédictine de Rheinau, et c'est évidemment par ce canal qu'il fut signalé à l'attention du nouvel abbé d'Ebersmunster, originaire lui-même de Fribourg, où il était apparenté à une famille de légistes, sujets du Roi.

La fatalité, qui s'acharnait après le couvent, voulut qu'à peine achevée, la nouvelle église fût uns fois encore dévorée par un incendie, allumé par la foudre dans l'été de 1715. L'abbé Rothelin ne survécut pas à la catastrophe et c'est à son successeur, Jean Sengler de Sélestat, qu'incomba la lourde tâche de réparer ce dernier désastre.

Reconstruite presque aussitôt après sur un plan plus vaste, l'église était terminée en 1727, mais ne fut consacrée que le jour de Noël 1730 par l'abbé Edmond Fronhofer qui venait d'être intronisé deux semaines auparavant par son prédécesseur Ildefonse Beck.

C'est une église dans le goût classique, assez pauvre d'aspect extérieur en dépit de ses prétentions, mais s'apparentant intérieurement au style

jésuite, dont elle épouse certaines exagérations, surtout dans la partie ornementale. Bien qu'elle soit loin de posséder l'élégance de lignes de Notre- Dame de Guebwiller ou de la chapelle des Jésuites de Colmar, cette église n'en constitue pas moins un spécimen fort intéressant et très complet de l'architecture religieuse du XVIIe siècle. Ses dimensions sont d'ailleurs considérables, puisqu'elle a 67 mètres de long sur 22 de large. Elle se compose d'une nef principale à trois travées, dont la largeur contraste avec l'étroitesse des bas-côtés ; au-dessus de ces derniers sont ménagées des tribunes, closes par des balustres carrés, disposition qui avait été introduite un quart de siècle auparavant à l'église d'Andlau. Le porche ouvert, le chœur plus étroit que le vaisseau central et qui suit évidemment les fondations de l'ancien, sont des rappels de la construction primitive, qui devait présenter à la fois des éléments romans et gothiques. Au dehors l'église est flanquée de trois clochers, terminés en bulbe d'oignon et rappelant le triple vocable sous lequel le monument a été consacré.

A l'intérieur se voient cinq autels, dont le majeur atteint presque le sommet de la voûte. Ils offrent les qualités et les défauts du style théâtral et conventionnel de cette époque, mais à raison même de ces caractéristiques, ils présentent un réel intérêt pour l'histoire de notre art régional. On peut en dire autant des stalles qui constituent un très beau travail de menuiserie, œuvre d'un frère lai de l'abbaye, consacrée à la gloire des disciples de Saint- Benoît, mais plus spécialement des grands moines de France. La chaire, qui est aussi son ouvrage, avec son Samson accroupi et taillé dans un seul bloc de noyer, fait penser involontairement au morceau de sculpture qui orne celle de Sélestat, du haut de laquelle les abbés d'Ebersmunster se firent entendre si longtemps des fidèles de cette ville.

On ne visite pas un monument comme celui d'Ebersmunster, sans être frappé de l'air de somptuosité et de l'éclat que lui donne son abondante décoration picturale, tranchant sur la blancheur éclatante de ses voûtes. Il existe dans la nef centrale quatre fresques de grande dimension, en y comprenant celle du transept, flanquées toutes quatre dans leurs angles de médaillons plus petits. De même chacune des trois travées du chœur possède à sa clef de voûte un sujet peint, mais de proportions plus modestes.

Cet ensemble décoratif, le plus important qu'on connaisse en Alsace, se compose de morceaux de valeurs très différentes, exécutés d'ailleurs par quatre artistes de mérite et de caractère également fort dissemblables entre les années 1759 et 1766.

La première en date est la grande fresque qui orne la coupole de croisée et représente l'Assomp-


tion de la Vierge. C'est une excellente composition d'un style sobre, mais un peu froid et dont les effets de profondeur aussi bien que les raccourcis sont tout à fait remarquables. Elle est l'œuvre d'un peintre d'histoire, Joseph Magès, né à Imst en 1728, mort en 1769 et qui après avoir étudié à

Fresque de la coupole du transept représentant l'Assomption de la Vierge par Joseph Magès (1728-1769)

Photo Christophe

Innsbruck et à Vienne, peignit à fresque à Stuttgart, à Colmar et à Strasbourg.

Quant aux trois autres grands sujets, qui représentent respectivement le martyre de Saint- Maurice, Saint Benoît et Totila et un épisode de la vie de Saint Grégoire-le-Grand, ils ont été exécutés, l'un par Syber, le second par Matter et le troisième par Jean-Baptiste Collet. Les deux premiers sont d'illustres inconnus; quant au troisième

ce n'est pas à coup sûr le travail exécuté à Ebers- munster qui contribuera à le faire passer à la postérité.

Si l'on ajoute qu'à la même époque le mobilier cultuel fut presque entièrement renouvelé et mis au goût du monument qu'il était destiné à com-

pléter et à embellir, on se rendra compte de l'effort considérable que les religieux durent réaliser pour faire renaître un nouvel Ebersmunster des ruines de l'ancien.

Et ceci ne représente qu'une part de la tâche qu'ils avaient entreprise. Après avoir assuré l'exercice du culte dans un édifice digne des antiques traditions bénédictines, il fallait encore pourvoir à leur propre logement. A Ebersmunster la raison


en était impérieuse, puisque des anciennes constructions il ne restait pour ainsi dire rien. Mais eussent-elles survécu, il est probable que leurs possesseurs les eussent quand même jetées bas pour les remplacer par d'autres plus modernes, Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'état des grandes fondations religieuses à la veille de la grande Révolution pour se rendre compte de la tyrannie exercée par la mode et dont les religieux derrière leur clôture n'étaient pas plus dégagés que le commun des mortels : Neuwiller, Andlau, Marmoutier, Gueb- willer, Murbach en restent encore aujourd'hui les témoins indiscutables.

Un dessin de Danegger nous conserve une image fidèle et précise de ce qu'étaient les bâtiments claustraux d'Ebersmunster à la fin du XVIIIe siècle.

Le long de l'église, du côté du septentrion, se développaient deux cours encadrées, la première sur deux côtés par le logis abbatial, la seconde par le couvent proprement dit qui comportait deux étages sur rez-de-chaussée. Perpendiculairement à ce groupe de bâtiments et du côté opposé à l'église, une longue aile, coupée dans son milieu par un avant-corps, était réservée exclusivement au logement des étrangers. Elevée elle aussi de deux étages sur rez-de-chaussée, elle témoignait suffisamment par les 55 fenêtres de son impressionnante façade que l'hospitalité était pratiquée à Ebersmunster sur une large échelle. Un jardin à la française avec

parterre de broderies s'étendait au levant de l'église, encadré de chaque côté de promenades en quinconces; tandis qu'au midi un verger avec arbres en quenouilles formait un enclos à part attenant aux écuries et aux étables. Cet ensemble couvrant une superficie fort respectable était entouré de toutes parts par un cours d'eau qui faisait mouvoir les trois tournants du moulin et bordait encore divers bâtiments d'exploitation. Enfin, sur la rive opposée, vers le couchant, se voyait encore un immense jardin- marais et une chapelle, dernier vestige des constructions primitives, qui était affectée au service religieux des habitants du village et des tenanciers de l'abbaye.

Il avait fallu près d'un siècle pour rendre à Ebersmunster son ancien éclat et les derniers travaux nécessités par cette transformation, venaient à peine d'être achevés, quand survint la Révolution. L'abbé d'alors était Dom Exupère Hirn, docteur en théologie, prélat aussi érudit qu'accueillant, qui consentait volontiers à employer ses loisirs à l'enseignement de la jeunesse. C'est ainsi qu'il avait recueilli un sien neveu, auquel il avait fait faire d'excellentes études classiques et qui devenu maire de Sélestat quelque dix ans plus tard devait, par une singulière ironie, être l'un des plus ardents protagonistes des idées nouvelles et contribuer à l'exil de son propre parent.

L'abbé d'Ebersmunster avait l'esprit trop averti pour ne pas avoir pressenti les signes avant-cou-

Stalles de l'église d'Ebersmunster Photo Cllristophe


Abb. 31. Ebersheimmiinster. Die Benediktiner-Abtei um 1750. Nach einem Kupferstich von Ad. Dannegger.

L'abbaye d'Ebersmunster en 1750 d'après une gravure en taille-douce de Ad. Dannegger

reurs de l'orage. Il ne pouvait prévoir néanmoins la rapidité et l'étendue de ses effets. Le 13 février 1790 l'Assemblée nationale votait le décret qui prohibait en France les vœux monastiques de l'un et l'autre sexe. Le 20 avril de la même année un nouveau décret réglait l'administration des biens dépendant des congrégations qui étaient déclarés à la disposition de la Nation, leur gestion provisoire étant confiée aux administrations des départements sur le territoire desquels ils se trouvaient situés.

Il s'écoula encore près d'un an avant l'évacuation du couvent par les religieux. Après avoir célébré ensemble le 28 juillet 1791 leur dernier office, ils se dispersèrent vers tous les points de l'horizon. Leur abbé, encore que septuagénaire, partit en exil et après avoir erré un peu de tous côtés, finit par se fixer en Bavière, ou il mourut en 1799.

Ce départ avait eu pour résultat de faire entrer l'État en possession d'une vaste propriété désormais sans maître. Mais il ne suffisait pas d'incorporer en bloc le patrimoine religieux dans le domaine national, il fallait encore trouver son utilisation pratique immédiate, au risque de voir se détériorer rapidement d'immenses bâtisses abandonnées à toutes les intempéries et dépourvues dorénavant de tout entretien. Tâche singulièrement ardue, surtout dans les campagnes comme Ebersmunster.

Dans les premières années de la Révolution les nombreux effectifs de volontaires, concentrés aux frontières de la République, nécessitaient la création d'hôpitaux militaires, destinés à y recueillir les malades et les blessés. Ce fut la première affectation des anciens bâtiments claustraux. Mais à mesure que, grâce à nos succès sur les coalisés, le

mouvement de nos armées se porta plus en avant, cette organisation devint de moins en moins nécessaire. Vendre en bloc un groupe de constructions de cette importance il n'y fallait pas songer. Les frais d'entretien à prévoir eussent suffi à éloigner les acquéreurs. On y installa au petit bonheur une brasserie, puis une manufacture de tabac. Mais les occupants temporaires laissèrent peu à peu se dégrader les bâtiments, à telles enseignes qu'en 1829, lorsque l'administration fut parvenue non sans peine à les céder à la congrégation des Maristes pour y installer un noviciat, il ne restait plus debout qu'un tiers à peine du couvent élevé à grands frais moins d'un demi-siècle auparavant : c'était la partie affectée au logement des étrangers. Obligés par l'annexion de 1870 de se retirer, les religieux allèrent se fixer dans les environs de Belfort, de sorte que le silence se fit à nouveau autour de l'ancienne demeure des Bénédictins. Au mois de mars 1889 leur maison était achetée par les Sœurs de Saint-Joseph qui l'occupent depuis et y ont fondé un orphelinat.

Quant à l'église conventuelle, depuis l'an vin, elle avait été attribuée à la commune. Mais les paroissiens d'Ebersmunster, grossis même des pensionnaires actuels du couvent, sont incapables de remplir son vaste vaisseau. On n'entendra plus désormais sous ses voûtes les chants sévères et grandioses de la liturgie bénédictine et l'herbe qui pousse entre les pavés disjoints de son parvis témoigne que la vie s'est définitivement retirée de ce qui fut une grande chose dans l'histoire.

Sunt lacrymae rerum.

Alexandre DORLAN.


Un drame dans la basse-cour

Musée des Beaux-Arts de la Ville de Strasbourg

POUR LES QUATRE-VINGTS ANS DE HENRI EBEL

3 JUILLET 1849 — 3 JUILLET 1929

L

e maître, pour lire son discours envers, a arboré de grosses lunettes en écaille. Parmi les artistes, amateurs d'art et personnages officiels réunis

autour des tables, parmi la population du village qui se presse dans le fond de la salle, le silence se fait lentement. Mais cette salle de bal rustique n'est pas éclairée a giorno; et, à force de regarder le soleil, les yeux de papa Ebel se sont usés. On essaye de moyens de fortune, on apporte des bougies. Mais leur lumière non protégée fatigue encore ses yeux. Enfin, on trouve une lampe, une de ces ravissantes lampes à pétrole comme le maître en a tant peintes. Et voici un tableau saisissant : le vieillard, bien droit en dépit de ses quatre-vingts ans, vêtu d'une impressionnante redingote dont le

revers s'orne des « palmes ». Devant lui, des fleurs, un « Koejlupf », deux bougies et la lampe qui inonde d'une douce clarté rose sa barbe de prophète. Jamais nous n'avions vu Ebel aussi vrai : c'est ainsi, dans une synthèse créée par le hasard, que son image restera dans notre esprit.

La fin du discours est saluée par les acclamations enthousiastes des artistes réunis autour de leur doyen. Tous n'ont pas pu venir, et il faut le regretter pour eux-mêmes ; notons que ce sont les jeunes qui ont été les plus empressés. Il n'y a dans ce fait pas un pur hasard. Ce n'est pas seulement de leur respect pour une vie faite toute entière de labeur et de probité que viennent témoigner ces artistes. La jeune génération, plus que celle qui l'a


Intérieur

Musée des Beaux-Arts de la Ville de Strasbourg

immédiatement précédée, déteste la virtuosité. Le sentiment vrai, direct, brutal s'il le faut, lui importe plus qu'une facture brillante ou seulement agréable. Or, Ebel est le contraire d'un virtuose. Dans les multiples domaines où son esprit curieux a cherché à s'extérioriser — peinture, sculpture, poésie, musique — apparaît avant toute chose la force d'un sentiment candide et direct.

Ce n'est pas que ces productions si diverses soient d'une qualité égale. Henri Ebel n'est pas Michel-Ange. Certes, ses aphorismes et ses vers, tantôt narquois, tantôt d'une gravité qui va jusqu'au pathos, sont de la même inspiration que sa peinture, où un strict réalisme n'exclut pas les envolées mystiques. Mais Ebel ne sait pas manier le verbe aussi bien que le pinceau ou l'ébauchoir; dans ses vers l'expression reste presque toujours en-deçà du sentiment. Ce sont des documents humains, importants pour qui veut comprendre entièrement le vieux maître : ce ne sont pas des œuvres d'art.

Les poésies d'Ebel trouvent une récompense suffisante dans un sourire — qui d'ailleurs n'exclut pas l'émotion sincère; il n'en est pas de même de .sa peinture ni de sa sculpture.

C'est, croyons-nous, Rainer Maria Rilke qui

a dit un jour: «La gloire est la somme des malentendus qui s'accumulent autour d'un nom ». La sentence paraît pessimiste; elle n'en est pas moins vraie. Voyons le cas Ebel. Ne parlons pas, pour le moment, du sculpteur, qui est peu connu. Le peintre Ebel a aujourd'hui atteint la gloire. Limitée certes, peu bruyante, mais enfin — la gloire. On a entouré sa vie, simple et belle comme ses tableaux, d'une foule d'anecdotes plus ou moins authentiques. On lui a consacrée de nombreux articles où son œuvre est étudié avec compétence et application. On l'a fêté dans une série de poésies, solennelles ou amusantes, quelques-unes bonnes et d'autres qui le sont moins. On l'a comparé à Cézanne et à Cazin, à Holbein et à Renoir, à Brueghel-le-Vieux et à Poussin, à Edmond Rostand — eh oui, à Edmond Rostand. On a parlé de son sentiment cosmique. On lui a inventé un système et une philosophie. On l'a décoré. Enfin — élément de gloire non négligeable — on paie pour ses tableaux des prix considérables. Et cependant il faut se demander si un vaste public « comprend » vraiment Henri Ebel, s'il l'aime pour ce qui lui est essentiel. Nous avons fait quelques expériences qui nous en font douter.

Cet art si naïf et en apparence si maladroit


devrait de prime abord toucher les âmes simples. Mais, en matière d'art, les âmes simples sont devenues rares. Il y a longtemps que le goût populaire a été corrompu par les reproductions en chromo de l'Angélus de Millet et par les plâtres de la rue Saint-Sulpice. «Phiphi» et «la Veuve joyeuse» ont tué la chanson populaire. Et ce n'est plus à la campagne qu'il faut chercher les peintures sur verre si expressives, les « Gœttelbriefe », les ex-voto et autres produits d'un art populaire bien mort — mais dans les ateliers des artistes et dans les collections de dilettantes avisés. Ce sont eux qui ont fait la renommée d'Ebel. Eux ont découvert sous le sujet banal la valeur artistique. Ils ont déclenché le mouvement qu'ont suivi ceux sans lesquels aucune gloire n'est possible : les snobs. Ici ouvrons une parenthèse. On médit beaucoup du snobisme de notre temps ; on a tort. D'abord le snobisme n'est pas particulier à notre époque; il est vieux, sinon comme le monde, mais comme l'art lui-même. Le procédé est toujours le même : quelques personnes averties découvrent la valeur d'un tableau, d'une symphonie, d'un poème; les snobs s'en emparent et arrivent à l'imposer au grand public plus sûrement que les véritables connaisseurs. Les snobs du passé, mais ce sont les marchands enrichis de Venise et de Florence et les grands condottieri de Milan, les Médici et les Sforza. L'humanité leur doit Léonard, Titien et Michel-Ange.

Ne nous plaignons donc pas que le snobisme ait sa part dans la gloire de Henri Ebel. Le danger certain que comporte la « vogue » — une influence néfaste sur l'artiste — n'existerait pas dans le cas

Ebel, même si le vieux maître n'avait pas atteint la fin de sa carrière artistique. Mais, soutenue par la réputation, son œuvre a plus de chance qu'on se donne la peine de l'approfondir.

C'est là l'essentiel. Car moins un artiste voit la nature par les yeux des autres, moins il peut espérer être

compris.

Ebel donne du sujet le plus banal, qui est souvent le sien, — un coucher de soleil par exemple, une cour de ferme ou une rue de village — une image si minutieuse qu'au premier coup d'oeil on pourrait

(1) Nous employons ce terme général, bien que nous n'ignorions pas qu'il s'agit souvent de « tempéras » peintes sur carton.

Portrait

Musée des Beaux-Arts de la Ville de Strasbourg

s'y tromper et le classer parmi ces fabricants de cartes postales coloriées dont les régions pittoresques comme notre Alsace ne manquent jamais. Mais cette- impression ne saurait résister à un examen plus sérieux. On découvre alors dans ces œuvres une observation si prodigieusement sincère et aiguë. qu'elle déroute souvent notre œil habitué à une vision plus conventionnelle. Un exemple : devant certaines de ces peintures il s'est élevé des discussions pour savoir si l'astre qui flamboie au firmament est le soleil ou la lune. On n'est évidemment pas habitué à voir tremper dans une atmosphère d'acier presque noir un paysage éclairé par le soleil de midi. Mais dans les toiles en question (1), Ebel n'a pas voulu peindre le paysage ensoleillé, mais le soleil lui-même. Alors tout s'explique et se justifie. Essayons de regarder le soleil un certain temps ; sa blancheur châtoiera des couleurs du prisme, tandis qu'apparaîtra terne, noir, le paysage autour et le ciel lui-même. C'est ce que Ebel a rendu avec une calme audace qu'on ne remarque presque pas, tant l'œil est fasciné par le feu d'artifice qui éclate au centre du tableau. La lumière, c'est elle que poursuit inlassablement l'artiste depuis soixante ans qu'il tient les pinceaux. Tantôt c'est une bougie dont la flamme vacillante s'entoure de rayons rouges et verts et éclaire de quelques lueurs fantastiques un lit défait, tantôt un feu dans un champ qui projette de longues ombres tremblantes, une lampe à pétrole dont la lumière modèle crûment des personnages assis autour d'une table, tandis que s'estompent dans une précieuse atmosphère bleue les meubles

d'une chambre bourgeoise. Même les lanternes à gaz ont tenté l'artiste ; dans une extraordinaire toile entre autres où il a peint la place de la cathédrale de Strasbourg toute striée d'ombres géométriques. Ce sont enfin les astres du jour et de la nuit qui forment l'éternel sujet du peintre. Ebel sait que, pas une fois, un spectacle de

la nature ne se ré- i pète exactement. La prestigieuse série de ses couchers de soleil est, nous n'hésitons pas à l'affirmer, sans exemple, autant que ses innombrables clairs de lune. Là son don de coloriste atteint à l'apogée. Ces ciels paraissent faits de métaux en fusion, dans lesquels seraient


serties des pierres précieuses. Le ton et la valeur sont infiniment variés et toujours justes ; mais l'exaltation de ces bleus, verts et violets d'aurore boréale a quelque chose d'irréel. C'est là le plus grand prodige du vieux magicien de Fegersheim. L'extraordinaire intensité de son observation réaliste le mène de plain-pied dans le monde de la vision et du rêve. Par là il dépasse la ressemblance avec ceux des maîtres du passé auxquels nous croyons pouvoir l'apparenter — un Cranach, un Altdorffer — et rejoint quelquefois l'altière solitude d'un Mathias, Grünewald. Nous sommes sûr qu'il n'y a aucune espèce d'influence consciente ; peut-être même Ebel n'a-t-il jamais vu le retable d'Isenheim. Mais comment ne pas songer au Christ de Colmar, phosphorescent dans son auréole, devant une toile comme celle intitulée « Die Mutter als Schutzgeist », où, dans une de ses inspirations à la fois les plus audacieuses et les plus touchantes, Ebel s'est peint en pèlerin protégé par l'Esprit de sa mère. Le coloris même de cette toile — une gamme extraordinaire de bleus noirs — en rend impossible la reproduction; nous le regrettons d'autant plus qu'elle nous paraît le point extrême de l'œuvre du peintre Ebel, celui qu'on atteint une fois dans une vie — lorsqu'on est un grand artiste.

Il ne plane pas toujours sur ces cimes. Mais, répétons-le, du sujet le plus banal son art aigu et naïf à la fois arrive toujours à tirer des œuvres d'une haute valeur artistique.

Là est la différence entre sa peinture et l'art populaire. On y trouve toute la fraîcheur, la naïveté,

la vision simple et passionnée de la tradition populaire. Mais Ebel y ajoute d'importantes qualités d'ordre purement artistique. C'est d'abord un réalisme très accentué, qui caractérise fortement le modèle. Alors que l'art populaire se contente de formules convenues, Ebel recherche le maximum de caractère et d'expression individuelle. Il ne recule pas devant

la laideur. Mais cette laideur n'est jamais agressive parce que jamais l'artiste ne l'a ob- , servée d'un cœur sec. Voyez le dessin — le plus beau qu'il ait fait — de sa mère sur son lit de mort. Ce pauvre corps recroquevillé, tordu par la souf, france, serait af-

Portrait

Musée des Beaux-Arts de la Ville de Strasbourg

freux s'il n'était sublimé par la profonde pitié qu'il inspire. Ce mélange d'observation presque cruelle et de sentiment très pur, nous le retrouvons, plus souvent encore que dans les dessins, dans ses peintures. La couleur — et Ebel est un coloriste remarquable — contribue essentiellement à transposer la réalité souvent triviale dans le plan du rêve. Ces bleus d'acier, ces verts-de-gris et jaune-soufre créent une atmosphère presque tragique qui ne doit rien au sujet du tableau. Une salle d'auberge, où quelques buveurs lisent leur journal, prend je ne sais quelle allure hoffmannesque, et les vastes champs de tabac qui fuient vers l'horizon s'enveloppent d'une atmosphère de mystère.

On renonce à analyser la facture de ces tableaux.

Ici vraiment la technique n'a aucune importance. Elle n'est pas brillante et ne vise en aucune manière à l'effet. Cependant elle dit avec une calme sûreté ce qu'elle veut dire. Mais est-ce qu'on demande quelle est la « technique » de l'oiseau qui chante dans les branches ? ...

Il nous reste à dire quelques mots sur la sculpture de Henri Ebel. Elle s'apparente, à notre avis, surtout à ses dessins. Autant qu'eux elle est dominée par un sentiment aigu du détail expressif. Lorsqu'on pense à la sculpture classique, on est tenté de considérer les bustes d'Ebel comme en dehors des limites de cet art. Malgré leur dimension et bien qu'il n'en existe que des épreuves en plâtre, on les voit ciselés dans une matière précieuse : travaux d'orfèvre plutôt que de sculpteur. Mais

qui nous dit que cette conception de la sculpture soit moins justifiée que celle des Egyptiens ou des Grecs ? Et les bustes du maître de Fegersheim ne rappellent-ils pas certaines figures qui entourent le tombeau de Maximilien à Inns- bruck, figures qui malgré la richesse du détail restent bien de la sculpture ? Là encore, Ebel a re-

trouvé d'instinct ceux qu'on voudrait presque appeler ses véritables c o n t e m- porains : les maîtres allemands du temps de la Ré- formation.

Tel nous apparaît Ebel : un ta-


lent très personnel, naïf, sensible, recueilli. Un homme d'un autre âge, vivant en dehors de notre vie si fiévreuse et complexe. Il n'est ni Durer ni Poussin, grands dieux non ; rien n'est plus étranger à sa simplicité que leur art intellectuel et aristocratique. Mais son profond sentiment

de la nature et des êtres, ses beaux dons de dessinateur et de coloriste lui assurent un rang enviable parmi ces petits maîtres auxquels on revient toujours avec plaisir lorsqu'on est saturé de grandiose.

Robert HEITZ.

EN MÉMOIRE DE THÉOPHILE SCHULER

L

a « Société des Amis des Arts» de Strasbourg' qui porte un intérêt efficace à l'art vivant, ne néglige par ailleurs rien pour maintenir le sou-

venir des artistes qui ont illustré l'Alsace dans le passé. C'est ainsi qu'elle a pris l'initiative de faire apposer une plaque commémorative sur la charmante maison qui porte le numéro 1 du quai St-Nicolas à Strasbourg et qu'habita longtemps — de 1848 à 1871 — le célèbre peintre et dessinateur Théophile Schuler. L'inauguration, qui eut lieu le 11 juillet 1929, a pris un caractère particulièrement émouvant grâce à la présence de la fille de l'artiste, Mlle Rose-Alsa Schuler. Dans une remarquable allocution, M. le docteur Dollinger, président de la

Société des Amis des Arts, fit un portrait approfondi et très vivant de l'artiste, dont les lecteurs de la « Vie en Alsace » connaissent l'œuvre par l'étude si complète que lui a consacré l'année dernière, ici même, Hans Haug. Le médaillon, placé sous le gracieux oriel de la maison du quai, est une œuvre de jeunesse du sculpteur colmarien Frédéric-Auguste Bartholdi. Modelé en 1853, il montre le profil, romantique à souhait, de Schuler qui, à ce moment- là, atteignait la maturité de son talent. C'est, en mêma temps qu'une œuvre d'art, un document qui contribuera à transmettre aux générations futures le souvenir d'un des peintres alsaciens les plus justement réputés.

R. H.


JOURNAL DU SIÈGE DE STRASBOURG EN 1870

FIN*)

Mardi, 20 septembre

Temps splendide. Je me promène vers 9 heures au rempart de l'hôpital et derrière le quartier d'Austerlitz. Place du Corbeau, je rencontre M. Frossé. qui m'annonce l'arrivée du nouveau préfet. Aux Arcades, Carrière s'avance, tout joyeux, vers moi, en criant : « Valentin est arrivé hier soir ! » Cette nouvelle me remplit d'espoir. Valentin, homme énergique, résolu, empêchera la belle résistance de Strasbourg de se terminer par une capitulation hâtive et sans grandeur. D'après tous les actes de la commission, nous étions tout bonnement en train de nous séparer sans tambour ni trompette de la, France républicaine. Pas de proclamation de la République par la municipalité ; les mots : « République française », absents de toutes les affiches ! Celles-ci portent uniquement : « Commune de Strasbourg ». On marchait vers une capitulation bourgeoise inspirée uniquement par le souci (bien respectable et bien légitime, assurément) des intérêts locaux, mais faisant abstraction des intérêts nationaux de la France. Valentin est arrivé, en essuyant le feu ennemi et le feu de nos soldats. Il a rôdé longtemps autour de la ville ; enfin il a traversé hier, à la nage, les cours d'eau du Herren- graben et de l'Elsâsser, et a pénétré en ville par le Contades.

Nous allons annoncer la bonne nouvelle à Rodolphe Reuss, au séminaire, à M. Roy, que nous rencontrons avec Ch. Stromeyer. Impressions diverses. Désappointement des capitulatiônnistes, notamment de ceux qui ont signé hier l'adresse demandant la rémission de la ville. C est venu hier nous inviter, papa et moi, à y mettre nos noms. Indigné, je lui ai répondu: «Si cette adresse me tombe entre les mains, je la déchire ». Ce qui m'irrite le plus, c'est qu'on ose envoyer le prussophile C.... à la chasse des signatures.

Carrière me raconte des traits de poltronnerie désolants, honteux, de la part de D... Sa femme

*) Voir La Vie en Alsace numéro de juillet, p. 145-176.

était partie depuis longtemps ; il restait seul dans la maison avec mesdemoiselles I et N Le pleutre les laissa plantées là, dès le commencement du bombardement. Il changea trois ou quatre fois de refuge ; en dernier lieu, il alla se tapir, avec d'autres trembleurs, sous l'escalier du casino théologique, dans une odieuse soupente. Dernièrement, il avait à faire un enterrement : il fut obligé de rentrer pour quérir sa liturgie ; mais cette liturgie se trouvait au premier. Or, monter au premier par le temps qui court est fort dangereux. Un père de famille ne pouvait s'y exposer. Il prit donc l'héroïque parti d'envoyer Mademoiselle I.... chercher sa liturgie, lui, demeurant en sûreté au pied de l'escalier. L'autre jour, il reçut une lettre de sa femme le suppliant de le rejoindre, et un sauf- conduit. Malgré les observations et les reproches de ses amis, il fila, laissant le vieux J sans vicaire. Il partit, le cou orné d'une immense cravate blanche, un rabat dans une poche, et un brassard international dans l'autre. Et vo:là ce qui s'appelle un homme.

Vers 2 heures je vais à l'hôtel du Commerce.

Discussion avec E. Lauth et L. Himly sur l'éternelle question de la capitulation. Valentin se présente à la commission municipale. Je le vois un instant, à sa sortie : c'est un homme de taille moyenne, fort, à l'air énergique. Je me dirige vers . la rue des Hallebardes. Au moment où je quitte le trottoir de la place, j'entends un bruit sec, puis un autre bruit plus sourd derrière moi. Au même instant, on crie : « Il est mort !» Je me retourne, et je vois un agent de police étendu de tout son long sur le trottoir : le sang coule à flots de sa gorge. On accourt, on s'empresse ; des médecins examinent la blessure : un éclat d'obus lui a coupé la carotide et le tiers du cou. La mort est presque instantanée. Trois autres agents, qui causaient avec lui au moment où il fut atteint, sont pâles comme la mort : pas plus que moi, ils n'avaient entendu aucun sifflement, aucune détonation. Cet éclat venait de fort loin. Un pareil fait nous montre combien on est, à tout instant, partout, exposé


à la mort. Dans les rues qui semblaient les plus sûres, des personnes ont été atteintes. Il y a deux jours, M. Schneegans, du Gymnase, a été frappé rue de l'Outre de quatre balles d'obus, dans le dos et au bras : heureusement, ces balles étaient mortes et n'ont fait que le contusionner. Mais, à côté de lui, plusieurs personnes ont été tuées ou grièvement blessées : entre autres M. Herbin, chemisier.

De Beylié, avocat stagiaire, sous-lieutenant de la mobile, a été tué hier au bastion 44, où se trouve Théodore Berger. Ce dernier est très brave et s'expose beaucoup : il a été préservé jusqu'à présent.

Je suis chef de poste avec Küss. Nuit horrible. Jusqu'à 1 heure, nous n'osons sortir : à tout instant, des balles de gros calibres sifflent dans les airs : plusieurs tombent dans la rue ou sur les toits. La préfecture, qui a pris feu vers 6 heures, brûle complètement. Immense incendie au faubourg de Pierres : on a défendu aux pompiers d'exposer à l'avenir leur vie dans ce quartier. Aussi le feu dévore-t-il une maison après l'autre; le faubourg brûle en permanence depuis trois jours. A une heure et demie, je fais la ronde avec Kuss. Nous montons à Saint-Thomas. Canonnade très violente au nord ; les bombes s'élèvent en décrivant dans les airs leur sillon de feu, puis retombent, soit en ville, soit dans les tranchées ennemies, et éclatent avec un bruit affreux. D'immenses colonnes de flamme et de fumée montent au ciel derrière Saint-Pierre-le-Jeune. La préfecture est à peu près consumée. L'ennemi lance des bombes sur le faubourg de Pierres pour activer le feu et empêcher les secours. Des obus, venant de la Robertsau, passent en sifflant par-dessus toute la ville, et tombent du côté des Ponts Couverts. Le tout forme un spectacle horrible et grandiose. L'affreux vacarme de la canonnade, doublé pour notre rue par l'écho de Saint- Thomas, diminue un peu vers le matin. Aucun incendie dans le voisinage.

Valentin s'est présenté assez gauchement à la commission. Il a fait afficher vers le soir une proclamation assez insignifiante, dans laquelle il nous encourage à résister jusqu'à la dernière extrémité. En tête: « République française»; puis « le décret nommant Valentin préfet, et T..., maire, chargé de porter aux vaillants Strasbourgeois et à l'héroïque garnison les remerciements émus de la France, de la population de Paris et du gouvernement de la République. » On ne pouvait omettre la partie du décret nommant T...; mais cette nomination, officielle à présent, est déplorable. Elle est d'ailleurs nulle et non avenue : dès que Valentin connaîtra l'indigne conduite de T..., il sera le premier à le mettre de côté si, par impossible, ce grand héros pénétrait en ville.

Mercredi, 21 septembre

Je me dirige, avec Alfred, vers la porte d'Auster- litz. La place et les rues adjacentes sont encombrées de voitures. Je sors avec Carrière et me poste en avant du deuxième pont-levis. Le défilé des voitures commence bientôt. Il y en a de toute espèce : voitures de maître, voitures de louage, fiacres, grands et petits omnibus, voitures à échelle; toutes, bourrées de monde. Le parlementaire français s'était avancé jusqu'à la ligne de Kehl. Zopff et André l'avaient rejoint. Tout-à-coup il retourne au galop en ville, criant : « Aucune voiture ne pourra passer ». Qu'on juge de la consternation de tous ces pauvres voyageurs ! Je m'avance avec Schneegans : un jeune lieutenant badois s'approche à cheval et répète le même ordre. Je lui fais observer qu'il y a des malades incapables de marcher. « Pour ceux-là », dit-il fort poliment, « il y a des voitures amenées par nous au-delà du chemin de fer ».

Je m'avance jusqu'à l'auberge située au-delà du chemin de fer. Il fait si bon respirer l'air de la campagne, se faire rôtir en toute sécurité par un bon soleil à un endroit qu'on sait être à l'abri des obus ! Je jouis à tel point de ce plaisir, si nouveau pour nous autres, malheureux assiégés, que je vois d'un œil assez indifférent la dévastation complète des environs. Tous les arbres, ceux de la route de Kehl, ceux des magnifiques jardins qui la longent, ceux du cimetière, sont coupés et gisent sur le sol. Toutes les maisons en-deçà du chemin de fer, brûlées, démolies à coups de canon. Quelques jours ont suffi pour anéantir l'œuvre de cinquante, de quatre- vingts ans peut-être. Le colonel Ducasse, le capitaine Schneegans et quelques autres officiers parlementent avec les officiers allemands. Ceux-ci ont amené une escorte de cavalerie et un piquet d'infanterie badoise. Les fantassins sont malpropres, leurs fusils et leurs baïonnettes couverts de rouille. Les officiers se montrent remplis d'amabilité. Ils ont l'ordre absolu de ne laisser aucune voiture dépasser les lignes prussiennes. « Mais, » font observer nos officiers, « voilà 150 voitures remplies de monde; et, de plus, une foule de piétons. Impossible de loger tous ces voyageurs dans vos 25 voitures ». Se rendant à cette observation le parlementaire allemand fait demander par télégraphe, à Werder, l'autorisation de laisser sortir un certain nombre de voitures, à la condition qu'elles ne pourraient plus rentrer. Refus absolu. Enfin, M. Schneegans, à force d'instances, obtient la permission de faire avancer les voitures des O..., qui font queue à une assez grande distance, jusqu'au-delà du chemin de fer : là, on les transborde dans un omnibus. Beaucoup de ces malheureux émigrants ont emmené sur leurs voitures des malles énormes,


des colis de toute nature; chacun espère obtenir une exception en sa faveur, mais la consigne est inflexible; et tous, messieurs et dames, sont obligés de descendre et de suivre à pied, mêlés à la foule des incendiés et des pauvres, la route poudreuse d'Ill- kirch. J'imagine qu'ils ont dû avaler, pendant le trajet, plus d'une observation désobligeante, plus d'un propos haineux. L'animosité des pauvres contre les riches est très grande ; et, cependant, on fait pour les incendiés et pour tous les indigents plus qu'on n'a jamais fait. Enfin, vers midi, je rentre en ville. André me dit plus tard qu'à deux heures seulement tout le monde avait passé les avant- postes.

La pétition pour la reddition de la ville ne trouve pas grand écho. On organise des contre-pétitions. L'arrivée de Valentin a donné un autre cours aux idées et aux sentiments de la population. — Le Courrier est moins démoralisant aujourd'hui qu'hier : mais il persiste à se réduire au rôle d'écho passif des journaux allemands. Pas une parole d'encouragement, de patriotisme, rien. C'est froid comme glace.

Jeudi, 22 septembre

Le matin Carrière me raconte qu'il y a eu des attaques sérieuses sur le Contades et sur les ouvrages avancés de la porte de Pierres. Nos officiers étaient prévenus ; on avait doublé les postes, interdit sévèrement aux hommes de tirer sans ordre. Et quand l'ennemi fut à la distance de trente mètres on ouvrit sur lui un feu terrible : la mitraille et les chassepots lui firent un mal très grand. Un élève militaire rapporte à Carrière qu'au Contades les Allemands ont perdu neuf cents hommes environ; nous, soixante.

Je vais avec Carrière au gymnase. Le nombre des habitants a beaucoup diminué par l'émigration. Les Heitz, les Strohl, Ernest Weber, les Reichardt et les Gustave Haerter sont à peu près seuls. Pendant que je cause avec M. Schneegans, U... arrive et s'avance vers moi, le visage contracté : « Dites à votre mère, s'écrie-t-il sans autre préambule et d'une voix saccadée, que le Bon Pasteur a reçu ce matin six obus. La sœur Louise Büchsenschütz a presque été tuée. Un obus a éclaté dans sa chambre et a renversé une armoire sur elle. C'est une infamie de ne pas rendre la ville ! » Carrière, stupéfait, réplique : « Mais, Monsieur, nous ne sommes pas responsables des horreurs que commettent les Prussiens !» — « Si, crie l'autre, vous en êtes responsables ! Si j'étais le général allemand, je bombarderais comme lui, pour punir la ville de son obstination. Strasbourg aurait dû se rendre dès le

Bombardement de Strasbourg 1870

Affiche apposée sur les murs de la ville à la veille de l'investissement

Musée historique de la ville de Strasbourg

premier jour. » — « A ce compte, dis-je, toutes les villes fortes devraient capituler à la première sommation. » — « Strasbourg n'est pas une ville forte, c'est une ville ouverte. Toute place qui n'a pas de forts détachés protégeant la ville n'est pas une forteresse. » Et après avoir débité quelques autres folies de ce genre, il va déverser sa bile auprès d'auditeurs moins revêches. Je l'avais écouté d'un air impassible, en continuant de fumer ma cigarette. De pareilles insanités ne méritent aucune réponse.

Le soir, au poste, André se montre fort soucieux.

Uhrich a répondu en termes excellents, empreints d'une grande douleur, que les lois militaires auxquelles il était soumis ne lui permettaient pas de rendre la ville. Il promet, si le moment de capituler devait venir, de sacrifier plutôt les intérêts de la garnison, de renoncer aux honneurs de la guerre, pour faire accorder de meilleures conditions à la population civile. Ainsi, la commission municipale a échoué dans sa démarche. Demain paraîtra un journal qui fait peur à André : le Républicain de l'Est, organe de la démocratie radicale. Il est persuadé que cette feuille attaquera sans ménagement la commission et ses tendances, et arrivera, au bout


de peu de jours, à la ruiner dans l'opinion et à la faire tomber. Pourtant, le préfet et Uhrich se sont empressés de reconnaître M. Küss comme maire définitif : ils considèrent l'un et l'autre la nomination de T... comme non avenue et caduque. En général, Valentin se montre plein de bonnes intentions et animé de l'esprit le plus conciliant. C'est la commission qui, furieuse de sa venue, lui fait la grimace, et voudrait bien le réduire au rôle de comparse. Qu'elle y prenne garde !

Vendredi, 23 septembre

Temps splendide. Très forte canonnade depuis 8 heures. J'écris au préfet une lettre sur la garde nationale. Je lui démontre l'urgence d'une prompte réorganisation. Küss, après avoir dit à André qu'il s'occuperait avec ardeur de la chose, s'est laissé absorber par la question de la reddition et la garde nationale est restée ce qu'elle est depuis l'origine : un corps sans chefs sérieux, sans discipline, sans cohésion, sans utilité quelconque. Après le dîner je vais avec Carrière sur le rempart : l'artillerie de la garde nationale dessert à présent toutes les pièces du petit Polygone. Elle comprend cent-vingt hommes environ, et, dans le nombre, plusieurs jeunes gens qui n'ont jamais été militaires. J'ai un instant l'idée de m'y engager. Là au moins on rend des services. Chaque homme est de garde tous les quatre jours. On passe la nuit dans un blockhaus couvert de terre. Plus loin, je rencontre un franc-tireur de la garde nationale. Il nous raconte que la moitié des francs- tireurs ont refusé de s'engager dans la mobile; sous le commandement d'Ungemach, ils forment une compagnie spéciale qui appuiera l'artillerie du petit Polygone. Nouveaux incendies au-delà d'Auster- litz, allumés ce matin par les francs-tireurs de la mobile.

Au casino, je lis le premier numéro du Républicain de l'Est. Très anodin. Style boursouflé, du moins dans les articles de fond sur la République. Bon article sur la situation : l'auteur rend justice aux redditionnistes et à leurs adversaires, et, tout en inclinant en faveur des derniers, ne se prononce pas formellement pour l'une ou l'autre manière de voir. Le rédacteur en chef, Léon Roger, est un inconnu. Pas d'allemand. En haut : Premier Vendémiaire, an 79 — 22 septembre 1870. Au-des- sus du titre : Liberté, Égalité, Fraternité. Ce journal n'est pas rédigé de manière à mordre sur l'esprit positif, terre-à-terre des Strasbourgeois. Ces phrases ronflantes, cette date républicaine, et surtout l'absence de nouvelles déplairont fort au public. On veut des faits ici.

L'aspect de la ville est singulier. Peu de boutiques ouvertes. Partout des madriers, des planches,

dressés contre les maisons pour garantir les devantures des magasins et les rez-de-chaussée où campent les habitants. Devant les soupiraux et les caves, on a entassé de la terre, du fumier, des sacs; plusieurs propriétaires, mal avisés, y ont mis des dalles ou des briques, malgré les avis insérés dans les journaux. Peu à peu, le public s'est habitué au bombardement. Les rues sont pleines de monde, au moins les rues les moins exposées, celles du sud. Vers le nord, on ne rencontre à peu près personne : le danger y est grand. Quant aux faubourgs, ils sont à peu près abandonnés de leurs habitants; le faubourg de Pierres continue de brûler.

Samedi, 24 septembre

Le préfet m'écrit une lettre fort aimable, par laquelle il me prie de passer chez lui, après 3 heures, pour causer de la garde nationale. J'y vais à l'heure dite. Le grand bâtiment de la préfecture est entièrement détruit; le bâtiment des bureaux est dévasté par les obus et les bombes. Le préfet se tient dans un petit cabinet encore épargné. Il me fait une bonne impression. C'est un homme grand, robuste, à l'expression énergique ; cheveux noirs, yeux noirs, moustache. Un vrai type militaire. Il a un léger accent alsacien; vingt ans d'absence ne l'ont pas fait disparaître. Je lui répète ce que j'ai écrit, en insistant surtout sur la nécessité d'une discipline régulière. Il tombe entièrement d'accord à ce sujet et promet d'en parler immédiatement au général. Nous verrons.

En rentrant je suis rejoint par André; nous allons ensemble à l'œuvre Notre-Dame, où André donne quelques ordres au sujet des archives départementales, transportées dans la crypte de la cathédrale, et des vitraux qu'il a fait mettre en sûreté.

Dimanche, 25 septembre

Le temps est beau comme ces jours derniers, c'est-à-dire mauvais pour la défense. L'eau baisse lentement autour de la ville. A 7 heures et demie, exercice : une quarantaine de présents de notre compagnie; deux compagnies ne viennent pas au lieu de rassemblement. Nous faisons les conversions, les changements de front, etc... avec assez d'ensemble, sous le commandement du nouveau sous- lieutenant, Teutsch, ancien sergent-major. Graf a été nommé lieutenant dans la 6e. Le capitaine nous fait reconnaître Teutsch sans nous consulter. En même temps,Weissardt a déjà pris les galons de sergent-major avant d'être nommé, ou même proposé. Cet oubli des convenances (car l'élection des


officiers n'est pas de droit ici) nous irrite. Nous entourons le capitaine et nous le prions de faire procéder à une réélection générale du cadre. Il y consent d'assez mauvaise grâce, et fait convoquer la compagnie pour 4 heures.

La mobile et la troupe perdent chaque jour des officiers. Helmstetter, lieutenant d'artillerie de la mobile, a été tué jeudi ou mercredi. Vernet, neveu de Mlle Vernet, de Beblenheim, même grade, vendredi. Fils unique, adoré de ses parents. Le chef d'escadron Ducros, du génie, le commandant d'Huart, des pontonniers, ont suivi de près le colonel Fiévet, et le capitaine Epp. M. Apffel remplace Ducrot au poste dangereux de la citadelle. Cette pauvre citadelle est cruellement éprouvée. Tous les bâtiments sont détruits. Les bombes pénètrent dans les casemates. La garnison est à bout de forces et de patience. Sur toute la ligne d'attaque, la troupe commence à en avoir assez. Il y a eu des refus de service. Aussi, pourquoi toujours laisser les mêmes hommes aux postes avancés, tandis que de nombreux fantassins et mobiles se chauffent tranquillement au soleil, sur les remparts du midi ? L'ouvrage 44, à Cronenbourg, vient d'être abandonné. La mobile de Lenel a quelques jours de repos; Théodore Berger aussi, je suppose.

A 4 heures, élection cours Daum : quarante-huit votants. Le capitaine a préparé des listes de cadre, sur lesquelles on doit biffer les noms qui ne possèdent pas la confiance de la compagnie. Cette façon de poser la question est très délicate. La majorité, qui est hostile à Kampmann, et qui voudrait le remplacer par Teutsch ou par Daum, tourne la difficulté en barrant toute la liste. Il faudra, par suite, procéder demain à des élections générales. Toutefois, Kampmann réunit moins de voix que les autres. Quelques. électeurs ont biffé son nom seul. On lui reproche son ignorance complète des choses militaires, et ses allures de dandy. Et puis, il est trop engagé dans l'ancien régime pour nous conduire.

Le soir, au poste, on signale une vive lumière, tantôt rouge, tantôt verte, tantôt blanche, au- dessus du faubourg National. Nous allons voir au haut de la rue Salzmann : les uns soutiennent que la lumière en question est une étoile; d'autres, moi compris, croient que c'est un falot à lumière changeante, attaché à un ballon, qui plane hors ville. Cette opinion se confirme bientôt par la disparition lente du point lumineux. Quelle est la signification de ce signal ? Mystère. — La situation est toujours la même : canonnade très vive au nord, incendie du faubourg de Pierres, qui n'existera plus dans deux jours. Eclats dans notre quartier. Le nombre des blessés et des tués civils est toujours le même aussi. Il y a environ dix morts par jour.

Lundi, 26 septembre

Nouvelle lettre de Valentin. Il me prie de passer demain dans la matinée. Deuxième numéro du Républicain de l'Est : rien de nouveau.

Mardi, 27 septembre

La nuit a été terrible pour une partie de la ville, notamment sur les environs de Saint-Pierre-le - Vieux. Une nouvelle batterie de mortiers a lancé sur les maisons de la Grand'rue et des rues avoisi- nantes une quantité de bombes immense. Après 9 heures, je vais à la préfecture. J'attends plus d'une heure dans J'antichambre. Uhrich est avec Valentin : il lui dicte une dépêche chiffrée que le préfet traduit. A 10 heures et demie, il part; Valentin me reçoit, me prie de lui rédiger un petit mémoire sur l'organisation des conseils de discipline et de venir dîner avec lui. J'accepte avec grand plaisir. La veille, j'avais préparé, avec André, un règlement sur l'institution de constables volontaires. Le maire, d'après notre projet, approuve les services de nuit existants, convie les citoyens à en organiser d'autres et, sur la proposition des chefs de ces services, confère les fonctions de constable à un certain nombre de citoyens du ressort. Aujourd'hui, Küss signe l'arrêté, Valentin et Uhrich l'approuvent.

Mais ce projet ne devait pas voir le jour. Sans nous en douter, nous touchions à la dernière heure de nos souffrances, et, hélas ! à la dernière heure de notre liberté. Nous nous étions réunis (nous, c'est- à-dire la deuxième compagnie) cour Daum, à 4 heures, pour procéder régulièrement et sur listes auto- graphiées à l'élection du cadre. Pendant le dépouillement, à 5 heures, on crie tout-à-coup : « Le drapeau blanc est à la cathédrale ! » A ces mots, je sens un froid dans tout le corps. Le drapeau blanc ! est-ce une reddition ? Est-ce seulement un armistice ? Mais non, c'est tout bonnement un signe de neutralité, mis là-haut parce que la Cathédrale sert d'asile aux incendiés. Il y a huit jours, alors que Buchinger parlait de ses deux draps de lit cousus ensemble, des personnes bien informées ont dit qu'il s'agissait de protéger la Cathédrale, devenue lieu de refuge. Je me hâte de répandre cette explication. Le dépouillement donne un résultat auquel on s'attendait : le statu quo.

Je rentre. J'annonce à Papa et à Charles que le drapeau blanc flotte à la cathédrale. Papa s'écrie en pleurant : « Seigneur, nous te bénissons ! » Cette joie m'irrite; la pensée d'une capitulation s'empare peu à peu de mon esprit; j'essaie de me faire illusion, mais mes illusions ne devaient pas être longues. Tout le monde se précipite au grenier,


Bombardement de Strasbourg 1870

Affiche apposée sur les murs de la ville par la commission d'émigration pour la Suisse

Collection Holl

pour voir le fatal drapeau. Il flottait à une des tourelles du nord; le canon ne se faisait plus entendre: un silence de mort régnait partout. Je devais être à 6 heures chez Valentin. Je me hâte de copier mon petit mémoire, et je sors. Foule énorme dans les rues. Les versions les plus diverses circulent. Les uns parlent d'armistice; d'autres, de paix. Place Gutenberg, M. Buhlmann m'aborde et me dit : « Je viens d'entendre le maire assurer que la ville est rendue ». C'est donc vrai ! Tout est fini. Cette nouvelle désastreuse m'écrase, m'anéantit; je ne suis pas triste, je ne sens pas, comme le jour de la proclamation de notre chère République, les pleurs me serrer la gorge et me suffoquer. Non, c'est une atonie, un abêtissement. Le malheur est si grand que je ne puis le mesurer encore. Seulement, je sens que quelque chose est mort en moi. Oh ! pauvre Strasbourg, pauvre France !

A la préfecture, une cohue de francs-tireurs, de patriotes, de gamins, les uns sincères, les autres venus là pour crier, assiège la porte des bureaux et demande à Valentin de marcher contre le général. Valentin les harangue avec beaucoup de tact et de sang-froid : « Vous avez fait votre devoir, faites-

le jusqu'au bout», dit-il. « Rentrez chez vous; soumettez-vous à ce qui est devenu inévitable; donnez-moi cette preuve de confiance et ne gâtez pas la belle défense de Strasbourg par des désordres. Le général a fait son devoir; il le fait encore en capitulant, parce que d'après l'avis unanime du conseil de défense, la ville ne pouvait plus tenir. » Ces sages paroles finissent par apaiser la foule, qui s'éloigne peu à peu. J'entre chez Valentin; il insiste pour que je reste à dîner, malgré tout. Je n'oublierai jamais cette soirée, fertile en émotions; ce dîner frugal en tête-à-tête avec un préfet de la République, préfet dont le département se réduisait à une ville aujourd'hui, à rien demain. A tout moment, nous étions interrompus : la compagnie franche vint d'abord; Valentin reçut le capitaine, et quelques hommes, vieux soldats qui sanglotaient à briser le cœur. Puis, ce fut le tour du capitaine Elbel, de la mobile; en sortant, il brisa son épée, et la fit porter au préfet par un sergent. Puis, Page, le chef des francs-tireurs, jeune homme énergique, exalté : il pleurait comme un enfant et suppliait Valentin de lui donner, pour ses hommes, quelques paroles d'encouragement. Ces entrevues avaient lieu dans la pièce à côté; je n'entendais qu'incomplètement les propos échangés. Plus tard, l'huissier apporta des mandats en masse : tout le monde voulait palper son traitement, la veille de la reddition.

Malgré tous ces dérangements, je pus m'entre- tenir longuement avec Valentin. Il me donna de nombreux détails sur la révolution, sur les découvertes compromettantes faites à la préfecture de police, sur son arrestation le 2 décembre. Il me raconta, au long et au large, son odyssée de Paris à Strasbourg, odyssée de trois semaines, remplie d'aventures et de dangers, qui eussent rebuté un homme moins résolu. A 9 heures et demie, surviennent Küss et André. Ils restent une demi- heure environ; après avoir expédié le but officiel de leur visite, ils causent amicalement avec nous. L'un et l'autre sont tristes et abattus. Nous quittons ensemble Valentin à 10 heures. Küss m apprend qu'à 6 heures et demie, on a battu le rappel, et que, depuis lors, la garde nationale est réunie. En apprenant cela, je me hâte de rentrer, de prendre mon fusil et de courir à l'hôtel du Commerce. J'apprends là qu'on a gardé trois volontaires de chaque compagnie, pour faire des patrouilles. Schaal fils, Friese, sont présents. Je me décide à rester. Inutile de rappeler ici tous les incidents de cette triste nuit. Je fais deux patrouilles : la première, du côté de la Krutenau, la seconde au Finkwiller, au faubourg National, avec promenade sur le rempart, jusqu'à la porte de Saverne. La première patrouille est commandée par moi; la seconde, par un sergent. Peu de désordre; nous faisons évacuer un café,


nous désarmons deux gardes nationaux ivres : c'est à quoi se réduisent nos exploits.

Küss, que je rencontre rue des Serruriers, m'apprend que les Prussiens occuperont la citadelle et les portes à 8 heures; que nos troupes sortiront avec les honneurs de la guerre, et que la ville ne paiera pas de contribution de guerre.

Mercredi, 28 septembre

A 6 heures, je suis chargé de commander un poste de quatre hommes, à l'entrée de la tour de la cathédrale. Pendant la nuit, on avait mis là un poste de vingt hommes, pour empêcher les francs-tireurs de monter, et d'enlever le drapeau blanc. A 8 heures, des gardes nationaux nous apprennent que le poste central est levé, et qu'on va battre le rappel. Nous devons rendre nos armes à la mairie. Un instant, je songe à garder mon fusil; mais à quoi bon ? Je vais donc à la Douane; c'est à peine si dix hommes du bataillon s'y trouvent. Nous allons à l'hôtel du Commerce. Le colonel nous envoie à la mairie. Là, Ducasse nous dit qu'il n'a pas d'instructions, qu'il fallait se réunir au lieu de ralliement et venir en corps, etc... Finalement, je pose mon fusil à un ratelier de l'ancien corps de garde de la mairie ; d'autres brisent leur arme. Les gardes nationaux arrivent en foule; presque tous, forfanterie ridicule de la part de gens qui n'ont pas tiré un coup de fusil, brisent leurs armes sur l'asphalte et en jettent les débris au milieu de la cour. Je m'éloigne avec Reuss, Guibal et Carrière. Ce dernier est au désespoir.

Les francs-tireurs sont furieux. On les voit près des ponts, jeter leurs chassepots déformés, mutilés, au fond de la rivière. A 10 heures et demie, je me dirige vers la porte Nationale, pour assister à la sortie de nos troupes. Les Badois, casque en tête et arme au pied, sont rangés à droite et à gauche de l'extrémité du faubourg. Grande foule; les clairons des chasseurs ouvrent la marche : ils sonnent « la Casquette ». Au moment où ils passent, c'est une explosion formidable de cris : « Vive la France ! Vive la République !» R... et sa femme se sentent mal à leur aise dans ce milieu : ils s'éclipsent. Je les revois plus tard, près du corps de garde. L'état- major est chaleureusement acclamé. L'attitude des officiers est grave, triste, très digne. L'aspect de ces braves, forcés de rendre cette ville qu'ils ont si vaillamment défendue, me brise le cœur. J'éclate en sanglots. Schillinger vient à moi : il pleure comme un enfant.

Le défilé continue, et malheureusement il manque d'ordre et de dignité. Les Allemands ont négligé de déblayer le passage; nos hommes ne peuvent avancer que lentement. Aussi les rangs se déforment,

on sort pêle-mêle. Presque tous les soldats ont déjà brisé leurs armes. D'autres les brisent le long du chemin. Les douaniers se font remarquer par leur attitude calme et sérieuse; ils sortent en bon ordre, l'arme sur l'épaule. Je crie le premier : « Vive les douaniers ! » Ce cri, répété par la foule, touche jusqu'aux larmes quelques-uns de ces braves, qui ont si héroïquement exposé leur vie aux postes les plus dangereux. Je monte un instant sur le rempart, d'où l'on aperçoit le défilé de nos hommes sur le glacis, devant l'état-major prussien. Quel spectacle navrant ! Enfin, je rentre à midi. Le défilé dure encore. La garde mobile ne sort que vers une heure. Elle aussi, contrairement aux bruits qui avaient couru, est prisonnière de guerre.

Après le dîner, je parcours les remparts du nord, et le faubourg de Pierres. Quelle dévastation ! Je renonce à décrire ce que je vis ce jour-là. De pareils spectacles ne s'effacent pas de la mémoire. Les Prussiens et les Badois regorgent en ville; un régiment bivouaque place Saint-Louis : les hommes chantent des ballades. Nos pauvres blessés les regardent du quai Saint-Thomas; eux aussi ont la mort dans l'âme. A 6 heures, un fourrier prussien nous octroie six hommes à loger. Le soir il en vient quinze. Nous en gardons onze, qui campent dans la chambre d'enfants, sur quatre matelas.

Jeudi, 29 septembre

Affiche, signée Küss et de Mertens, portant à notre connaissance une série de mesures draconiennes : défense de circuler dans les rues après neuf heures ; de publier aucun imprimé quelconque ; de sortir de la ville (du moins les hommes); ordre de livrer toutes les armes particulières; menace de passer au fil de l'épée les habitants de toutes les maisons d'où partirait un coup de feu... Cette menace a été exécutée hier matin déjà. Plusieurs coups de fusil avaient été tirés, quai des Pêcheurs, sur le premier régiment prussien qui était entré en ville. Six hommes trouvés dans la maison furent immédiatement passés par les armes.

J'ai oublié de mentionner la touchante proclamation d'Uhrich, affichée hier matin, et celle de Küss. Je n'ai rien dit non plus de ma visite d'adieu à Valentin. Il s'était réfugié maison Jauch. Il me dit que Werder avait manifesté la plus grande surprise en apprenant qu'il s'était introduit en ville, et avait demandé à le voir. Nous nous séparons en vieux amis.

J'ai déposé mon uniforme et circule en bourgeois pour la première fois depuis quatre semaines. Après le dîner, promenade hors de la porte Nationale : visite aux tranchées et aux batteries prus-


siennes. Les travaux d'approche sont d'une régularité et d'un fini remarquables ; beaucoup de canons déjà enlevés; on les dirige sur Paris. Nous voyons d'immenses obusiers, qui lançaient des projectiles de deux cents livres.

Hier et aujourd'hui, j'ai vu plusieurs personnes du dehors : Riff, Ehrhardt, et autres pasteurs des environs; Albert Goguel et Jean Meyer, arrivés en hâte de Haguenau ; Kruger, qui avait quitté Hague- nau depuis trois semaines, et n'avait pu entrer en ville, etc... André est nommé adjoint, chargé de la police. Kreitmann, Schneegans et Eissen sont également adjoints.

Vendredi, 30 septembre

Je sors de bonne heure. Temps splendide. Je vais à la mairie déposer mes armes. On promet de les rendre. Quand ? De là, je me dirige vers le Contades. La porte extérieure est massacrée, le trottoir du pont descendu. La belle allée de marronniers, les jardins du Contades, les premiers groupes d'arbres des allées, hâchés, rasés. Quelle désolation ! Le Contades lui-même est debout. Mais, partout, des branches abattues par les boulets et les obus. Les canons des marins ont été enlevés. Le pont n'est pas rétabli. On passe l'eau en bateau. Dévastation complète de l'île Jars. Devant Herrenschmidt, magnifique batterie de six longs obusiers, se chargeant par la culasse. La batterie est intacte. Les artilleurs disent n'avoir reçu que deux ou trois projectiles des remparts. Ici, comme devant la porte de Saverne, les tranchées sont admirables. Je fais la rencontre de quelques jeunes gens de Schilick. Nous allons ensemble vers l'Orangerie. Au moment où nous y arrivons, les troupes reviennent du Te Deum, qui vient d'y être célébré, en l'honneur de la capitulation. L'Orangerie est à peu près intacte. Les Prussiens ont seulement coupé les haies des massifs rapprochés de la route, pour que les francs- tireurs ne puissent plus s'y embusquer. Je passe à côté des ruines du Bon-Pasteur. Je longe la digue du Petit-Rhin, et je traverse le pont, assez endommagé. Au-delà, des ouvriers comblent une tranchée. La douane française et toutes les maisons de la rive gauche sont brûlées. Je m'avance sur le pont du chemin de fer, encore tout parsemé des débris du pont tournant : déjà des ouvriers déblaient la rive badoise, et préparent un pont provisoire. En face, je vois Kehl, qui semble intact. Ainsi, cette destruction de Kehl, si souvent alléguée pour justifier le bombardement de Strasbourg, ne serait qu'une fiction.

Je rentre par la route de Kehl. Hélas ! quels changements ! Depuis le Petit-Rhin, tout, absolument tout, est abattu. Ces beaux arbres qui donnaient tant d'ombre gisent en travers de la route.

Ces jardins, ces maisons de campagne, qui en ornaient les bords, n'existent plus. Le cimetière est horriblement saccagé; un seul arbre est resté debout : c'est l'immense peuplier qui s'élève à gauche de la route, tout près de la porte d'Austerlitz. La vue de cette destruction lamentable me fait saigner le cœur. Les maisons, les églises, les théâtres sont rebâtis en quelques années; mais ces arbres centenaires, ces jardins plantés, soignés depuis si longtemps, un demi-siècle ne suffira pas pour les remplacer, pour rendre aux alentours de notre malheureuse ville l'aspect qu'elle avait il y a deux mois encore. Et ce qui me navre le plus, c'est la pensée que des mains françaises ont détruit en quelques jours ce que des mains françaises avaient planté, cultivé, bâti depuis plus d'un siècle.

En rentrant, je trouve la ville encombrée de touristes : c'est écœurant. Place Saint-Thomas, de la cavalerie, de l'infanterie; j'apprends qu'il y a > dans l'église une service solennel, en présence de 1 Werder et de son état-major, en commémoration du 30 septembre 1681.

Je rentre. On m'annonce l'arrivée de M. Fallot, et de Tommy. Quelle joie ! Ils viennent pour nous emmener à Rothau et à Fouday. Le dîner est gai et réconfortant. On revit. On croit se réveiller d'un long cauchemar, en revoyant des êtres si chers, en apprenant ce que nos amis du Ban-de-la-Roche ont fait, ce qu'ils ont éprouvé, ce qu'ils ont souffert pour nous et avec nous depuis six semaines.

Werder a invité le maire et la commission à son service divin : une de ces invitations qui sont des ordres. Plusieurs ont manqué; les autres sont allés, la mort dans l'âme, se sacrifiant jusqu'au bout, dans l'intérêt de la ville. On avait menacé Küss de nous infliger une contribution de guerre, à cause du bris des armes de la garde nationale. Il a cru devoir assister au Te Deum, pour éviter ce malheur à ses concitoyens. A mon avis, il a eu tort : mieux vaut cent fois payer une somme immense que de subir une aussi affreuse humiliation.

Samedi, 1er octobre

Départ à 9 heures...

J'interromps ce journal. Depuis la reddition de Strasbourg, la guerre s'est éloignée de notre ville. Nous n'en subissons que les suites funestes : logement des troupes, domination étrangère, vexations, humiliations de toute nature... A quoi bon noter chaque jour les malheurs de notre pauvre Strasbourg ? Malheurs cent fois plus grands, douleurs cent fois plus poignantes que tout ce que nous avons souffert pendant le siège !...

Paul BOEGNER


PHYSIONOMIE D'ARTISTE

GUSTAVE STOSKOPF

c

e qui m'a frappé, la première fois que je le vis, c'est son front haut, droit et monumental. Derrière un tel fronton ne pouvait s'abriter

qu'une intelligence vive, ouverte aux idées les plus variées, parfois dissemblables. Deux sourcils ar-

gentés, au dessus de petits yeux gris fer aux prunelles sombres : «Attention ! pensai-je, ce regard dur décèle une volonté tenace, ... voici une caboche alsacienne intéressante ! » La moustache coupée au ras de la lèvre supérieure, le menton volontaire, un air assez fier de lui-même, — telle fut ma première vision d'un homme avec lequel, depuis lors, je ne devais cesser d'entretenir des relations amicales.

Souvent, de brillants élèves deviennent des non- valeurs par la suite. Gustave Stoskopf fut l'exception qui justifia cette règle. Dès la «Real-Schule», sise à l'ancien lycée Kléber, le jeune potache manifesta un goût prononcé pour les lettres et les arts. A quatorze ans, il composait déjà des poésies en langue allemande.

Gustave Stoskopf Photo Dentel

Né le 8 juillet 1869, à Brumath où son père était propriétaire d'une tannerie, — issu de grands parents meuniers, sa vocation picturale et littéraire ne fut précisément point encouragée par sa famille.

Il commença pendant trois mois l'apprentissage du métier d'ouvrier tanneur et corroyerait pro-

bablement encore des peaux si le peintre Louis Schutzenberger, frappé de ses aptitudes pour le dessin, n'avait intercédé en sa faveur auprès de ses parents. Muni cette fois de l'autorisation paternelle Gustave Stoskopf partit alors à Paris. Suc-

cessivement élève de Raphaël Collin, de l'académie Jullian, de Jules Lefèbvre, il fréquenta les ateliers de Benjamin Constant, Lucien Doucet et Jean-Paul- Laurens. De cette époque, Gustave Stoskopf a gardé de joyeux souvenirs, des photographies d'atelier et quelques toiles. Parmi elles, il conserve deux études de nu, dont une faite d'après un modèle italien chez J.-P. Laurens est assurément une de ses meilleures œuvres. Le corps, finement modelé et bronzé, se détache sur un fond sombre avec une riche et délicate variété de tonalités. Nous sommes loin des premières esquisses, — de cette tête de vieillard qu'il dessina à l'âge de 17 ans et du portrait de sa mère qu'il traça à la même époque, lesquels font déjà pressentir la

méthode constructive et analytique employée par l'artiste dans ses portraits actuels. Tous les genres tentent le jeune peintre, mais un problème le passionne : celui de la lumière confuse. Il a vu et admiré, sans doute, les Corot, les Henner et les Eugène Carrière. Il se laisse alors séduire par les atmosphères troubles et enveloppantes :


demi-jour filtrant dans les intérieurs des buanderies, des boucheries, rayons de soleil jouant à travers les persiennes sur la surface polie et vernie des meubles. Il rend ces effets difficiles avec une grande simplicité dans la facture et une belle sincérité d'émotion, trés appréciées dans les diverses expositions auxquelles il participe. De même, les brumes s'élevant des cours d'eau et estompant les arbres qui bordent les prairies de Brumath, de même les paysages indécis et vaporeux de la forêt de la Robertsau, effets de matin ou de nuit calme, ne peuvent le laisser insensible. Mais, déjà, deux peintres vivent dans le même artiste.

Le paysagiste idéalise, fond, noye et attache plus d'importance aux valeurs qu'aux couleurs elles- mêmes. Il évolue souvent vers une formule décorative, — ses coins champêtres, ses bouleaux et ses peupliers sont du Montézin, avant la lettre.

Le portraitiste au contraire, sculpte, burine et détaille consciencieusement. Sa touche se fait mince et lisse, ses tableaux ont un aspect d'émail luisant et font songer aux faïences de Delft. Les physionomies les plus ridées, les plus ravinées et ratatinées par l'âge, la maladie ou le travail, sont celles qui l'enchantent le plus: joueurs de cartes, paysans à casquettes plates (1894), femme en prières (acquise par le musée de Fribourg), etc.

Un portrait de « vieille dame » accuse cette tendance réaliste du peintre, qui, anatomiquement, dissèque, muscle par muscle, veine par veine, les mains parcheminées de son modèle. Un tel procédé ne souffre point de défaillances. Gustave Stoskopf utilise là cette science minutieuse du dessin qu'il a patiemment acquise. Au risque de passer pour un « pompier », il montre ce qu'il sait faire. Il le montre trop peut-être ! Inlassablement, il revient plusieurs fois au même modèle. Puis, ce portraitiste réfléchit. Jusqu'alors, il peignait avec des couleurs très fraîches de tons sur fond sombre. Il en était resté à la même conception qu'à l'âge de 22 ans quand il exécuta une « tête de petite fille ». Puis il s'aperçut que ces toiles foncées faisaient littéralement un trou dans la muraille des salles d'exposition et qu'elles étaient à la merci d'un mauvais éclairage. Il chercha donc une formule nouvelle. C'est ce qui a donné naissance à la série de portraits actuels se détachant tous sur des fonds clairs d'une grande hardiesse. C'est cette évolution qu'on peut suivre sur toutes les toiles qu'il a peintes depuis l'armistice. Le succès sourit au portraitiste qui, au cours de cette évolution, ramassa une ample moisson de distinctions officielles : mention honorable du Salon des Artistes français en 1922, médaille de bronze en 1925, médaille d'argent en 1926, prix Zwiller 1926, tableau acheté par l'État et prêté au musée

de Strasbourg, la même année, acquisition par l'État, en 1928, de la toile fameuse La lecture pour le musée national du Luxembourg, et, cette année, en mai dernier, la médaille d'or, qui classe désormais Gustave Stoskopf parmi les hors-concours du Salon.

Etudions cette évolution par quelques exemples.

Elle en vaut la peine.

Le premier envoi au Salon, après l'armistice, était une tête d'homme, coiffée d'un large chapeau noir, joues ridées, moustache blanche, le tout sur fond sombre, les chairs étant d'une tonalité de terre cuite. Très fouillée, cette tête semblait digne d'un des maîtres de la vieille école hollandaise. Ensuite, vint un paysan, une face rasée toute en saillies et en creux, un paysan qui joua un grand rôle dans la production de Gustave Stoskopf car il le portraictura successivement de face, de profit, de trois-quarts, nu-tête, en chapeau ou en casque- à-mêche. Ce paysan posa pour une première version de La lecture. Pris de profil sur un fond de papier peint rayé où, dans la pénombre, se devinent un buffet, un escabeau et trois petits cadres, portraits de famille. Puis, le voici, de face, encadré d'un dressoir, avec plats en étain et d'un poêle en faïence blanche. Ces mains sillonnées par les artères et les veines, tiennent une pipe. Le visage indique une méditation profonde. Déjà l'harmonie de cette toile est plus chantante, plus gaie, le sentiment qui s'en dégage est mieux concrétisé. Gustave Stoskopf, de plus en plus sûr de sa technique, s'enhardit. Sur un fond vert, d'un vert tendre, nuancé à l'infini, il enlève bravement son Maire alsacien qui lui valut la médaille d'argent. C'est, depuis lors, une suite ininterrompue de recherches. Il y a un rapport étroit entre les tons des murs, des fenêtres, des meubles : horloges, tables, nappes, et des objets : pot de grès de Betschdorf ou bouquet d'œillets de poète et les noirs intenses des redingotes ou les rouges vibrants des gilets sans manches. L'artiste va même jusqu'à étudier le fond dont il se servira pour son portrait en l'employant pour des essais préalables de natures mortes. Chaque toile, par la disposition de ses lignes : prédominance d'un sens, soit vertical, soit horizontal, possède un équilibre souvent symétrique.

Dans le paysan en bonnet de coton, exposé à Paris en 1928, et actuellement à Barcelone, le bois sombre de l'escabeau alsacien n'est qu'un prétexte à mieux faire ressortir par contraste les différentes nuances des blancs : bras de chemise, faux-. col, muraille, cadre. Et nous arrivons aux œuvres principales : un Maire alsacien, La lecture et les deux envois récompensés au Salon de 1929 dont l'un, s'enlevant sur un fond crème uni, semble une gageure. Nous autres, qui connaissons les carac-


Paysan alsacien dans son intérieur - Salon 1929 - Médaille d'or Photo Bernès-Marouteau

tères ethniques des paysans alsaciens, nous serions tentés de dire que Gustave Stoskopf se répète trop souvent et que, maintenant, on doit attendre de lui des portraits féminins, et des visages plus jeunes.

La critique parisienne, au contraire, a suivi cette évolution avec un intérêt croissant et c'est à dessein que nous reproduisons deux coupures d'articles, assez significatives. Le Temps du 30 avril 1926 (par Thie- bault Sissons) : « Les deux types de vieux paysans alsaciens de Stoskopf sont aussi par la puissance du relief et la vigueur physionomique de l'accent, des pièces de haut goût qui n'ont point peut-être le charme des effigies réalisées dans sa première jeunesse par Henner, mais qui en ont l'impétuosité contenue et la vitalité ». Plus récemment encore,

dans la Revue des Deux-Mondes, le 1er juin dernier, Robert de la Sizeranne écrivit, à propos du Salon de 1929 et des têtes de paysans alsaciens burinées par M. Stoskopf: «Elles ont un obstiné caractère, dans la tradition d'Holbein et d'Albert Durer, ce qui en fait des figures à la fois anachroniques et attachantes et les élève à la dignité de types mieux encore que de portraits ». Nous pourrions continuer ainsi, car le succès des paysans de Stoskopf ne fut pas moindre à l'étranger, à Bruxelles de 1928, à Spa et à Barcelone en 1929. Le peintre a donc obtenu son bâton de maréchal et ceci est d'autant plus remarquable que Gustave Stoskopf ne peut plus consacrer que fort peu de temps à la peinture. Quelques mois de vacances


Paysan alsacien

Salon 1928 - Exposition de Barcelone Photo Bernès-Marouteciu

en été, à Brumath, quelques escapades à son atelier, (l'ancien atelier de Schnug, dans un 5e étage de la rue Oberlin) lui permettent d'achever, bon an, mal an, quatre ou cinq grandes toiles.

L'homme connaît, par ailleurs, une activité débordante et nous sommes dans l'obligation d'épargner à nos lecteurs la longue et fastidieuse énumération des multiples sociétés qu'il précide ou dont il est membre ; bien souvent membre d'honneur, membre du comité ou du conseil d'administration. Sourions un peu, ne l'envions point!... et voyons comment il a pu occuper une place aussi considérable dans la vie artistique, littéraire et politique de notre province.

Pour être chronologiquement exacts, nous aurions dû abandonner le peintre, dès son retour au pays natal, et faire connaissance avec les autres aspects du talent de Stoskopf. C'était alors, un joyeux compagnon, un juvénil et fougueux poète. Les

étudiants du cercle se « l'arrachaient» dans leurs réunions car sa verve était intarissable, et, tel Aristide Bruant dans les tavernes, il leur tenait des discours dans les brasseries et leur récitait ses vers. Il rassembla même pour eux un recueil de chants populaires (en français, en allemand et en dialecte) qui parut en 1896 avec une couverture illustrée par Charles Spindler. Stoskopf était en effet très lié avec le futur maître de Saint-Léonard.

Ce fut, d'ailleurs, au pied du Mont Sainte-Odile, dans la demeure d'Anselme Laugel, de 1890 à 1897, que naquit un courant d'opinions qu'on appela, plus tard, le « réveil alsacien» (1).

Gustave Stoskopf fut, avec Spindler, Martzolff, Braunagel, Sattler, Hornecker, et tant d'autres, mêlé activement à ces manifestations essentielles du régionalisme artistique et littéraire local. Il collabora à la naissance de la Revue alsacienne illustrée (1898) et du Musée alsacien (1902). Il fonda le Salon d'art de cette revue et, malgré les difficultés que suscitent toujours les rivalités entre artistes, demeura le secrétaire de Y Association des artistes strasbourgeois dont il organisa, dès 1903, une importante exposition au Château des

Rohan ; puis, en 1906, avec la collaboration de Charles Spindler, il créa la Maison d'art alsacienne dont il fut le gérant jusqu'en 1919. Gustave Stoskopf se dépensait sans compter, car il était un militant infatigable. Et si nous jetons un regard rétrospectif sur le film mouvementé de son existence, nous le voyons successivement fondateur d'une Société pour la conservation du vieux Strasbourg, collaborateur de M. Léon Boll, lors de la réorganisation du Journal d'Alsace et de Lorraine et membre du conseil d'administration de ce journal; puis directeur-gérant du Nouveau Journal de Strasbourg. Grâce à ses qualités d'organisateur, grâce à sa popularité, Gustave Stoskopf s'imposa dans ses multiples et différentes fonctions.

Sa popularité fut conquise sur la scène quand naquît le Théâtre alsacien.

(1) Voir numéro d'octobre 1928 de La Vie en Alsace Physionomies d'artistes : Charles Spindler.


Ce théâtre répondait à une nécessité car il s'adressait au plus grand nombre : au peuple qui l'accueillit avec joie et reconnaissance. Il faudrait se reporter à la belle étude que publia en 1900 Anselme Laugel dans la Revue alsacienne illustrée et qui montre comment, en février 1898, on mit sur pied une œuvre dont on a fêté cette année le 31e anniversaire. Plus de cent pièces ont vu le jour depuis sa création, cent pièces jouées par des amateurs de talent appartenant à tous les milieux, et dont l'influence eut une portée considérable. Pour demeurer objectifs, remarquons que la plupart de ces pièces sont dues à la plume de Gustave Stoskopf et que plusieurs d'entre elles avaient un sens politique.

Après une remarquable adap- tion de L'Ami Fritz, sa verve mordante, l'acuité de son observation psychologique, son don de familière bonhomie se donnèrent libre cours dans Môssieu le Maire, Le candidat, Une démonstration, Le drapeau interdit, Le fournisseur de la cour, etc. Au sujet de la représentation d'Une démonstration, Fernand Hauser publia le 26 décembre 1903, à Paris, un article illustré dans Le Matin où il écrivait textuellement: «Telle qu'elle est, cette

satire des Allemands en Alsace et des Alsaciens obligés de vivre avec eux est infiniment spirituelle et marque une étape nouvelle dans l'histoire de l'Alsace. Il ne faut pas, dans cet éveil toléré du particularisme local, voir autre chose que ce que l'auteur y a mis sans doute : du sel et du poivre pour tout le monde, avec une dose plus marquée pour les immigrés, dont la jactance a vraiment trop duré. Néanmoins, l'exécution publique d'une pièce aussi nettement frondeuse constitue un événement politique en Alsace. Il y a seulement cinq ans une seule représentation de cette comédie n'eut pas été tolérée ».

Le voyage de Paris de Stoskopf fut traduit et joué sur la scène du Théâtre Déjazet, à Paris, en

La lecture

Salon 1928 - Musée du Luxembourg Photo Hernès-Illarouteau

1901. L'année suivante sur la même scène, ce fut le franc succès de Môssieu le Maire.

Ici, en Alsace, on ne peut guère parler de cette pièce sans associer le nom de Gustave Stoskopf a celui de son principal interprète : le bon papa Horsch qui, aujourd'hui encore, incarne impayable- ment ce rôle.

Gustave Stoskopf a soixante ans révolus et plus de quarante ans de services ! Il n'a remisé ni sa plume ni ses pinceaux. Laissant derrière lui un passé riche et fécond, il songe encore à l'avenir, vivant symbole de la race alsacienne, forte, laborieuse et patiente qu'il représente si bien par son active vitalité.

MARC LENOSSOS.


Strasbourg - La grande Boucherie, 1587 Photo Eugène Muller

STRASBOURG EN 1608

VU PAR UN VOYAGEUR ANGLAIS

s

trasbourg se trouve occuper une place d'honneur dans un livre anglais extrêmement rare et extrêmement curieux, dont on a pu dire

qu'il fut le premier et qu'il resta longtemps le seul guide de voyage sur le continent pour nos voisins d'outre-Manche.

Je veux parler des « Crudités de Thomas Coryat, hâtivement avalées au cours de cinq mois de voyages

en France, Savoie, Italie, Rhétie, communément appelée Pays des Grisons, Helvétie ou Suisse, certaines parties de Haute-Allemagne et de Néerlande; nouvellement digérées dans l'air vif d'Odcombe en le comté de Somerset, et maintenant disséminées pour la nourriture des membres voyageurs de notre royaume — Londres, 1611. »

L'humour cocasse de ce titre rappelait plutôt aux


contemporains le caractère de l'auteur qu'il n'annonçait le ton de l'ouvrage. Thomas Coryat, fils du pasteur de ce petit village d'Odcombe en Somer- setshire, était un personnage si disgracié par la nature, un godenot d'allure si bouffonne, qu'après des études incomplètes faites à Oxford il était devenu en effet une sorte de bouffon de cour, qui allait, plaisantant et plaisanté, dans l'entourage et jusque dans la famille de Jacques Ier, relevant d'une pointe

d'érudition ses petites malices et ses grosses naïvetés, et prenant pour de la gloire la notoriété que lui valaient ses façons fantasques et son esprit bizarre; remuant, mais non vraiment fâcheux, ridicule, mais non méprisé, assez aimé et estimé apparemment, dans l'indulgence souriante de tous ceux qu'il approchait, pour qu'il pût recueillir, le jour où il voulut publier son journal de voyage, un nombre incroyable, plus de cent pages, d'épîtres en vers des plus flatteuses — il en est qui sont signées de grands noms du temps — qui toutes célèbrent dans le style ampoulé à la mode, tantôt en anglais, tantôt en latin, tantôt même en grec, les prouesses du voyageur et les talents de l'écrivain.

De fait, ce voyage de cinq mois, pendant lequel Coryat avait couvert plus de 3000 kilomètres, en bonne partie à pied, était déjà une sorte de record pour l'époque. Et les observations que le bonhomme sut accumuler en si peu de temps sont aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout peut-être, d'une saveur dont un indéniable bavardage n'arrive pas à diluer le piquant.

Strasbourg - Maison Renaissance à l'angle des rues de l'Epine et des Serruriers, 1589 Photo Eugène ML lier

Il faut lire dans la prose désuète de l'original le récit des mille découvertes que fit ce jeune contemporain de Shakespeare dans notre Europe occidentale. Il y voit pour la première fois des cigognes et des parapluies. Il y mange — et c'est en Italie, non en France — pour la première fois des grenouilles frites, et il a le courage de déclarer le mets excellent. Il est tout à fait séduit par l'usage qu'il voit faire, en ce même pays de civilisation

raffinée, des fourchettes, et il en rapporte quelques-unes en Angleterre, et il s'en servira, quitte à se voir décerner par un ami latiniste malicieux l'épithète de « furcifer ». Il s'étonne de voir dans les théâtres de Venise, d'ailleurs moins somptueux que les théâtres anglais, les rôles de femmes tenus, non comme dans sa patrie par de jeunes garçons, mais par d'authentiques représentants du beau sexe. Il raconte par le menu, avec gravure à l'appui, la visite qu'il voulut faire, dans la même ville, à une courtisane, auprès de qui d'ailleurs il sut se conduire en puritain non moins qu'en curieux. Certes, il n'oublie jamais son île, et lorsqu'il rencontre à Cologne la légende de Sainte-Ursule il lui plaît, oubliant presque son protestantisme, de rappeler que c'était une de ses compatriotes. Mais il n'en est pas moins capable d'apprécier la douce chaleur des édredons d'un lit fait à l'allemande, et il tiendra à rapporter chez lui, avec des fourchettes, la manière continentale,, qui lui semble devoir être: la bonne, de prononcer l'i latin comme un i pur et non comme une diph- thongue (ei ou ai) à la- manière des Anglais.


On le voit à ces quelques exemples, notre bonhomme n'était nullement un sot. Et les pages qu'il a consacrées à la capitale de l'Alsace, et que nous voudrions ici présenter à nos lecteurs, ne sont pas les plus amusantes de son journal; la science livresque que parfois elles incorporent se trouve être bien caduque; et le rapport qu'on nous fait ici, de choses qui nous sont familières souvent, nous paraîtra parfois bien longuet; n'importe : ce que Coryat a vu de ses yeux est généralement bien observé, et le Strasbourg de 1608 qu'il nous présente est assez plausible et intéressant pour qu'on l'examine quelques instants avec lui.

Avant d'en venir à la description de Strasbourg et de l'Alsace, le bon Coryat, s'étant embarqué à Bâle sur le Rhin, ne se tient pas d'envie de nous dire ce qu'il a pu apprendre sur ce beau fleuve. Il a ouï parler des deux sources qui lui donnent naissance au mont Adule, « non loin de la cité de Curie », croit-il, où les deux rivières se réunissent, tout près d'ailleurs de la source du Rhône. Il explique comment aux deux « cornes » que Virgile donnait encore au Rhin à son embouchure (Enéide, livre Vin) une troisième vint s'adjoindre, artificielle, celle-là, œuvre de ce Drusus qui voulait multiplier les obstacles aux « violentes invasions des Bataves ». Il rappelle avec émerveillement que selon « Tranquillus » (Suétone) César se fit faire pour son triomphe une « portraiture en or » de ce Rhin qui formait « la seule limite entre la Germanie et la France » par lui conquise. Chose plus « mémorable et admirable » encore est celle que Coryat a trouvée rapportée dans une « éloquente épître d'Ange Politien à son ami Jacobus, cardinal de Pavie » — et qu'il conjecture à tort empruntée au livre de Tacite De Moribus Germanorum ; ici il faut laisser la parole à notre naïf voyageur :

« Le Rhin avait au temps passé une propriété plus étrange que celles d'aucune autre rivière du monde entier dont j'aie pu entendre ou lire rapport quelconque ès histoires soit sacrées soit profanes, c'est à savoir que tous petits enfants qui étaient jetés dans son lit (chose qui advenait parfois) s'ils étaient nés hors mariage, le fleuve, comme juste vengeur du lit pollué de la mère, les engloutissait bientôt dans son courant rapide; mais s'il les trouvait procréés dans l'honnête et chaste union conjugale, il les portait doucement et tranquillement au sommet de son flot, et les restituait aux mains tremblantes de la mère éplorée, accordant ainsi le salut au petit innocent en témoignage très véridique de la chasteté sans tache de sa génitrice. »

Et puisque, Coryat le sait, « depuis le temps du roi Charlemagne et de ses successeurs », ce pays d'Alsace fait partie non plus de la France mais de

la Germanie, il entend compléter son introduction par l'étude de quelques étymologies des trois noms Germania, Teutonia, Alemannia, dont il nous prévient qu'elles sont «très élégantes». En jugera qui voudra les voir.

De l'Alsace dans son ensemble Coryat a peu de chose à dire :

« Elle se divise en deux parties, la haute et la basse; c'est un territoire très peuplé, abondant en belles villes et cités dont les principales sont Strasbourg, Rubeaquum communément appelé Rufach, et Colmaria, enrichi de précieuses mines d'argent, et réputé si fertile que certains n'hésitent pas à l'appeler le jardin de la Germanie. Autrefois on l'appela la petite France, et ce pendant cinq cents ans. Après quoi elle fut convertie en landgraviat, et pendant maintes années elle reconnut un landgrave comme son souverain seigneur. »

Pour servir de préface à sa description de Strasbourg, Coryat, en bon fils qu'il est de la Renaissance classique, ne trouve rien de mieux que le fameux poème latin de Fritschlin, qui déjà figurait sur les gravures du temps représentant la cathédrale, mais que notre auteur dit avoir puisé « dans un certain livre élégant que son bon ami et voisin, noble George Sydenham », fils et héritier de son très honorable ami Sir John Sydenham, lui prêta fort aimablement » :

Urbs antiqua jacet (primi coluere Triboces) Argentoratum, ripis contermina Rheni.

Notre Oxonien ne résiste pas au malin plaisir de signaler dans l'un des vers qui décrivent la cathédrale une faute de quantité :

Ad galeam duxit opus, et testudine sepsit

«erreur, dit-il, mais non intolérable »...

Il situe ensuite la ville « en une fort plaisante et délectable plaine, à environ un quart de mille anglais du Rhin; elle est d'ailleurs bien arrosée par trois autres rivières, le Kintzgus, l'Ill et la Bruche, dont la dernière traverse une partie de la cité; et c'est un lieu de si excellente fécondité et fertilité — comme un certain marchand anglais me le dit, qui a nom Robert Kingman, natif de Herefordshire, mais alors résident à Strasbourg avec toute sa famille — que pour l'aménité de la situation et pour la surabondance de toutes choses souhaitables au cœur de l'homme, il passe de loin toutes autres cités du même territoire... Contemplant les douces campagnes, les prairies, les lacs, les vignobles et jardins à l'entour, je me dis que je pouvais très justement appeler la plaine circumjacente à Strasbourg sumen Alsatiae, tout ainsi que l'ancien his-


toriographe Flavius Vopiscus appelait jadis les campagnes de Rosea près la cité de Bologne sumen Italiae. »

Quelques mots encore sur l'antiquité de la ville et sur l'origine de son nom : « comme Trêves eut sa dénomination de Trebeta, le fils de Ninus, rois des Assyriens, ainsi fut cette cité appelée d'abord (au rapport de Munster) Trebes-

burgum ou Tyrasburgum du nom du même fondateur ; mais ensuite par changement ou addition de quelques lettres Strasburgum. Mais d'autres attribuent ce changement à la tyrannie d'Attila, roi des Huns, qui après avoir démoli cette cité avec beaucoup d'autres nobles cités d'Allemagne de Germanie, en rasa les murs avec une si extrême furie qu'il ouvrit libre voie et passage à toutes sortes de gens, lequel accident donna lieu au nom de

Strasbourg - Maison Kammerzell rez-de-chaussée 1467, étages supérieurs 1589 Photo Eugène AVu lier

Strasbourg

Oriel Renaissance fossé des Tailleurs début XVIIe siècle

Photo Eugène lI/uller

Strasbourg

OEuvre Notre-Dame, 1579-85 Photo Eugène Muller

Strasbourg, c'est-à-dire cité qui se laisse traverser par tout le monde, car Stroze en haut allemand (Coryat a connu le mot comme on le prononçait chez nous) signifie un chemin. Le même Attila imposa aussi un autre nom à la ville, qu'elle conserva un bout de temps, vide- licet Polyodopolis, lequel signifie la même chose que l'autre nom, puisqu'il est proposé de trois mots grecs, etc. » Et de même le nom latin Argentina « vient du mot latin argentum qui signifie argent, pour ce crue, cruand

la cité était sujette de l'Empire romain, un questeur y faisait sa résidence, représentant le sénat de Rome, et y tenait sa cour des comptes, recueillant ici tous tributs et rentes dus aux Romains dans ces régions, comme en un gazophylacium, autant dire une chambre de contrôle où l'on tenait en sûreté le trésor romain, comme auparavant Lyon avait été désignée comme ville de contrôle pour les romains en la province de France..»


Enfin la description de notre ville commence : « Il y a maintes nobles choses en cette cité renommée qui l'embellissent grandement — comme la hauteur des bâtiments, la multitude des maisons, les rues braves et spacieuses et proprement tenues, la grande fréquence de gens en icelles, les puissants murs de défense faits de pierre dure et ornés de fiers créneaux, diverses tours, solides boulevards, belles portes, grands et profonds fossés creusés tout à l'entour; j'ai observé deux murs distincts, séparés par un espace convenable, chacun flanqué d'un fossé profond. En vérité ces doubles murailles donnent beaucoup de grâce à la cité. Mais les choses qui tout spécialement font l'illustration et l'ornement de Strasbourg sont deux, desquelles je veux un peu discourir en détail, car ce sont les fabriques les plus incomparables et nonpareilles de toute la Chrétienté, aucune autre cité en Europe n'offrant leurs semblables et ce sont la tour de l'église cathédrale et une horloge en la dite église.»

«Mais avant de parler de ces choses je ferai d'abord quelque relation de l'église, comme étant le corps principal dont celles-ci sont les membres les plus importants et les plus beaux. L'église cathédrale est dédiée à Notre-Dame et s'appelle communément le Minster de Strasbourg. Elle fut fondée vers l'an 508 par Clodoveus, le premier roi chrétien de France qui fut aussi le fondateur de cette principale église de Zürich, appelée Saint- Félix et Sainte-Regula, dont j'ai parlé. A l'entrée de l'église sont trois portes faites d'airain massif, ornées de beaucoup de sujets historiques de l'ancien et du nouveau Testament, curieusement représentés en jolies petites images au-dessus des portes. Dans l'église, vers son extrémité occidentale, il y a de belles orgues, que l'on réparait quand je me trouvais là, et qui seront d'excellente beauté une fois parachevées; car les citoyens ont fait de grands frais pour les dorer. J'ai observé dans cette église une chose que je n'ai vue en aucune autre église, à savoir un puits, dans l'aile méridionale; l'eau en sert à divers usages, comme pour arroser l'église afin de la tenir propre, et aussi pour baptiser les enfants, etc. Mais cette église le cède à la cathédrale de Bâle que j'ai déjà tant louée, pour autant que (sauf les deux choses que je vais ensuite décrire) je n'ai pu y découvrir un seul monument. On a dans cette église de très religieux exercices; car deux fois par jour de semaine un sermon y est prêché par un savant théologien. Il y a six autres églises en la cité. »

Mais voici Coryat arrivé au sujet qui surtout l'intéresse, à la description de la tour et de l'horloge de Strasbourg :

« Je commencerai par la tour, considérant qu'elle est la plus belle des deux. A coup sûr elle est, et

de beaucoup, le plus exquis ouvrage de ce genre qu'onques j'aie vu, aussi bien pour sa hauteur que pour la rare curiosité de son architecture ; si bien que ni la France, ni l'Italie, ni aucune autre cité de Suisse ou de la vaste Germanie, ni d'aucune autre province ou île quelconque dans les limites du monde chrétien, n'en peuvent montrer de pareille. Elle fut commencée l'an 1277, au temps où Rodolphe Comte de Habsbourg était Empereur d'Allemagne, et son érection continua vingt et huit années, jusqu'à ce qu'elle fut parfaitement achevée. Le principal architecte fut un certain Erwinus de Steinbach (comme l'atteste l'auteur des excellents hexamètres que j'ai mis en tête de cette description de Strasbourg) lequel conçut tout le modèle de l'ouvrage et fut le principal maçon de l'exécution de cette incomparable machine, élevée par lui de la base au sommet avec des pierres taillées de la manière la plus habile et la plus rare. Les escaliers qui montent au sommet sont du plan tournant, et se divisent en quatre séries, et là où l'épaisseur de la tour s'amincit en flèche il y a huit séries de ces escaliers tournants s'élevant au-dessus des quatre premiers. La boule qui se trouve au haut du tout semble à ceux qui se tiennent au bas, sur le sol, non plus grande qu'un boisseau, mais sa circonférence est si large qu'elle peut bien contenir cinq ou six hommes suffisants et forts. Les maints pinacles, images, ou motifs fort curieux taillés en pierre tout autour de la masse de la tour sont de si singulière beauté qu'elles sont admirables à regarder et telles qu'en raison de la rare nouveauté du travail elles jetteront l'étranger qui n'est que novice en une véritable extase d'émerveillement. Aussi l'altitude de la tour est si étrange que de la base au sommet, dit-on, il y a cinq cent soixante-quatorze pieds géométriques; ce qui excède les fameuses tours italiennes, comme celle de Crémone qu'on estime la plus haute d'Italie, Saint Marc de Venise, que les Vénitiens considérent, bien qu'elle n'ait que deux cent quatre-vingts pieds de haut, comme une tour de hauteur notable — ce qu'elle semble être en effet à quiconque vient à Venise par mer ; de même la fine tour de Vicence est très élevée, mais toutes sont bien inférieures à cette non-pareille tour de Strasbourg. Et donc pour conclure ce discours, j'attribue tant de prix à cette tour que je l'estime une des principales merveilles de la Chrétienté. »

La description que Coryat donne de l'horloge de la cathédrale est beaucoup plus longue et détaillée ; mais il est d'autant moins nécessaire de la traduire in extenso qu'elle s'accompagne d'une gravure, et c'est sur cette gravure que nous voudrions surtout attirer l'attention : non qu'elle soit particulièrement artistique ou qu'elle nous révèle quoi que ce soit


que déjà nous ne connaissions : elle n'est qu'une simplification des gravures strasbourgeoises de Stimmer ou peut-être de Brun que l'on peut voir à notre Cabinet des estampes au Château de Rohan ; et les ombres que le graveur anglais a jetées franchement vers la droite, comme si la lumière venait de gauche, montrent bien qu'il ne travaillait point d'après nature ; mais vaille que vaille, cette pièce peu remarquée sinon totalement oubliée mérite sans doute de figurer au premier rang de celles qui constitueraient l'histoire iconographique de notre cathédrale, et à ce titre nous en donnons ici la photographie.

Sur cette question aussi notre voyageur anglais est capable d'erreur : il croit — ayant peut-être entendu parler de Martin Habrecht pour qui son assertion serait valable —.que l'inventeur de la merveille, Conrad Dasypodius, était encore en vie lors de sa visite à Strasbourg ; et il n'a pas pris la peine de chercher dans « Daniel 2. Cap. » le nom du roi « portant sceptre royal » qui figure sur le second des panneaux de l'édicule de gauche ; il n'a pas reconnu le caractère de ces quatre « hommes mécaniques » qui sortent l'un après l'autre, à chaque quart d'heure, « avec une grâce fort délicieuse et plaisante, tenant en main de petites bannières dont ils frappent les cloches, se remplaçant à tour de rôle dans leur fonction avec une belle

diligence et un beau décorum ». Mais l'excuse de Coryat, qu'il ne manque pas de nous donner, est qu'au bout d'une demi-heure ou peu davantage, alors qu'il était au milieu de son « curieux examen, le sacristain vint fermer les portes de l'église ». Du moins avait-il eu le temps de copier toutes les inscriptions latines qu'il pouvait lire sur le monument, et d'écouter, « à trois heures de l'après-midi », chanter le coq — ce qu'il raconte avec son mélange habituel de naïveté et d'érudition :

« C'est une très excellente effigie d'un coq, qui représente moult curieusement la forme vivante de cette créature vocale, et qui chante à certaines heures (onze heures du matin et trois heures après midi) produisant un cri très aigu et fort comme un coq naturel, et bien plus (ce qui rend la chose encore plus admirable) une voix qui contrefait de très près la véritable voix de l'oiseau. Sur quoi je m'étonnai autant que j'aurais fait si j'avais vu ce fameux pigeon de bois d'Architus Tarentinus le philosophe (tant célébré par les anciens historiens) volant dans les airs ».

En somme Coryat résume ses impressions en disant que c'est ici « le Phénix de toutes les horloges de Chrétienté : car elle passe d'autant toutes les horloges que j'avais pu voir auparavant, comme celle de la place Saint-Marc à Venise, et celle aussi de Middelborough en Zélande que je devais voir

Strasbourg - Le « Neue Bau » actuellement, Hôtel de la Chambre de Commerce, 1582-85 Photo Eugène Millier


ensuite, elle les passe toutes autant, dis-je, qu'une belle jeune dame de l'âge de dix-huit ans qui a été très élégamment élevée passe dans le riche arroi de sa beauté une simple et grossière souillon de campagne, autant qu'une riche perle d'orient passe

un morceau d'ambre commun.» Et le bon fils d'Albion que Coryat est demeuré malgré ses voyages termine son rapport en souhaitant qu'il se trouve quelque puissante corporation qui veuille doter d'un semblable monument l'église Saint-Paul ou quelque autre notable église du lieu «pour le plus grand ornement de la cité métropolitaine de notre fameuse île de Grande Bretagne. »

Notre visiteur ne laisse pas son sujet sans ajouter quelques mots de l'aspect général de la ville et de ses habitants : il a entendu vanter mais n'a pu voir l'arsenal (( armoury») le plus beau de toute- la Germanie après celui de Dresde :

«Beaucoup des bâtiments de Strasbourg sont très beaux et de bonne hauteur, jusqu'à quatre étages, particulièrement leurs monuments publics, comme l'hôtel de ville (councell house). Mais

L'horloge de la cathédrale de Strasbourg Gravure illustrant les « Crudités de Thomas Coryat ... »

la plupart des maisons sont bâties de bois. J'ai remarqué ici, comme ailleurs en plusieurs autres villes de Germanie ... que les deux pignons des maisons sont pourvus de créneaux, et un très grand nombre des maisons de Strasbourg sont construites de telle sorte que non seulement les extrémités, mais encore les côtés sont ornés de

ces créneaux qui donnent aux demeures bien de la grâce et de l'ornement. J'ai aussi vu ici l'un des plus beaux abattoirs que j'aie rencontrés en mes voyages. Et sur la façade de la maison d'un citoyen j'ai vu quinze des premiers empereurs romains

peints fort galamment. »

« Il y a une université en cette ville, mais c'est chose très obscure et basse, qui ne répond en rien à la majesté d'une si belle cité. Car elle n'a qu'un collège, que je visitai, et qui est pour l'édifice et l'entretien l'un des plus pauvres collèges que j'aie vus, tant que je n'en puis rapporter aucune chose mémorable, sauf un joli cloître qui en dépend. »

« J'observai que certaines des femmes de cette ville pratiquent cette manière de tresser leurs cheveux en deux longues tresses pendantes sur leurs épaules, que je vis à Zurich et à Bâle ; mais l'usage n'est pas un quart aussi répandu ici qu'à Bâle. Quant à cette étrange espèce de chapeau que les femmes et les hommes portent à Bâle également, nul ne s'en sert ici; mais la plupart des femmes, surtout les matrones, portent

de très larges chapeaux de velours noir d'aussi grande largeur.

Suit un résumé en trois pages de l'histoire de la ville, avec un éloge de sa très « excellente forme aristocratique de république », et une courte liste de ses gloires récentes « Joannes Sturmius, Joannes


Sleidanus, Jacobus Micyllus, Joannes Guinterius et Joannes Piscator ». Il y a là plus d'inexactitudes et de banalités que dans le reste de ces notes de voyage ; et nous pouvons quitter notre « pédestre pèlerin », comme il aimait s'intituler, sans nous attarder davantage, au moment où il mesure soigneusement le pont de bois du Rhin — mille quatre vingt six pas de longueur, dit-il, « le plus long que j'aie jamais passé, mais non du tout beau car les poutres et planches en sont très rudement assem-

blées » — et où il paie son péage « un peu moins d'un liard anglais », avant de pénétrer dans le pays de Bade.

C'était le samedi 3 septembre 1608, non loin de onze heures du matin. Il y avait exactement vingt quatre heures que Coryat était arrivé à Strasbourg. Quelque facile que son bavardage puisse paraître, on conviendra qu'il sut employer assez utilement son temps — sinon le nôtre.

A. KOSZUL,

Professeur à l'Université de Strasbourg

Strasbourg • Maison Renaissance de la rue de la Douane (Maison Lauth), 1586

Photo Eugène Mut/er


Le glacis de Phalsbourg Collection Wittmann et fils

QUELQUES ASPECTS DE PHALSBOURG

c

e fut en Suisse, que j'ai vu pour la première fois Phalsbourg, cette « haute cité lorraine ».

Au cours d'un voyage j'ai rencontré en Suisse un peintre hollandais de grand talent. Venu à parler d'Erckmann-Chatrian et de Phalsbourg qu'il ne connaissait pas mais qu'il avait « vu » maintes fois à travers les contes fantastiques d'Erckmann, il me récita par cœur la belle description de la vieille forteresse de Vauban tirée de l' Invasion et que voici :

« Phalsbourg est une petite place forte, à cheval sur la route impériale de Strasbourg à Paris; elle commande la côte de Saverne, les défilés du Haut-Barr, de la Roche-plate, de la Bonne- Fontaine et du Graufthal; ses bastions, ses avancées, ses demi-lunes se découpent en zig-zags sur un plateau rocheux : de loin on croirait pouvoir en franchir les murs d'une enjambée; mais en arrivant, on découvre le fossé large de cent pieds, profond de trente, et les sombres remparts taillés dans le roc en face. Cela vous arrête tout court. Du reste, sauf l'église, la maison commune, les deux portes de France et d'Allemagne en forme de mître, les aiguilles des deux poudrières, tout le reste se cache derrière le glacis. Telle est la petite ville de Phalsbourg, qui ne manque pas d'un certain caractère de grandeur, surtout lorsqu'on traverse ses ponts et qu'on pénètre sous ses portes trapues, garnies de herses à dents de fer. A l'intérieur, les maisons se distribuent par quartiers réguliers ; elles sont basses, bien alignées; construites en pierres de taille; tout y porte le cachet militaire... »

Inutile de dire que cette ... récitation, dans le cadre où elle fut faite par un étranger, me causa le plus vif plaisir et excita ma curiosité à tel point qu'un jour je me vis attiré par Phalsbourg. C'était un soir d'hiver. La neige tombait douce, feûtrée, prenant la couleur des réverbères, la forme des maisons, étendant un linceul de silence, très loin, très loin sur les bâtiments militaires dont chaque pierre a une histoire que les hommes n'oublieront jamais. Une espèce de blancheur étouffante enveloppait comme dans un voile d'histoire la rumeur des choses. Puis, je me suis passionnément intéressé, comme tout étranger avant moi, à ces choses et à cette histoire. Non pas seulement que ces pierres me racontaient un passé psychique que vous ne trouverez pas dans les documents morts et qui fut et reste un conte tout personnel, mais cette petite ville mi-lorraine mi-alsacienne a mérité et gagné l'intérêt de beaucoup d'étrangers. Plus tard, quand nous avons fondé à Phalsbourg le « Cercle Erckmann-Chatrian », nous avons pu constater combien cet intérêt était grand, notamment à travers Erckmann-Chatrian. Et nous nous sommes fait raconter que pendant la guerre les officiers allemands par mille détails ont prouvé qu'ils avaient vu et étudié à travers l'œuvre d'Erckmann-Chatrian la ville même. Et aujourd'hui même l'intérêt n'est pas éteint. Il se dirige de tous les coins du pays vers la scène aussi pittoresque que simple des « romans populaires nationaux ».

Mais on est tenté de croire — et maints visiteurs étrangers ont succombé à cette tentation —


Plan de Phalsbourg en 1710, d'après Bodenehr

que Phalsbourg est une vieille ville avec un passé qui se laisserait poursuivre jusque dans les premiers siècles de notre ère. Il n'en est rien. Son passé est plutôt moins long que riche.

La ville fut fondé en 1570 à côté de l'ancien village d'Einhartzhausen par le comte palatin Jean-Georges de Weldentz-La-Petite-Pierre (Hans- Jerry) et appelé par lui Phalsbourg (c'est-à-dire forteresse palatine). Elle était la place de refuge, surtout de ceux qui étaient pourchassés de France. Elle fut achetée avec tous les villages qui l'environnaient (voir plus loin) par la Lorraine. De

1620 à 1661 les seigneurs de Phalsbourg et Lixheim formèrent une principauté du Saint-Empire qui fut donnée en dot en 1620, par Henri IV, duc de Lorraine, à la célèbre Henriette de Lorraine, lors de son mariage avec Louis de Guise; avec ce dernier elle vint 1 pendant quelques années habiter le vieux château restauré. Mais ce ne fut pas une époque brillante dans l'histoire de la ville. A la mort de son premier mari, Henriette prit le titre de princesse de Phalsbourg et Lixim. Sur l'ordre du tout-puissant cardinal de Richelieu la veuve dût prendre la fuite à Bruxelles en 1633. Riche-

Médaillon du fondateur de Phalsbourg :

Georg Joannes Dei Gracia Cornes Palatinus Rhenans dux Bavaria Cornes Veldensis

lieu, après avoir refoulé en Allemagne, Charles IV, un aventurier d'allure extraordinaire (neveu de la princesse) étendit sur toute la Lorraine, mâtée par la perte et la ruine plus que par les armes, une sorte de protectorat par occupation armée et destruction de la plupart des forteresses. Dès 1634, la ville fut occupée par une garnison française, mais ne fut annexée à la France qu'en 1661 par le traité de Vincennes (1). Avant cette date la ville avait logé quelques hôtes illustres et fort gênants, mais elle accueillit notre glorieux Turenne en 1647. L'année 1650 marque un recul

un peu sombre et sans gloire des troupes françaises : Charles IV de Lorraine rentre à Phalsbourg et agrée les offres de service de Laplante. Ce dernier reçoit la princesse Henriette, qui rentre en 1653 dans sa petite capitale. Elle est accompagnée de son quatrième mari, le jeune Gênois François de Grimaldi. Encore que fort excentrique « la bonne princesse » plaisait à ses sujets. Son séjour dura six années pendant lesquelles elle exerça le pouvoir souverain et tint cour. Elle se retira en 1659 à Neuf-Château et

(1) Voir Dr Saint-Aubin. — Le Pays de Phalsbourg.


y mourut bientôt. Par la cour de Versailles, son mari fut reconnu prince de Lixheim.

En 1680, Vauban pose la première pierre de l'enceinte de la forteresse que Louis XIV avait désirée voir devant le passage de Saverne pour protéger « le beau jardin ». Pendant les guerres de l'Empire, cette forteresse résista avec succès aux troupes ennemies alliées contre Napoléon. L'Empire a pourvu

la ville d'une charte, et elle porte dans son sceau les armes mêlées du Palatinat du Rhin, du duché de Bavière et de la principauté de Weldentz.

En 1870, bombardée par l'artillerie de campagne allemande du 10 au 14 août, la forteresse commandée par le colonel Taillon-Taillant, ne capitula que le 12 décembre après une longue et vaillante défense digne des Phalsbourgeois. Nous n'aurons pas l'ambition de vouloir raconter les sièges de Phalsbourg. Erckmann a entrepris cette narration dans ses romans populaires mieux que nous ne saurions l'imaginer. A présent les fortifications sont démantelées et les pièces de l'ancien rempart attendent qu'on y fasse pousser un bois ou qu'on y plante des arbres fruitiers (1) pour protéger la ville contre les vents froids qui sont assez fréquents sur ce plateau avancé vers la plaine.

Nous pensons le mieux répondre au titre que nous avons donné à ce petit travail, en allant dans les différentes directions de la ville qu'indique sa construction et en racontant comme à un visi-

Phalsbourg - La Place d'Armes.

L'église, l'hôtel de ville et le monument du maréchal Mouton, comte de Lobau

Photo E,;clienianri

teur en chair et en os quelques détails intéressants.

Nous sommes sur la place d'armes, au centre de la ville, et grâce à la construction de Vauban nous voyons dans toutes les directions et à égales distances les sorties de la ville. La fortification a comme toutes celles de Vauban la dis-

position hexagonale ce qui permettait aux canons de la place de commander les nombreux vallonnements qui l'entourent et ce qui nous permet aussi de découvrir un vaste horizon. — « Face aux bois de la côte de Saverne qui barrent à l'est l'horizon et masquent la basse plaine de l'Alsace, Phalsbourg sur un petit plateau est la dernière cité lorraine, à cheval sur la route de Paris. La grande voie ferrée passe à quatre kilomètres vers le sud, au défilé de Lutzelbourg, trouant les dernières pentes des Vosges centrales à partir du Donon. Au nord-ouest c'est la plaine aux nombreux clochers vers Metz. Au nord-est, les bois et vallonnements du West- reich, la région sauvage de Bitche où abondent les souvenirs des temps féodaux. A l'ouest, l'horizon est barré par le plateau de Mittelbronn, et au-delà commencent les petits villages lorrains avec leur physionomie si particulière, toujours la même, depuis Verdun. »

(1) D'après une proposition charmante que m'a faite tout récemment Mme Gross, petite-nièce d'Emile Erckmann.


Le rocher de la « Bande noire »

Refuge des contrebandiers aux environs de Phalsbourg. Entre autres inscriptions : « Réunion des hiboux et de la bande noire, Rinaldini 1837 »

Photo Escliemann


Phalsbourg - Ancienne porte de France d'après une peinture de l'époque

Mais avant d'aller trop loin, regardons devant nous. Au milieu de la grande et belle place carrée, trésor de Phalsbourg, se trouve la statue du maréchal Georges Mouton, né à Phalsbourg, qui « partit simple soldat et revint maréchal de France », auquel Napoléon, après avoir dit : « Mon Mouton est un lion », conféra le titre de comte de Lobau. Depuis que la place ne sert plus aux prises d'armes, le maréchal Mouton n'a plus son sourire d'airain; il semble s'ennuyer et chercher un remplaçant sur son piédestal.

Nous suivons son regard : l'église au clocher carré et inachevé et que les gens de Phalsbourg appellent parfois leur cathédrale, se dresse devant lui. Au troisième siège cette église fut bombardée, seule, d'après la légende historique, la vierge resta sur le haut. Le regard de Mouton l'effleure et se dirige vers l'ouest, vers la porte de France. Les deux portes monumentales en forme de mître, situées à l'ouest et à l'est, porte de France et porte d'Allemagne, donnent à la ville son cachet particulier que les trois casernes avaient précisé durant le temps que Phalsbourg était une mignonne garnison. A présent les sonneries des clairons

qu'Erckmann aimait à entendre, sont ensorcelées au fond des bastions, et les vieux canons, « l'âme lisse et la conscience tranquille », dorment dans quelque arsenal. La route ne passe plus par la porte de France, elle descend directement par une vallée pittoresque où harmonisent à merveille les prés les plus verts avec les rochers les plus expressifs, elle descend à Lutzelbourg et au delà vers plusieurs villages qui faisaient partie autrefois de la principauté de Phalsbourg, entre autres la ferme de Schacheneck qui s'élève sur les ruines du village Fischbach disparu pendant la guerre de Trente Ans. Plus loin encore on arrive à Dabo qu'on aperçoit de Phalsbourg et d'où les habitants faisaient passer par des signaux convenus des messages aux assiégés de 1870.

Dans la direction inverse nous quittons la ville par la porte d'Allemagne qui a son charme, elle aussi, et qui ouvre le chemin vers la plaine d'Alsace. La légende descend par la «Zaberner Steige» dans cette plaine en passant à « la colonne ». A la sortie de la porte se trouve une plaque rappelant la visite de Gœthe à Phalsbourg en 1771. Nous trouvons


Phalsbourg - Ancienne porte d'Allemagne d'après une peinture de l'époque

dans ses mémoires (livre X) le passage suivant concernant cette visite :

« Le lendemain matin nous nous remîmes en route sur la merveilleuse chaussée qui commence au sortir de la ville (de Saverne) et qui monte et descend d'épouvantables rochers par des pentes si douces et si adroitement combinées, que les chevaux peuvent presque toujours aller au trot. La longueur et la solidité de cette route, ses trottoirs pour les piétons, ses ruisseaux pavés pour l'écoulement des eaux, tout enfin la rend digne de servir d'entrée à un puissant royaume. C'est par cette route, connue sous le nom de montée de Saverne, qu'on arrive à Phalsbourg, forteresse moderne située sur une colline. Ses remparts sont élégants et solides, et la ville est ce que doit être une place forte. Il était à peine neuf heures du matin lorsque nous y arrivâmes, et cependant on valsait déjà dans presque toutes les auberges, car c'était un dimanche. Cette gaîté nous étonna, car nous avions entendu dire que la disette régnait dans la ville et qu'on craignait de la voir dégénérer en famine. Nous en aurions douté, si le boulanger chez lequel nous voulions acheter du pain ne nous en avait pas

refusé, parce qu'il lui était défendu d'en vendre aux étrangers qui pourraient l'emporter hors de la ville; il ajouta que si nous avions faim, nous trouverions de quoi nous satisfaire dans la première auberge que nous rencontrerions ; nous suivîmes son conseil ». L'Histoire cruelle nous raconte par une légende que ce fut le père du maréchal Mouton, boulanger, chez qui Goethe avait demandé du pain.

Mais peu nous importe. Nous quittons la ville par la porte d'Allemagne en laissant à notre droite les vestiges et les souterrains de l'ancien château de Henriette de Phalsbourg. Nous « descendons » ensuite par la « montée » de Saverne en suivant le chemin de Goethe. Nous pourrions aller voir tous ces endroits trop connus par les romans d'Erckmann- Chatrian et qui vivront dans l'histoire et dans la légende: Quatre-Vents, Barraques du Bois-de-Chêne, Dann, ou, plus près, La Roulette, ancienne station de diligences qui venaient de Saverne à Phalsbourg. Bonne-Fontaine nous invite et le rocher de la Bande Noire, endroit pittoresque où des contrebandiers avaient construit leur gîte certain. Et puis, ce serait la plaine d'Alsace qui s'ouvrirait devant nous après avoir trouvé une des plus belles


forêts d'automne qui se nourrit des parfums du sol de la Lorraine.

Mais il faut encore une fois revenir. On ne quitte pas ainsi une ville qui, comme une belle femme, ne veut et ne peut livrer ses secrets dans les premières minutes d'amour. Nous n'avions pas vu le côté nord où un énorme bâtiment délaissé barre la vue sur les anciennes fortifications : c'est la maison de travail. Certains croient que ce fut une honte pour

Emile Erckmann (à table, avec des lunettes) et plusieurs de ses amis, parmi eux Ed. Stamm, Schuler, Schneider, Ed. About, etc.

Collection de la petite-nièce d'Erckmann, Mme Juliette Kruger

la ville que d'avoir hébergé les sans-travail. On peut être d'un avis différent, pour nous, la présence de ce bâtiment est un symbole de ce que les Phals- bourgeois offrent à leurs prochains : des souvenirs et du travail. Non loin de cet endroit nous nous trouvons devant l'ancien collège, autrefois couvent des Dominicains, plus tard Ecole normale. C'est dans ce collège qu'Emile Erckmann, élève, avait puisé sa première science, où il fit connaissance du maître d'études Chatrian, où les archives nous livrent encore le compte-rendu vivant d'une grande révolution entre les élèves et leurs professeurs en 1848, où Erckmann en 1861 prononça un discours sur « ses anciens maîtres », discours qui mériterait d'être cité si la place n'était pas restreinte ; c'est enfin l'école

à laquelle Erckmann-Chatrian donnèrent leur nom et qui sous ce nom et sous la direction énergique de M. Guillaume connaît aujourd'hui une activité bienfaisante de nourrice intellectuelle pour toute la contrée.

Nous nous en voudrions de quitter avec vous la ville sans avoir vu un endroit où toute l'histoire de Phalsbourg et celle d'Erckmann trouvent leur charmant résumé : la demeure accueillante de la

petite-nièce d'Erckmann : Juliette (1). Les armoiries sur les meubles, les nombreux bibelots, nous font deviner l'histoire de la ville; les nombreux documents, manuscrits et photographies d'Erckmann et de ses amis nous disent que dans cette maison Emile Erckmann a travaillé pendant près de cinq ans. Les murs sont ornés de dessins originaux de Doré, Schuler, de photos dédicacées de Richard Wagner, d'Edmond About, d'Edouard Stamm et de tant d'autres Alsaciens, contemporains d'Erckmann. L'amabilité touchante avec laquelle « la petite Juliette » (2) nous accueille comme elle accueille

(1) Mme Docteur Kruger. Nous devons a son amabilité sans bornes des documents et notamment de nombreuses photographies parmi celles que nous présentons ici.

(2) Expression tirée des lettres d Erckmann à Mme Kruger.


tous ceux qui s'intéressent au grand romancier, nous semble elle-même un héritage sacré d'oncle Erckmann. Avec cette même amabilité elle nous ouvre un tiroir et nous cherche parmi d'autres manuscrits, deux poésies. « Oncle Erckmann nous a récité cela, dit-elle, quand nous étions assises sur ses genoux ». Ce sont deux poèmes inédits que nous offrons au lecteur qui a bien voulu nous suivre jusqu'ici :

« Ils étaient trente mille, entre Nice et Savone,

Au milieu des rochers que Mont Alto couronne, Vainqueurs à Loano, décimés par la faim,

La poudre leur manquait, les souliers et le pain.

Une nuit - à cette heure où le silence arrive; Quand des gardes du camp retentit le « qui-vive » ; Quand le son du tambour pour la dernière fois Eveille des échos endormis dans les bois Et que tout bruit s'éteint dans l'immense étendue,

A cette heure un soldat sentinelle perdue. »

« Dans l'antre d'un lion s'égara l'hirondelle ;

Il fallait un ticket, au maître de céans ;

Elle laissa tomber un duvet de son aile Et retrouva la clef des champs.

Un duvet ! C'est bien peu, direz-vous à la ronde. C'est bien peu, j'en conviens, pour se tirer de là; Mais le plus bel oiseau du monde Ne peut donner que ce qu'il a. »

Notre visite est terminée. Voilà Phalsbourg. Phalsbourg, une ville qui meurt ? Non, elle mène

une vie double, celle du présent sur une belle terre lorraine, et celle du passé dans le souvenir des hommes. Et nous en prenons comme témoin de cette dernière vie M. Millerand qui, devant le monument Erckmann-Chatrian, dans son discours d'inauguration, prononça les paroles suivantes : ... « Votre ville, je l'ai vue ... j'en avais parcouru les rues et les places avant même d'y avoir pénétré... Toute ma génération a été bercé dans sa jeunesse par les récits où votre compatriote Erckmann et son ami Chatrian ont évoqué et fait vibrer sous nos yeux l'Alsace et la Lorraine. Que de fois nous les avons relus ! leurs paysages nous étaient devenus familiers; nous avions coudoyé leurs personnages; notre amour pour votre beau pays, son histoire et ses légendes s'était nourri et exalté de ces lectures. Phalsbourg tenait parmi ces tableaux de la vie alsacienne et lorraine, sa place de choix que lui avait réservée la prédilection filiale de votre compatriote : il avait compris et reproduit avec une saisissante fidélité sa physionomie caractéristique ».

Camille SCHNEIDER.

Monument Erckmann-Chatrian, élevé en 1922 par souscription nationale Photo Eschemann


BIBLIOGRAPHIE

Jean Variot

v

oici deux livres dont les auteurs

appartiennent à l'Alsace, l'un, Jean Variot, par ses origines, l'au- tre, Georges Roux, par son sujet. Je n'ai pas à présenter Jean Variot aux lecteurs de La Vie en Alsace. Geor- ges Roux ne m'est point connu, mais son «Divorce de l'Alsace » (1) est un remarquable écrit qui traite

des questions d'Alsace avec une incontestable autorité. Pour ce qui est de Variot on sait qu'il a été le premier à rendre accessible à tous les Français par ses « Légendes et traditions orales de l'Alsace » les trésors du folklore alsacien. Il est évident qu'il se servait pour cela des études et recherches de ses prédécesseurs, les Stœber, etc. Mais il y ajoutait, et, là où il transcrivait, il le faisait avec une originalité, un ton si juste, une invention si heureuse qu'il restera le parfait vulgarisateur de ces trésors d'art trop longtemps ignorés. Le monument élevé par Jean Variot sera un jour sans doute le pendant de ces volumes définitifs : « La légende de la mort chez les Bretons armoricains », par Anatole Lebraz. Avec la « Résurrection du Feu » (1) Variot abandonne ses recherches de folkloriste et d'érudit, pas tout à fait du reste, on le verra tout à l'heure.

La « Résurrection du Feu » s'ouvre sur une préface où Jean Variot dit, entre autres choses, son admiration de Barrès. Il est curieux de constater, malgré les mérites de Barrès, qui est un grand écrivain, combien

(1) Éditions de la Nouvelle Revue Française, Paris.

ses théories sur l'Alsace et le Rhin ont découragé de jeunes Alsaciens. J'en connais qui refusent de le lire et ce sont des jeunes gens patriotes — à cause de ce qu'ils appellent ses élucubrations sur le Rhin. Sans doute y a-t-il là un oubli : l'oubli des services que Barrès a rendus. Il en est des services comme de toute chose : ils sont du moment. Une génération suit l'autre, elle juge différemment de toutes nos réalités. L'autre jour Paul Léautaud, dans son volume cynique et charmant « Passe-Temp"», se moquait avec esprit d'une page un peu ridicule de Barrès sur la Rhénanie. Ne demandons pas à nos jeunes Alsaciens plus de respect qu'il ne convient; on peut aimer le beau style, l'envolée d'un pur écrivain, même si son observation n'est pas réaliste.

Ces lignes étaient tracées lorsqu'un Français savant a bien voulu appeler mon attention sur un article de Schickelé paru dans le Tagebuch. Schicke- lé n'aime pas Barrès, mais ne s'aperçoit pas qu'il est aussi loin que cet écrivain d'une observation exacte. Barrès jugeait de haut, Schickelé juge de loin. Littérature n'est pas toujours vérité ! Tant s'en faut. Pourtant le il ne fallait pas émigrer de Barrès était une transcription exacte des faits relevés par nos observateurs. Se rend-on compte qu'à ce livre il conviendrait d'opposer un pendant contemporain avec cette inscription il ne faut pas émigrer rendue nécessaire aujourd'hui ?

Pour ce qui est de la « Résurrection du Feu», si le lecteur d'Alsace jugeait le livre sur sa fin, qui est belle, il commettrait une erreur. Il y a, dans ce beau volume, autre chose que cette fin. Ces solitaires de montagne, ces bûcherons, ces schlitteurs, ces forestiers, ces gardiens de troupeaux, errants et aventuriers militaires sont admirablement peints. Etres primitifs, près de la terre et du mont, que Variot, qui pourrait bien, s'il le voulait, devenir le Pirandello de la vieille Alsace, évoque avec un pittoresque bonheur. Et mieux, l'inévitable gendarme allemand vient là tout naturellement. Il s'agit d'un récit qui tout en aboutissant à cette résurrection du feu qu'est la guerre de 1914 contient des chapitres et des pages exactes bien que lyriques, et dépeint avec un humour très fidèle la vie anonyme


de nos montagnards. Le fait qu'un livre sur l'Alsace, publié à Paris, contienne ces données réalistes, est, pour nous, une sorte de délivrance. Ce que Variot a réussi par sa «Résurrection du Feu» c'est je crois une peinture exacte, une évocation de la terre qui s'étend entre Sainte-Marie, Aubure et Freland. Il a donné de la vallée d'Orbey et de ses environs, une description telle que seuls les poètes la réussissent. Avec infiniment plus de bonheur que je n'ai pu le faire, dans « Le Moulin des Sept-Fontaines » Variot fixe ainsi les traits de sa terre natale, ceux qu'il connaît le mieux. D'autres écrivains suivront le haut exemple de Jean Variot; ils voudront donner à la France une image fidèle de toutes les régions pittoresques qui constituent dans leur ensemble la physionomie de cette Alsace que nous aimons.

Après le livre de l'Alsacien Variot celui de l'observateur alsacien, Georges Roux.

Géographiquement, l'Alsace est une vallée encaissée entre deux barrières. L'habitant est peu disposé à en sortir. Il n'a guère le goût du voyage et il sort rarement de chez lui. Ce pays fermé est traditionaliste. Agricole, il est conservateur. On y respire une atmosphère patriarcale, un tantinet vieillotte.

Entre les deux grandes masses d'attraction ses voisines, que pourra bien être l'Alsace? Sera-t-elle française? Sera-t-elle, allemande? Ou bien ballottée de l'une à l'autre, déçue par les deux, repliée sur elle-même, sera-t-elle farouchement particulière et particulariste ? Si l'on vient de France, l'Alsace d'aujourd'hui paraît germanique, mais si l'on fait l'expérience inverse, si l'on arrive d'Allemagne on y trouve une allure française. Cette double impression est caractéristique.

M. Georges Roux passe rapidement sur le moyen-âge germanique, et même l'Alsace française de la Révolution à 1914 ne retient pas longtemps son attention. Ce sont les problèmes d'aujourd'hui qui le préoccupent. Il les étudie avec beaucoup de clarté. Les problèmes civils, le bilinguisme l'intéressent, plus encore le problème religieux.

Observons, écrit M. Georges Roux, que depuis la désannexion, l'influence du clergé a été en fait accrue à notre insu par la faiblesse du gouvernement de Paris. Chez nous la rupture du Concordat a laissé se perdre une tradition. En Alsace, nous y avons un instrument dont nous ne savons plus nous servir. Les maîtres radicaux n'ont pas su utiliser ces fonctionnaires, si nouveaux pour eux. On les a regardés avec la méfiance que les enfants apportent devant des jouets neufs. On laisse prêcher et enseigner le catéchisme en allemand, même dans les localités où la plupart des fidèles savent le français. Il y a là quel-

que chose de choquant que ne devrait pas tolérer un gouvernement digne de ce nom.

Sages paroles s'il en fut et M. Georges Roux continue : Le curé alsacien est le véritable maître spirituel. Cette puissance, il s'en sert sans hésitation pour des fins politiques.

Sur l'abbé Haegy : Cette figure qui domine l'Alsace d'aujourd'hui... puis à la page 57 : L'intéressant en effet est de savoir quelle est sa conception de l'Alsace. Il la livre difficilement, craignant par opportunisme les réactions. Peut-être d'ailleurs sa pensée n'est-elle pas définitivement fixée. Il m'a cependant paru qu'elle se rapprochait du concept fédéraliste de la Suisse prochaine qu'il connaît bien et qu'il aime. Cette idée étant impraticable, loin de revenir en arrière, ce théoricien idéaliste la pousserait en avant jusqu'à préconiser la constitution d'un petit État neutre comme le Luxembourg. Ce prêtre certainement très chrétien reflèterait-il l'ambition prêtée à certains cercles romains de créer le long du Rhin un chapelet d'Etats catholiques, tampons entre la France et l'Allemagne? C'est au fond un internationaliste. La notion précise de patrie lui échappe. Des hommes comme l'abbé Haegy, des gouvernements bien faits les fusillent comme des idéologues dangereux, ou s'en servent en collaborateurs d'autant plus précieux, qu'ils sont indépendants. Les représentants de la France se contentent de l'ignorer, lui faisant la plus mauvaise des guerres : celle des coups d'épingle.

Les procès sont en toute matière de piètres solutions, mais en politique, ils deviennent une maladresse lorsqu'ils ne doivent pas être autre chose qu'une formalité étouffante et aboutir à l'anéantissement prémédité de l'ennemi. Tout déjà a été dit sur les poursuites judiciaires intentées à Colmar, sur leur condition déplorable et sur leurs effets néfastes. Et cependant on recommence à Besançon. Politique de robins de province.

Et M. Georges Roux de conclure en revenant à l'abbé Haegy : Ce théoricien passionné ferait pour la cause de sa chère Alsace, alliance avec le diable.

En a-t-il contracté une avec ses anciens maîtres de Wurtzbourg, les Allemands?

Il est peu probable qu'à cette question M. l'abbé Haegy aille répondre. Mais c'est à la page 67 que le livre de M. Georges Roux devient intéressant. Il y prouve que s'il n'a pas été la victime des oracles locaux, il n'a pas échappé non plus à leurs avis tendancieux. Voici :

La politique française en Alsace, s'appuie sur quatre éléments :

10 des radicaux, généralement des' bourgeois cultivés, peu nombreux et sans grande influence.


2° des israélites depuis toujours attachés à notre pays auquel ils doivent beaucoup.

3° des socialistes autrefois pro-allemands, devenus patriotes par anticléricalisme, ce qui n'est pas très convaincant.

4° des chauvins excités, ayant en général personnellement souffert de la domination allemande, mais dont le patriotisme exalté choque par son manque de mesure et fait à notre cause plus de tort que de bien.

Cette énumération est fausse. La France et sa politique s'appuient en Alsace sur la bourgeoisie radicale ou libérale ou démocratique, il n'importe, et sans différence de confession. Il est certain que les Israélites lui sont attachés et qu'ils ne réclament rien au delà de ce qui est accordé à leurs coreligionnaires à l'intérieur. M. Georges Roux n'insiste pas là-dessus. Il a tort. Lorsqu'on écrit de l'Alsace il faut étudier les origines de ce goût de l'exceptionnel qui frappe dans certains milieux. Les milieux cléricaux par exemple cultivent ce goût-là. Ils comprennent des individus qui, par cléricalisme, depuis 1914 sont devenus pro-allemands — ou du moins anti-français. Les oracles locaux ont égaré M. Georges Roux sur le troisième point. Ce ne furent pas les socialistes alsaciens que haïssent ces oracles qui furent pro-allemands. Mais ils ne purent empêcher la présence des Allemands dans leur pays. Lorsqu'avant la guerre les Peirotes, les Imbs, publiaient dans la Freie Presse par exemple, le journal des ouvriers socialistes, une traduction en allemand de « Madame Thérèse », d'Erckmann- Chatrian, ils faisaient plus pour la France que les bourgeois dans leurs salons. C'est évident. Il est ridicule de croire les oracles cléricaux, ou alliés de ceux-ci, lorsqu'ils écrivent ou disent que c'est par anticléricalisme que les socialistes, autrefois proallemands sont devenus patriotes. D'abord les socialistes n'étaient pas pro-allemands. C'étaient des ouvriers, non des bourgeois ni des curés de campagne qui, pompiers ou gymnastes, avant 1914 sonnaient du clairon dans les rues de Mulhouse ou de Strasbourg, agaçant les Allemands par leurs sonneries françaises. S'il ne suffisait d'interroger les Wicky, Peirotes, Imbs et autres qu'on s'adresse donc au signataire de ces lignes qui aujourd'hui encore se souvient avec émotion de l'admirable élan désintéressé vers la France des syndicats ouvriers au lendemain de l'armistice (œuvre, cours de français, conférences de La Renaissance alsacienne).

Nous sommes loin de faire un reproche à M. Georges Roux de ces quelques lacunes. Il a répété ce qu'on lui a dit. Il est impossible à l'observateur indirect de ne pas se tromper un peu sur tels points de détail. Et, ce qui me frappe, c'est que M. Georges Roux se soit malgré tout si peu trompé. Je ne discuterai pas ses conclusions. M. Georges Roux recommande la création d'un poste de sur-préfet et il aime les solutions fédéralistes. Dans tout ce qu'il dit à ce sujet le Français prendra ou laissera selon ses vues personnelles. L'Alsacien, lui, ne voudra point croire que l'opposition des démagogues cléricaux soit aussi sérieuse, ni surtout aussi durable que le pense M. Georges Roux. De nouvelles générations alsaciennes surviendront. Une nouvelle France, plus forte, naîtra des difficultés actuelles. Et il se peut que l'on pense à quelques-unes des réformes que recommande M. Georges Roux lorsqu'on entreprendra — mais sait-on quand ? — la réforme administrative et aussi, me sera-t-il permis de l'ajouter ? — la création d'un ministre et dictateur de l'hygiène et de la natalité que je juge pour ma part indispensable.

Le « Divorce de l'Alsace » de M. Georges Roux est donc intéressant malgré les quelques lacunes que j'ai dû signaler.

Le livre que tout le monde attend c'est «L'Au- tomisme alsacien» par Pierre Fervacque. L'auteur dont les articles du Temps sur le problème alsacien sont très remarqués est à Paris le juge le plus compétent en la matière. Non pas que sur tous les points de détail on puisse toujours à une nuance près se déclarer d'accord avec lui. Là n'est pas la question. Mais il est certain qu'abandonnant la polémique passionnée, Pierre Fervacque va tenter de montrer objectivement, comme diraient nos voisins, l'action sournoise des service? de propagande allemande en Alsace. Nous sommes tous à Strasbourg pour un rapprochement franco- allemand. Nous sommes, tous aussi, contre les menées du Schutzbund. Aussi ce livre qui va paraître incessamment chez Fasquelle, à un moment où tant d'autres documents sont versés au dossier, est-il sûr d'avoir dans chaque bibliothèque alsacienne, une place de prédilection. Après le « Divorce de l'Alsace » voici des vérités françaises sur l'Alsace. Et ces vérités, à en juger sur les pages que nous connaissons, se trouvent être la vérité même.

Claude ODILÉ.


G.-D. A R N 0 L D

JURISCONSULTE, PÉDAGOGUE ET POÈTE

1

1 y a eu, le 18 février de cette année, cent ans que G.-D. Arnold, auteur du Pfingstmontag, doyen de la faculté de droit, est mort, frappé

d'un coup d'apoplexie, au moment où il voulait rentrer chez lui. Cette mort subite causa une impres-, sion douloureuse dans toute la ville. Nous en trou., vons les échos dans le Courrier du Bas-Rhin de l'époque et le professeur Willm (qui fut plus tard inspecteur de l'académie du Bas-Rhin) lui consacre,

dans le numéro de février de la Revue Germanique un nécrologue où se reflète cette émotion :

Il tombe, écrit-il, comme frappé d'un coup de foudre qu'aucun nuage n'avait annoncé. Depuis longtemps aucune mort n'avait produit dans cette grande cité une sensation aussi générale, aussi vive, aussi douloureuse. La solennelle tristesse qui a présidé à son convoi funèbre, l'empressement touchant de ses élèves à rendre les derniers devoirs à


Maison natale d'Arnold, rue Saint-Nicolas, détruite par un incendie en 1873 Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg

un maître chéri, les regrets unanimes de tous ceux qui l'avaient connu, les pleurs qui ont coulé sur sa tombe, ont fait son éloge comme ami, comme citoyen, comme homme public. Des voix, animées de toute l'éloquence du sentiment de F amitié et de la reconnaissance, ont célébré, en présence de sa dépouille mortelle, les travaux du savant, les lumières de l'administrateur, les vertus de l'homme privé.

Malheureusement les sources sur l'activité de cet homme extraordinaire, qui a joué un premier rôle dans la société strasbourgeoise sous le premier Empire et la Restauration et dont la collaboration avec Lezay-Marnésia, qu'il comptait parmi ses amis, a été très active, sont assez limitées.

Dans la préface du troisième volume de l'édition de 1835-36 des œuvres de D. E. Stœber, J. Leser regrette que ce volume ne contienne pas la biographie d'Arnold par Stœber. Ce sont probablement les notes de D. E. Stœber, dont s'est servi son fils Auguste pour la notice biographique qu'il a publiée dans les Elsâssische Neujahrsblâtter pour 1844 (Bâle, Schweighâusersche Buchhand- lung, 1844). Auguste Stœber y dit qu'il n'a pu obtenir, pour des raisons qu'il respecte, les renseignements nécessaires de la famille du poète. Dans une lettre adressée le 1er septembre 1843 à Louis Schneegans, il avait dit que le doyen Rauter (qui s'était marié en 1831 avec la veuve du poète) lui avait refusé les renseignements, étant donné qu'il

voulait lui-même écrire la biographie d'Arnold et éditer ses œuvres.

Cette biographie, la plus importante, est publiée en 1850 avec l'édition du Pfingstmontag revue par Arnold et corrigée selon les conseils de Gœthe, augmentée d'un choix de poésies d'Arnold.

Les biographies publiées à la suite se basent essentiellement sur la publication de Rauter. Nous trouvons des renseignements nouveaux, puisés dans les archives, notamment sur la famille d'Arnold, dans celle que E. Marckwald a publiée avec le Pfingstmontag illustré par M. L.-Ph. Kamm, qu'il a édité avec M. J. Lefftz.

Il existe une troisième source importante, moins complète, mais plus directe et plus ancienne, ce sont les discours prononcés lors des funérailles d'Arnold par Blœchel, professeur à la faculté de droit, un des amis de jeunesse d'Arnold, par Schuler, pasteur à l'église de Saint-Nicolas, par le baron de Turckheim, président du directoire de la confession d'Augsbourg, par deux de ses élèves, Klimrath et Vergé, le discours que s'était proposé de prononcer Rauter, alors professeur à la faculté de droit, et notamment celui de Hepp, prononcé lors de la reprise des cours de droit romain. Ces discours sont réunis dans une plaquette éditée par F. G. Levrault (au profit des établissements de bienfaisance), Strasbourg 1829.

Puis nous avons des indications éparpillées — ici


Première édition du « Pfingstmontag », couverture dessinée par Oberthiir (Collection A. Morgenthaler)


Lettre autographe de G.-D. Arnold (Collection Cil. lIIutterer)

mon énumération sera forcément incomplète dans différentes publications de Louis Spach, dans la préface de Leser dont nous avons parlé, dans celle des œuvres posthumes du jeune poète Joseph Theiler. Enfin, dans la relation d'une fête célébrée en 1817 par la société de Pétersthal, sur laquelle M. Ch. Gérold a bien voulu attirer mon attention, il y a un passage concernant Arnold qui a sa valeur particulière parce qu'il nous montre un Arnold tel que nous le devinons d'après son Pfingstmontag, entouré d'amis et appréciant la gaîté franche.

De la volumineuse correspondance d'Arnold - Leser, nous parle en particulier de celle avec D. -E. Stœber - il reste peu de chose. La famille Gérold a conservé les lettres qu'il a adressées de Gœttingue à son ami et aîné le professeur Redslob. Ces lettres, dont on peut compter quelques-unes parmi les plus belles pages d'Arnold, sont maintenant à la bibliothèque universitaire.

Où sont allés les manuscrits des œuvres d'Arnold? On ne le sait. Ils étaient en possession de Rauter; Auguste Stœber nous dit qu'on avait projeté une édition de ses œuvres en deux volumes, mais il ne s'est pas trouvé d'éditeur à Strasbourg. Peut-être, un jour quelque hasard heureux nous fera-t-il connaître où se trouvent les précieux manuscrits qui auraient dû servir de base à cette édition.

Et maintenant essayons d'esquisser la vie d'Arnold, d'après ces sources auxquelles s'ajoutent quelques données nouvelles, puisées dans les archives municipales de Strasbourg et les archives de Coblence. Georges-Daniel Arnold est né le 18 février 1780 à Strasbourg, rue Saint- Nicolas; sa maison natale fut détruite par un incendie en 1873. Son père et son grand-père exerçaient le métier de tonnelier. Sa mère Marie-Eve Arbogast est morte quand l'enfant n'avait que deux ans à peine. Le père s'est remarié avec Maria-Catherine Delpy de Landau qui fut


pour le jeune Daniel, d'après le témoignage de Rani ter, une seconde mère bonne et dévouée. Très jeune, Georges-Daniel montre ses dons d'imagination, un esprit éveillé, un grand amour pour la nature..A l'âge de sept ans, il entre au Gymnase protestant où il trouvera des camarades avec lesquels il se liera d'amitié pour toute sa. vie, D.-E. Stœber, Bloechel, Rieder, Turckheim. La révolution éclate; La jeunesse prend part au mouvement, une société

de jeunes amis de la Constitution à laquelle appartient Arnold, se forme. Cette société, composée d'une trentaine de jeunes gens, avait pour but, d'après les rapports publiés par F.-C. Heitz (Les Sociétés politiques de, Strasbourg de 1790 à 1793) d'apprendre à 'connaître la Constitution ' et de rester fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi' constitutionnel. "

A l'âge de quatorze ans, G.-D. Arnold se fait 'l- inscrire à l'université de Strasbourg. Mais bientôt l'université s'effondre par suite des événements politiques ; d'autre part, des circonstances changées font que le jeune Georges Arnold, dut chercher à gagner sa vie. En 1795, il fut employé en qualité de sous-chef au bureau de la guerre de l'administration départementale du Bas-Rhin. A cette époque, dans les années 1795 à 1797, il n .....-na nlivrvritifwnû rld

Maquette d'une statue de G.-D. Arnold par Friedrich i Musée des Beaux-Arts de Strasbourg - Photo Eugène Muller

la révolution à Strasbourg qui semble être perdue ainsi que des études philosophiques, des poésies.

La plus ancienne poésie connue, une ballade, Le spectre de Lene, qu'il a écrite à l'âge de seize ans, montre l'influence du folklore et peut-être aussi de Bürger. C'est le talent naissant, bien que le vers soit encore tâtonnant, l'expression, le langage un peu pâles.

Rauter nous dit que d'après les manuscrits qu'il avait à sa disposition, Arnold a subi une profonde évolution à l'âge de dix-huit ans. Il avait repris, à l'âge de dix-sept ans, ses études à l'université, où il suivait les cours organisés par Oberlin, Schweig-

hâusér, Koch, Blessig, Haftner, Herrenschneider, et Braun. Ce sont surtout le théologien Blessig et le jurisconsulte Koch qui attiraient le jeune étudiant.

En 1797, Redslob avait fondé un cercle littéraire qui compta parmi ses membres Arnold, Rauter, D. E. Stœber, et J.-J. Rieder (plus tard pasteur au Temple Neuf).

Suivant le conseil de ses maîtres, Arnold ira à l'âge de vingt-et-un ans à Gœttingue pour com-

pléter ses études. Il y suit non seulement les cours de droit, mais aussi ceux de l'archéologue Heyne, du botaniste Hoffmann.

Les lettres à Redslob nous éclairent sur cette période au cours de laquelle il envoie à son ami une belle poésie (dont M. Ch. Gérold conserve l'original) Matinée du Nouvel An, qui nous fait saisir les progrès réalisés depuis.l'époque où fut écrit Le spectre de Lene. Markwald y relève, avec raison, l'influence de Hermann et Dorothée de Gœthe.

C'est à Gœttingue qu'il se propose d'étudier à fond l'histoire de France, d'après les sources, depuis Louis xi et c'est là qu'il s'attelle aussi à la lecture des Mémoires de Comines. Il n'oublie pas l'étude des langues, lit les Mémoires de lady Montague en anglais et s'exerce dans la langue française par la conver-

sation et par la lecture à haute voix.

L'amour pour la nature qui caractérisait déjà le jeune garçon, continue à être pour lui une source de satisfactions : La vallée solitaire couverte de neige, écrit-il le 26 octobre 1801, présente pour moi une vue magique et quand du haut du ciel la lune envoie ses rayons à travers l'air pur et quand chaque flocon de neige, scintillant, le reflète et quand tout se tait et que les chênes noirs m'entourent et qu'une forme mystérieuse et confuse limite et englobe mes regards, alors mon esprit se sent au centre de l'existence et un monde que je me crée moi-même m'accueille.

Mais nous trouvons aussi dans une des lettres


adressées à Redslob des vues pessimistes sur l'avenir. Arnold dit qu'il voit qu'il n'a pas choisi la voie qui aurait dû le conduire à son but, c'est d'une sphère d'activité médiocre et d'idées limitées qu'il devra se contenter. C'est une vraie crise morale par laquelle il semble avoir passé: Toujours agité, poursuivant des fantômes équivoques, luttant contre des êtres ennemis n'existant que dans mon imagination, mécontent à un point que même ce que mon imagination crée de plus beau et de plus riant dans une heure d'illusion ne peut me satisfaire, intérieurement déchiré, je vis dans une tempête éternelle, voici les termes dans lesquels Arnold trace son portrait intérieur à l'époque de Gcettingue. C'est un Arnold tout autre que celui que nous connaissons par le Pfingstmontag et aussi qu'il se révèle à la « Société amicale de Pétersthal ». A mesure qu'on approfondit et élargit l'étude de sa personnalité, et surtout en revoyant attentivement la biographie de Rauter, en reliant certains passages à ce que nous savons par d'autres témoignages, on a le sentiment qu'on se trouve en face d'une nature complexe, d'un esprit problématique et profond à la fois dont le Pfingstmontag ne nous montre qu'un aspect.

En 1803, Arnold quitte Gœttingue. Il avait déjà visité plusieurs villes de l'Allemagne du Nord. En rentrant il passe par Weimar, il rend visite à Schiller et à Goethe, qui l'accueillent bien.

Il arrive à Strasbourg en été, et quitte sa ville natale de nouveau en automne, cette fois-ci pour se rendre à Paris. Là, il trouve son ancien maître strasbourgeois, le professeur Koch, qui l'introduit auprès de ses amis. Arnold fait la connaissance du grand jurisconsulte Dupin, de Girod de l'Ain, alors magistrat, de M. de Fontanes avec lequel il reste en contact et qui autorise en 1812 ses cours de sciences politiques, de Pastoret dont on mentionne la correspondance avec Arnold, alors qu'il était vice-chancelier de France, de Cuvier, de Chabot de l'Allier, de Sédillez.

En juin 1804, Arnold fait un voyage en Italie avec M. de Chassenon. Auguste Stœber nous dit qu'il est allé jusqu'à Naples où il a visité en pleine guerre, la flotte de Nelson qui bloquait Naples. Arnold a décrit ce voyage, dans une série de lettres qu'il a fait imprimer — Blœchel, A. Stoeber et Rauter nous signalent ce fait — et qu'il a distribuées à ses amis. La plaquette est introuvable; elle n'existe dans aucune bibliothèque.

Pendant son séjour à Paris, Arnold publie un de ses écrits des plus curieux et aussi des plus intéressants parce que nous y trouvons des vues personnelles. C'est un aperçu de l'histoire litté-

raire de l'Alsace qui devait servir d'introduction à une Description générale du Pays (1806). Elle était destinée au Magasin encyclopédique de A. L. Millin. Par cette publication Arnold se propose de réfuter l'assertion suivante qui se trouve dans l'Annuaire statistique du Bas-Rhin de l'An XIII, par M. Fargès-Méricourt : Erato et Calliope sont les muses que l'on cultive avec le moins de succès dans ce pays, et l'Alsace, qui présente tant d'hommes célèbres dans les sciences, ne saurait citer un poète parmi les écrivains qu'elle a produits.

Arnold commence sa notice par un éloge enthousiaste de l'Alsace :

Si les beautés naturelles d'un pays, son importance politique, les événements dont il a été le théâtre, et le grand nombre d'hommes distingués qu'il a produits, sont capables de réveiller notre attention et de nous inspirer de l'intérêt, l'Alsace, qui mérite d'être citée sous ces rapports, peut être regardée comme une des plus intéressantes contrées de l'Europe. Sa position sur les bords d'un fleuve qui, après dix siècles de guerres et de divisions, est redevenu le gardien tutélaire de la frontière des Francs, sa population nombreuse, la richesse de ses productions, l'énergie, l'activité et le courage de ses habitants, en font une des provinces les plus importantes de l'Empire français. Enclavée entre le Rhin et les Vosges, elle forme, avec la rive opposée qui se termine aux pieds des montagnes noires, la plus belle vallée qui soit en Europe.

L'auteur traite ensuite, rapidement, mais d'un coup d'oeil sûr et en se basant sur les sources qu'il n'oublie pas de citer dans des notices, la littérature alsacienne depuis les temps les plus reculés.

Mais voici l'intéressante réponse qu'Arnold écrit à l'adresse de Fargès-Méricourt :

C'est dans ce siècle que l'Alsace après avoir été pendant si longtemps le théâtre de la guerre, fut réunie à la France. Les traités de Munster et de Ryswick, chartes de cette réunion, devinrent pour cette province les garans de la paix et du bonheur. L'Alsace, arène ensanglantée des luttes les plus longues et les plus obstinées entre deux monarchies puissantes, redevint sous l'égide tutélaire de la France ce qu'elle avait été sous les successeurs d'Auguste, une des parties les plus florissantes de l'Europe Mais ayant, en vertu de ces traités, gardé ses formes germaniques, et continué à être administrée, sous la suzeraineté française par des princes de la Confédération germanique, elle dut conserver, avec l'ancienne langue des Francs, les mœurs et les usages qui lui avaient été propres jusqu'alors. Placée à l'extrémité de l'Empire, et chargée de nouveau de la défense d'une frontière importante, la nation alsacienne trop peu en rapport avec la capitale, vit depuis sortir de son sein une foule de guerriers et de savans illus-


tres, mais peu d'artistes et de poètes ; le goût des armes et des sciences devait naturellement remporter sur celui des lettres et des arts dans un pays qui venait d'éprouver de si grands changemens, et entre lequel et l'ancienne France on avait laissé subsister plus d'une barrière qui s'opposait au mélange total de l'esprit des deux nations. On ne s'étonnera donc pas de ce que les poètes alsaciens du siècle passé n'appartiennent pas au Parnasse français. Mais aujourd'hui que ces barrières n'existent plus, que les droits des Alsaciens, quelles que soient leurs opinions religieuses, sont égaux, et qu'un lien aussi fort que sagement tissu, unit toutes les parties de l'Etat à un centre commun, l'on verra disparaître en Alsace jusqu'aux moindres différences, et les nouvelles générations se montrer, sous le rapport des lettres encore, dignes du nom français.

Notons encore comment Arnold juge, dans une notice, la langue allemande et la littérature contemporaine de l'Allemagne :

De trois dialectes, entre lesquels l'Allemagne était partagée avant le XVe siècle, c'est le moins beau qui l'a emporté et qui a fait tomber en désuétude les autres qui sont, le plat allemand, beaucoup plus doux et plus souple que le saxon, et le dialecte de Souabe. Cette assertion est prouvée par les poésies en plat allemand du célèbre traducteur d'Homère, M. Voss, et par celles publiées récemment dans l'idiome actuel de Souabe par M. Hebel, professeur

I « Der Star khans un's Lissele », d'après Théophile Schuler

« 'S Lissele, der Lizenziat un's Christinel », d'après Théophile Schuler

à Carlsruhe, sous le titre de Poésies allémaniques. Ces dernières peuvent être regardées comme une des plus intéressantes productions du Parnasse germanique, et égalent les poésies écossaises de Burns, reçues avec enthousiasme par les compatriotes de l'auteur. La haute Allemagne, où se parle le dialecte de Souabe, et dont la Suisse fait partie, a produit les poëtes dont la nation s'honore le plus, tels que Haller, Gessner, Bodmer, Wieland, Gœthe, Schiller, etc. Le caractère et les mœurs des habitans de la haute Allemagne portent encore aujourd'hui l'empreinte de cette loyauté et de cette franchise dont parlent les auteurs anciens, et dont les habitans de la basse Allemagne, qui descendent en grande partie des peuplades esclavonnes qui s'y sont fixées depuis le IXe siècle, se sont bien plus éloignés.

L'année 1806 fut décisive pour la carrière d'Arnold. Par décret impérial du 26 mars 1806, à l'âge de vingt-six ans, le jeune savant est nommé professeur à l'école de droit à Coblence, dirigée par Leplat et où enseigneront à côté de lui Breunig et François de Lassaulx, le beau-frère de Gœrres. Arnold reste trois ans à Coblence, où il trouvera Lezay- Marnésia et entrera en relation avec Gœrres, qu'il reverra à Strasbourg, avec Boisserée, J. Grimm, Brentano, Arnim et Savigny.


Période d'activité intense, au cours de laquelle de grands projets se forment et dont Rauter nous dit qu'elle signifie pour Arnold le plein épanouissement de sa personnalité. Passées les sombres crises intérieures dont nous trouvons les témoignages dans sa correspondance de Gœttingue. Ses lettres (nous citons encore Rauter, les lettres elles-mêmes comme tant d'autres étant perdues) sont pleines de fraîcheur de gaîté, parfois même folâtres.

A Coblence, Arnold publie, ses Idées sur les améliorations dont serait susceptible le plan d'enseignement suivi par les facultés de droit (1809). C'est une introduction à un cours complet de jurisprudence dont il s'était occupé depuis fort longtemps et dont les premiers volumes devaient, nous dit-il, paraître sous peu.

Et la même année paraît à Paris sa brochure sur les Idées sur l'enseignement approfondi de la

science des lois.

Retenons dès maintenant que dans sa brochure traitant de l'amélioration de l'enseignement du droit nous trouvons , des idées générales sur l'instruction publique qui sont, nous le verrons tout à l'heure, le fruit d'expériences qu'Arnold a pu faire en dehors de l'école de droit. L'auteur s'y fait le défenseur, dans le cadre des idéès dé son temps, d'une revendication très actuelle, celle de la coordination de toutes les branches de l'enseigne.ment. Voici ce qu'il écrit dans sa conclusion :

Félicitons-nous d'avoir vu enfin arriver l'époque où les sciences et les bonnes études recouvreront sur toute la surface de l'Empire leur ancienne dignité, leur ancienne splendeur. Plus que d'autres grandes institutions, l'université impériale signalera son existence par des services con-

Statue de G.-D. Arnold par Friedrich, au cimetière Saint-Gall de Strasbourg

Photo Eugène Muller ..

tinuellement éclatans. En unissant, par un lien commun et fortement tissu, toutes les branches de l'enseignement, elle' saura toujours le faire concorder avec ces principes immuables d'ordre, de respect dû' au prince et aux lois, et de morale publique, qui sont les plus sûrs garans du bonheur des nations. La. sévérité qui présidera désormais au choix des instituteurs, rendra à la carrière de l'instruction publique son caractère distinctif, et l'entourera d'une ligne de démarcation qui la défendra de toute invasion étrangère. Elle sera inaccessible à l'ambition, à l'intrigue et à l'intérêt dont les agitations, tristes symptômes de désorganisation sociale, sont devenues si générales depuis la révolution. Une vocation intérieure et décidée, et non l'égoïsme, trop commun dans les temps où tout le monde veut vivre aux dépens de l' Etatf) appellera seule dorénavant à des fonctions qui sont au nombre des plus

honorables de la société civile. Enfin, la conservation de toutes 'les véritables conquêtes de l'esprit humain, la propagation de toutes les idées saines et utiles, l'éducation -de la jeunesse d'après des plans dictés par la sagesse et le génie, assutent d'ci,. vance à l'université la rjeconnaissance des peuples; et c'est ainsi qu'on peut dire que l'empire de cette conception de notre illustre et magnanime Souverain s'agrandit dès à présent des âges futurs, et que le siècle à venir sera encore le siècle de Napoléon.

C'est que Arnold n'a pas limité son activité à ses cours à l'école de droit. Une des premières préoccupations du nouveau préfet du département de Rhin- et-Moselle, Adrien comte de Lezay-Mar- nésia, arrivé à Coblence à peu près à la même époque qu'Arnold, fut l'instruction du peuple. Il impor- tait avant tout de for-


mer des instituteurs capables de bien remplir leurs fonctions. Dans ce but, il décidait de faire renaître l'école normale qui avait été créée quinze ans auparavant et qui avait dû interrompre son enseignement. Après trois ans d'études, des instituteurs ayant passé par cette école devaient remplir les vacances qui s'opéraient successivement. D'autre part, des instituteurs déjà en fonction devaient compléter leurs connaissances. Par arrêté du 29 novembre 1806, Lezay-Marnésia crée la nouvelle école normale.

Dans les efforts que Lezay-Marnésia entreprit

Poupées costumées en personnages du « Pfingstmontag »

1 (Collection Ch. Mut/erer) Photo Eugène Muller

dans ce domaine, il trouva un appui efficace auprès du jeune professeur de droit strasbourgeois. Dans un rapport destiné à être transmis au gouvernement pour l'engager à s'occuper de l'instruction des instituteurs dans tous les départements, Arnold expose avec autant de netteté que de foi les raisons qui doivent amener les pouvoirs publics à entreprendre cette tâche. Dans ce rapport, Arnold insiste sur la nécessité primordiale de répandre l'instruction publique à la campagne, dans les milieux ruraux. Pour ce faire, il faut, conclut-il, commencer par améliorer ceux qui doivent être les agents de cette amélioration en commençant par éduquer l'instituteur. Il s'agit, comme en toute chose, de discerner le point d'où il faut partir, c'est là le véritable esprit de l'administration que de saisir les choses là où elles naissent.

Au centre de l'instruction de l'école normale créée par Lezay-Marnésia se trouvera le cours pédagogique. C'est à Arnold que le préfet confie ce cours sur l'art de l'enseignement et la police de l'école. Il expose à Arnold ses desiderata, lui demandant notamment deux cahiers : l'un d'aphorismes ou de maximes dégagées de toute explication, dans lequel seraient rassemblées dans leur ordre toutes les règles de l'enseignement ; et l'autre de commentaires dans lequel seraient renfermées les raisons tant de l'ordre que les aphorismes. Arnold n'avait que six ou huit heures pour satisfaire à la hâte de cet

homme déployant son zêle pour tout ce qui est bien. Il établit d'abord un projet sous forme de tableaux, puis il rédige ses cahiers. Il à professé son cours pendant deux ans, en 1807 et 1808, devant plus de cent instituteurs — que le préfet avait fait venir, aux frais des communes — devenant ainsi la cheville ouvrière de l'école dont les expériences devaient inspirer Lezay-Marnésia lors de la création de l'école normale de Strasbourg, la première de France.

Le .cahier de ce cours est conservé à la bibliothèque municipale de Strasbourg avec d'autres documents s'y rapportant. Rien de plus instructif pour la connaissance de la personnalité d'Arnold, que ces manuscrits contenant ses vues pédagogiques que nous nous proposons de publier ailleurs. Comme dans son rapport, Arnold, dit la haute opinion qu'il


Fac-similé d'une poésie inédite de G.-D. Arnold

Extrait d'un album de Frédérique Lange, épouse du docteur Spach, maire de Pfaffenhofen

a du rôle éducateur et social de l'instituteur. Sa fonction est, écrit-il, une des plus nobles et des plus dignes, car peu d'activités exercent une si importante influence sur le bien-être de la société. Aussi exige-t-il les plus grandes qualités de ceux auxquels ces fonctions sont confiées.

La méthode avec laquelle Arnold précise ensuite ses idées sur l'instruction nous révèle un esprit clair et sûr, formé par des études qui n'étaient jamais restées restreintes dans le cadre de sa formation professionnelle. Ses remarques générales sur la méthode de l'enseignement visent un but suprême, c'est que l'enfant doit aimer l'école qui aura à former sa personnalité. Après avoir montré la voie à suivre pour rendre l'enseignement vivant et efficace, Arnold entreprend, en entrant dans les détails, les matières qui forment l'objet principal de l'instruction élémentaire pour parler dans un dernier chapitre de la discipline, de la récompense et les punitions qu'elle comporte.

Quand Lezay-Marnésia quitte Coblence pour Srasbourg, il est accompagné par Arnold, qui sera nommé d'abord professeur d'histoire, puis en 1811, professeur de droit romain à l'université de sa ville natale. L'année suivante Arnold fait paraître ses Elementa juris civilis Justinianei cum codice civili et reliquis qui in Franco- Gallia obtinent legem codicibus juxta ordinem institutionum collati (Ar- gentorati et Parisiis, 1812). Il fut un maître estimé, bienveillant; de sa grande influence sur les élèves parle entre autre Leser dans la préface

pour les œuvres du poète Theiler qui fut un élève d'Arnold.

En 1818, Arnold fait un voyage en Angleterre et visite l'université d'Oxford. L'année suivante, il est appelé à Paris où il fait partie d'un jury pour la nomination d'un professeur de droit romain. Dorénavant Arnold sera comblé d'honneurs. En 1820, après la mort de J.-F. Hermann, ancien maire de Strasbourg, Arnold est nommé doyen de la faculté de Droit et la même année, membre du directoire de la Confession d'Augsbourg. En outre, il fut nommé conseiller de préfecture, mais il dut quitter cette fonction en 1822, par suite de son libéralisme, se trouvant en opposition avec les principes politiques qui l'avaient emporté.

En 1823, Arnold se maria avec Henriette Beisser, fille de l'ancien maire de Ribeauvillé. Il passa dès lors ses vacances souvent dans le Haut- Rhin.

Mais entretemps Arnold, s'était remis à son œuvre poétique, qu'il avait presque complètement délaissée à Coblence.

Mainte poésie d'Arnold forme un contraste frappant avec la gaîté qui règne dans son Pfingst- montag. C'est un Arnorld austère, idéologue qui nous parle dans la poésie du Nouvel An, ou dans celle de l'album de Frédérique Lange que M. le pasteur Lasch a mis obligeamment à notre disposition. Souvent l'expression d'Arnold est ab-


straite ; il est le plus lui-même là où il prend contact avec la nature, quand il nous parle du printemps, des roses, de la source, de la beauté des paysages.

Arnold avait formé le projet d'un cycle de poésies faisant le tour du pays et de son histoire. Nous n'en connaissons que la belle poésie décrivant

la vue du Hohkœnigs- bourg (non datée) et celle consacrée au Hohen- bourg (1798), les deux se trouvant dans le choix de poésies publié par Rauter.

De l'époque de son activité à la faculté de Droit datent deux poésies de circonstance, la chanson des deux régiments alsaciens à cheval (1815) et l'émouvante élégie que lui inspire la mort de son maître J.-L. Bles- sig (1816).

Nous avons vu, dans la citation d'un passage de la notice sur les poètes alsaciens, où il fait l'éloge de Hebel et de Burns, qu'Arnold s'intéressait dès 1806 au dialecte, à la poésie en dialecte. C'est là qu'il trouvera le domaine où il excellera. On lui attribue, d'après F.-W. Berg- mann, deux Fraubasen- gesprâche (Bavardages de mesdames mes cousines, traduites par Ch. Ber- dellé en 1882) de l'année 1814.

Mais l'œuvre qui devait le rendre célèbre loin au delà de sa ville

Statuette du « Lizenziat » par Bartholdi

Musée des Beaux-Arts de Strasbourg - Photo Eugène Muller

natale, c est le ngstmontag (Lundi de Pentecôté) la première pièce en dialecte alsacien, qui fut publiée en 1816, sous l'anonymat, au profit des villages dévastés par la guerre et de l'école de travail des pauvres à Strasbourg.

Je n'entrerai pas ici dans le détail de l'analyse de la pièce. Je me bornerai à dire que je ne vois pas seulement dans cette œuvre un document précieux qui nous conserve dans une synthèse précise et vivante les traits les plus variés du langage, des usages, de la vie du vieux Strasbourg prérévolu-

tionnaire. C'est en outre une comédie attrayante, on a pu s'en convaincre à nouveau lors de l'excellente représentation donnée par la troupe du théâtre alsacien à l'occasion du centenaire de la mort du poète. Certes, l'action est quelquefois lente; l'auteur s'en rend compte lui-même, puisque Rauter nous dit que dans un exemplaire corrigé

de sa main, la pièce fut abrégée de quarante- deux pages, et que d'autre part Arnold indiquait un long passage à supprimer. Mais les personnages sont finement tracés — nous songeons à Starkhans, à sa femme Dorothée, à sa fille Lissl et à Reinhold, sans oublier le Lizenziat, Mehl- brüh, et le haut-rhinois Glâsler — le dialogue est toujours vivant, les scènes et les tableaux qui se suivent sont développés avec un charme, une allégresse et une vigueur qui nous font comprendre l'immense succès de la pièce à travers un siècle.

Arnold lui-même n'a plus dû voir la représentation de sa comédie. Mais il a eu la grande satisfaction de voir Gœthe consacrer à la pièce en 1820, dans Ueber Kunst und Altertum, une longue et élogieuse critique, critique qui fut réimprimée la même année, à Strasbourg, chez J. Dannbach.

L'auteur, y lit-on, nous a donné une œuvre que

peu d'autres égaleront en ce qui concerne l'observation claire et parfaite, et la représentation spirituelle d'une infinité de détails. Et plus loin : A maint égard il convient de recommander la pièce... elle mérite de fixer notre attention. De ce que nous avons dit, le connaisseur qui réfléchit déduira qu'elle doit être considérée comme l'oeuvre d'une vie entière... La pièce se passe en 1789, elle était déjà terminée, dans ses parties essentielles, à cette époque. La dernière phrase, venant de Gœthe, qui a connu le Strasbourg d'avant 1789, constitue peut-être l'éloge le plus remar-


quable, puisqu'en réalité Arnold n'avait que neuf ans quand la Révolution éclata.

La critique de Goethe fut pour Arnold, selon l'expression de Louis Spach un brevet de - célébrité,, sinon d'immortalité. En effet, pendant un siècle; les représentations et les éditions se >suiv' ent, ;

Pour la première fois, la pièce est" représentée les 22, 24 et 26 février 1835, chez l'avocat Schnee- gans. Le docteur Schützenberger y figurait comme Starkhans, Mme Schützenberger comme Dorothée, Mlle Elise Schneegans comme Lissl et le Lizenziat était représenté par M. Schneegans. Plus tard, nous trouvons parmi ceux qui joueront dans la pièce des noms comme M. et Mme Kirschleger, Daniel Hirtz et toute -une série d'autres noms strasbourgeois bien connus. Ces représentations eurent lieu en 1842 à la mairie, en 1843 chez le Dr. Bœckel, en 1848 et en 1852 à la salles des réunions des Arts (rue des Juifs), au foyer du théâtre en 1854, au Miroir en 1864, puis la pièce sera représentée en 1881, 1883, 1894 — j'ai déjà' parlé de la représentation qui a eu lieu au début de cette année.

La représentation de 1864, a eu lieu sous les auspices de la Société du Pfingstmontag. Celle-ci a réuni la somme nécessaire pour le monument au cimetière Saint-Gall, exécuté par Friedrich, et qui ne put être érigé, par suite de circonstances malencontreuses, que bien plus tard.

Quant aux éditions du Pfingstmontag l'exposition organisée par la Société des Amis des Arts, vient d'en donner un tableau complet, de la première, conservée avec la couverture originale dessinée par Oberthur, jusqu'à la dernière illustrée par L.-Ph. Kamm, en passant par celle de Rauter de 1850, celles de L. Spach, d'E. Martin, etc. On y a vu notamment les différentes éditions illustrées par Théophile Schuler, que du reste Alfred Michiels a

fait connaître à Paris en publiant en même temps un résumé du Lundi de Pentecôte en français.

On n'apprendra pas sans un vif intérêt que, depuis, M. Hans Haug a découvert, dans les dépôts du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg un petit chef-d'œuvre de Bartholdi, inconnu jusqu'ici et qui se rattache au Pjingstmontag : une statuette représentant le Lizenziat, qui rend admirablement, par les moyens de la sculpture, le comique qui distingue ce rôle dans la pièce d'Arnold.

C'est sans contredit le Lundi de Pentecôte qui a assuré la popularité d'Arnold. Il nous semble pourtant que ce serait méconnaître l'auteur, si l'on y voyait l'unique mérite de sa belle carrière. Certes, G. D. Arnold est pour nous avant tout l'auteur du Pjingstmontag qui a duré et qui durera. Mais il ne faut pas oublier que ce poète et savant a déployé une activité féconde dans les domaines les plus divers. En lui se reflète maint aspect des questions de son temps. Positif, constructif, il fut un bon médiateur entre deux littératures, entre la vie intellectuelle française et allemande. Poète à ses heures, il ne se détournait point des problèmes que pose la vie pratique, il a toujours eu le souci du bien-être public. Ainsi sa vie et son œuvre, constituent un facteur important dans l'évolution de nos départements sous le premier Empire et la Restauration. Encore aujourd'hui nous pouvons reprendre, sans que le temps ait fait diminuer la portée des paroles, l'hommage que lui a rendu D. E. Stœber, le lendemain de sa mort, dans le Courrier du Bas-Rhin : Le nom d'Arnold sera toujours cher à l'Alsace, son souvenir ne s'éteindra jamais...

Lucien SCHWAB.


RICHARD BRUNCK DE FREUNDECK

0

a raconte tque les belles femmes de Florence, lor"squ'elles- voyaient s'approcher la haute silhouette du Dante, s'empressaient de faire

un détour pour ne pas frôler celui qui avait vu l'enfer.

Il se peut qu'un jour pareille mésaventure arrive à Brùnck de Freundeck. Lui aussi a vu l'enfer. L'enfer de nos cœurs où grouillent l'or- gueil et l'avarice, l'envie et la luxure, tous les viceSj

tous ,les monstres. Mais nous tenons à avertir nos charmantes concitoyennes que toutes ces horreurs 'n'ont pas altéré son sourire. Et si son œuvrera souvent la terribiltà du Florentin, son visage n'a rien de la sévérité du masque illustre.

< Il a vingt-neuf ans. Etudes à l'Ecole des Beaux- Arts de Paris, dont l'enseignement est deveny. funeste à tant de réels talents, mais qui ne réussit pas à entamer les personnalités vraiment fortes.


Ses professeurs ont été l'aimable Charles Guérin, qui s'obstine à concilier Watteau et Cézanne, et Ernest Laurent, qui a fait du néo-impressionisme un art de boudoir. Une première exposition eut lieu à Strasbourg en décembre 1924, dans un local peu accessible et passa à peu près inaperçue. D'ailleurs les pièces exposées n'avaient rien de sensationnel. C'étaient en grande partie de bons travaux d'élève. Cependant on avait remarqué quelques vues de la cathédrale de Strasbourg aux éclairages curieusement romantiques. Etaient-ce là de ces trouvailles comme en a chaque débutant, étaient-ce les indices d'une personnalité — on se garda bien de se prononcer. Ce fut donc une véritable révélation quand, l'année passée, la Galerie Aktuaryus et le Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg exposaient une série de trente-et-une grandes planches où Brunck illustrait de somptueuses images un texte de Victor Hugo, l'Aigle du Casque. (1) Comme notre génération ne connaît plus par cœur la Légende des Siècles où figure ce poème, essayons d'en dire la fable en quelques mots : pour des raisons totalement inconnues, un jeune enfant de roi a juré à son aïeul de tuer un sien voisin, le chevalier Tiphaine, sombre brute telle qu'elles sortaient, toutes casquées, du crâne hugolien.

Tiphaine est dans sa tour que protège un fossé, Debout, les bras croisés, sur la haute muraille.

Voilà longtemps qu'il n'a tué quelqu'un; il bâille.

Survient le jeune Angus.

.... Un cheval d'un blanc rose Porte un garçon doré, vermeil, sonnant du cor,

Qui semble presque femme et qu'on sent vierge encor. .................................................... Et maintenant disons ce que fut la querelle Entre cet homme fauve et ce tragique enfant.

Elle finit mal, vous l'avez deviné. La brute poursuit le puceau à travers monts et vaux — ce qui donne à Brunck l'occasion de dessiner une dizaine de splendides paysages — et finit par l'occire cruellement.

Alors l'aigle d'airain qu'il avait sur son casque,

Et qui, calme, immobile et sombre, l'observait,

Cria : "Cieux étoilés, montagnes que revêt L'innocente blancheur des neiges vénérables,

0 fleuves, ô forêts, cèdres, sapins, érables,

Je vous prends à témoin que cet homme est méchant!" — Et, cela dit, ainsi qu'un piocheur fouille un champ, Comme avec sa cognée un pâtre brise un chêne,

Il se mit à frapper à coups de bec Tiphaine,

Il lui creva les yeux; il lui broya les dents;

Il lui pétrit le crâne en ses ongles ardents Sous l'armet d'où le sang sortait comme d'un crible, Le jeta mort à terre et s'envola terrible. —

Les planches que Brunck a gravées pour ce texte échevelé sont, comme il convient, mouvementées,

(1) Éditée par les Bibliophiles comtois et remarquablement imprimée par Larivière.

farouches et ardentes. Tout en suivant étroitement le texte, l'artiste eut l'occasion de déployer la richesse de sa fantaisie en profitant des nombreuses images employées par le poète pour intercaler aux scènes de combat des dessins symboliques tels qu'un sanglier éventrant un jeune cerf, une énorme araignée enveloppant de ses fils un frêle moucheron. Ces pages comptent parmi les plus belles du recueil et dénotent une connaissance profonde du monde animal dont l'artiste devait se servir si heureusement dans son prochain ouvrage.

Faites avec une extraordinaire habileté, une grande partie des graVures de l'Aigle rappellent jusqu'au pastiche le style des gravures allemandes du xvie siècle. D'un coup, la personnalité artistique de Brunck semblait nettement délimitée : un romantique doué d'une grande force d'imagination, avant tout soucieux de style, et qui dès son coup d'essai atteignait la virtuosité des Schung et des Sattler.

C'était beau; mais l'ambition du jeune artiste visait plus haut. Quelques mois plus tard, il devait bousculer cette appréciation qui semblait solidement établie.

On en demande pardon aux bons peintres, consacrés depuis longtemps, de la Société des Artistes alsaciens, mais c'est un fait : à leur exposition chez Aktuaryus, au printemps dernier, on passait trop rapidement devant les Schoen et les Schneider, les Ritleng et les Achener. Il n'y en avait que pour Brunck de Freundeck. Cette fois-ci, le grand public se sentait touché par la force qui éclatait dans une série de dessins extraordinaires. Oh, on ne prétend pas que ç'ait été un unanime cri d'approbation. Comment voulez-vous qu'un monsieur venu pour admirer dans la salle voisine des paysages de Villefranche et de Nice qui lui rappellent agréablement son dernier séjour à la Côte d'Azur — comment voulez-vous que ce monsieur ne soit pas choqué par les coups de massue que lui assène Brunck dans ces planches qui sont comme une transposition des vers baudelairiens :

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

Et nous alimentons nos aimables remords Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Ce ne sont pas ces vers que l'artiste a choisis comme épigraphe de son œuvre, mais un texte d'Erasme, qui d'ailleurs ne ménage guère mieux notre amour-propre.

Vous ne sauriez croire quelles scènes divertissantes et bouffonnes, quelle joie la pauvre humanité procure tous les jours aux immortels.

Et c'est vraiment avec une sorte de joie féroce que Brunck nous montre — avec quelle intensité ! — nos péchés et nos vices. Il existait jusqu'à présent,


AVARICE

si mes souvenirs sont exacts, sept péchés capitaux. Cela n'a pas suffi à Brunck, qui les a revus et considérablement augmentés. Pauvre humanité qui te débats entre les étroites barrières que la Loi et la Morale ont posées, on veut encore te resserrer ton champ de liberté ! Ce serait une mauvaise action — si l'on ne prenait tant de plaisir à contempler les prodigieux dessins qui nous mettent en garde contre les péchés supplémentaires.

D'ailleurs on peut se déclarer d'accord que la jalousie par exemple soit élevée par Brunck à la dignité d'un péché capital. Rien à dire non plus quant au scepticisme, ce vice des vieillards. Brunck, qui est jeune, n'a qu'en faire. Mais l'illusion? Brunck, mon ami, ne dites pas de mal de l'illusion, qui est une des forces les plus réelles qui soient données aux hommes. L'illusion ! Mais sans elle il n'y aurait pas de poésie, pas d'amour, pas de bonheur ! Il est


vrai que vous visez un cas spécial de l'illusion, la chimère politique. Vous ne croyez donc pas à la paix éternelle de Kant ni aux Droits de l'Homme, ni à toutes les belles choses dont aiment à s'abreuver les électeurs? Vous êtes dans une mauvaise voie, citoyen Brunck de Freundeck, et vous ne serez jamais décoré, je vous le prédis.

Il faudrait la plume d'un Huysmans pour essayer de décrire l'étonnante richesse d'invention de ces planches. On n'en fera même pas l'essai. Voici, sèchement énumérés, les sujets des trente-deux compositions qui, gravées, formeront une sorte de symphonie en quatre parties. (1)

Des deux pages préliminaires l'une montre Eve, dont le péché est à l'origine du Mal, l'autre porte la hautaine phrase d'Erasme qui a été citée plus haut. Suivent les sept péchés capitaux de la théologie courante : orgueil, avarice, luxure, envie, gourmandise, colère, paresse. Les deux feuilles de cette suite que nous reproduisons donneront une idée suffisante, sinon complète, de la puissance d'invention et de la science technique qui caractérisent l'ensemble. Une deuxième série porte le titre général Délire. Sur la première page un énorme hibou, oiseau des ténèbres, monte la garde, tandis que sortent de leurs repaires de hideux reptiles. C'est alors le délire de l'adolescent se vautrant aux pieds d'une femme nue. C'est l'abandon de la femme dans les bras du mâle. C'est la jalousie: un chevalier cornu, que montrent des centaines de doigts sortant de l'ombre, a tué la femme qui l'a trahi et, le glaive tendu, cherche le coupable. C'est le scepticisme : un esthète nu, desséché, contemple d'un air désabusé une fleur précieuse. C'est l'illusion, Don Quichote chevauchant vers le paradis humanitaire; c'est l'hypocondrie, horrible squelette de femme, dont le visage décharné est encore hanté par je ne sais quelles pensées moroses, tandis qu'un petit monstre accroupi sur son crâne s'amuse à faire des bulles de savon. C'est le suicide enfin, une camarde grimaçante qui attire vers le néant une femme affolée. La troisième série est intitulée Hérésie. Dans un symbole saisissant, l'artiste montre sur la page de garde un rapace déchiquetant à coups de serres et de bec une colombe. La feuille suivante est un véritable manuel théologique et politique, où jouent leur rôle le Pape, le communisme et l'Action française. Dans une troisième composition, la convoitise est représentée sous l'aspect d'une pieuvre qui entraîne une femme dans une mer démontée. Puis c'est la complaisance aux aspects innombrables : un auditoire se laisse beréer par les phrases ronflantes d'un orateur politique; un

(1) Elles paraîtront en quatre' séries de huit gravures à la

Galerie Aktuaryus,

prêtre simoniaque trafique des biens spirituels; des ouvriers paressent aux bords d'une rivière fangeuse; dans un bouge une entremetteuse vend les charmes de ses protégées; et, trônant au-dessus de ce grouillement, l'ange de la veulerie, gras, bouffi, s'endort aux sons d'un accordéon. Ces quelques indications donneront peut-être une vague idée de l'incroyable richesse d'idées et de formes que contiennent cette planche et les suivantes, dont on aurait aimé reproduire au moins un spécimen, si leur dessin extrêmement touffu n'interdisait une réduction du format des originaux. Après la complaisance des individus, voici ]'État dont nous voyons les méfaits dans Bien mal acquis. Puis ce sont la médisance, la traîtrise, la science orgueilleuse qui fait construire par le peuple égaré une tour monstrueuse qui doit atteindre le ciel, la guerre enfin, composition apocalyptique qui clôt la série des péchés contre l'esprit. Le finale de la symphonie pourrait s'intituler Méditation ou Sérénité. Ainsi que dans la tétralogie de Wagner le finale écha- faude sur les débris des leitmotive un seul thème, celui de l'Amour, cette dernière partie nous montre la béatitude des cœurs purs. La méditation de saint Jérôme, le détachement des biens de ce monde qu'incarne le Poverello, l'amour maternel de la Vierge, le sacrifice du Christ préparent le triomphe de la justice au jugement dernier, qui termine dans un accord sonore cette symphonie plastique.

Une artiste contemporaine, très connue parce qu'elle peint d'appétissantes natures-mortes, prétend qu' « il faut vivre dans un cercle dont le diamètre est très proche de soi. » Si l'on prend, aussi violemment que possible, le contrepied de ce dogme énoncé péremptoirement, on obtient une définition assez exacte de l'art de Brunck. Il touche à tous les domaines et constitue une véritable somme théologique, politique et philosophique. Pour le discuter comme il conviendrait, un numéro entier de notre revue ne suffirait pas. Contentons- nous donc de dire en quelques mots dans quel esprit Brunck a abordé sa tâche. La phrase d'Erasme qu'il a inscrite au seuil de l'ouvrage pourrait faire croire que l'artiste est un pessimiste impénitent. Je ne le pense pas. Brunck, dont la sensibilité égale l'intelligence, accompagne ses visions tragiques d'inventions fort. drôles : Swift n'a-t-il pas dit que la vi& était une tragédie pour, ceux qui sentent et une comédie pour ceux qui pensent. Mais notez que le rire de:, Brunck n'a rien du rictus venimeux de Voltaire; c'est le large et franc éclat de, Rabelais, qui, après tout, a été un des hommes qui ont le plus chéri la vie. En outre, sa sym-


GOURMANDISE

phonie trouve son équilibre par le finale si vigoureusement positif, dont les pures figures font opposition aux monstres qui symbolisent les passions humaines. C'est ainsi que les sculpteurs des cathédrales faisaient alterner les inventions monstrueuses ou drôlatiques avec les figures les plus suaves et les plus nobles que l'art ait créées. Et puis, il est impossible qu'un artiste qui a étudié avec une

patience rare le monde créé et qui sait l'évoquer avec maîtrise, méprise la vie.

Car il est temps de le dire : le point de départ des dessins de Brunck n'est jamais une idée abstraite. Brunck n'a rien de ces peintres-penseurs si nombreux au xixe siècle, un Chenavard, un Wiertz, un Klinger, dont les pensées plus ou moins profondes ne compensent pas l'insuffisance d'imagi-


nation plastique. A l'origine des créations de Brunck il y a toujours une vision plastique d'une intensité extraordinaire. C'est ce qui lui permet de réhabiliter l'allégorie, genre si discrédité depuis l'abus qu'en a fait l'art officiel. Rappelez-vous les dessus-de-pendule que nous voyions chez nos grands - parents : l'Agriculture- tend-la-main-au - Progrès-et-engendre-la-Liberté — et avouez qu'il n'y a rien de commun avec les allégories de Brunck. Même celui qui est totalement étranger à ses préoccupations métaphysiques, sera entraîné par le flot de vie créé par son imagination, où rien n'est abstrait, où tout prend corps et couleur. De ces formes humaines, végétales, animales, qui se superposent et se confondent, Brunck a fait des êtres de cauchemar certes, mais qui ont bien toute l'intensité, toute la vie hallucinante des cauchemars. On dirait que sa vision aboutit au fantastique tout naturellement. J'en prends à témoin le paysage reproduit en hors-texte. C'est en apparence un sujet banal, traité d'une manière réaliste. Mais il y plane je ne sais quelle atmosphère de mystère; ces terrains tordus rappellent le rampement mol et pesant de batraciens et les arbres se balancent paresseusement comme flottent dans la mer les méduses ou les pieuvres.

Ce monde d'images sorti d'une imagination débordante est contenu par la réflexion et la volonté. Il y avait encore dans l' Aigle une certaine redondance d'arabesques qui a disparu dans la tétralogie des Péchés. Ici tout est subordonné à l'accent principal. Entendons-nous. Une gravure n'est pas un tableau. Elle ne doit pas être vue à distance, mais se lire comme un livre. Elle est à la peinture ce que le livre est au discours, moins condensée, plus complète et obéissant à ses règles propres. (Il arrive d'ailleurs à Brunck d'aller trop loin dans cette voie, lorsque, voulant trop dire, il inscrit sur ses planches des textes explicatifs qui n'ajoutent rien à leur expression, au contraire.) Notons en passant que cette conception traditionnelle de la gravure, celle de Dürer et de Mantegna, est contraire à la pratique actuelle qui utilise le burin pour reproduire de simples esquisses.

L'art de Brunck, tout chargé d'idées et de symboles, exige une perfection technique absolue. Cette condition sine qua non est remplie. Sa technique est à la hauteur de son inspiration, c'est tout dire. Ces feuilles où la plume a passé mille fois sont couvertes d'un réseau extrêmement serré de traits qui créent une gamme infinie de nuances allant du noir le plus velouté aux tons les plus transparents et à des lumières qui paraissent jouer sur un métal poli. Il en résulte un style à la fois ample, richement orchestré, mais serré et ne laissant rien au hasard. Ce romantique qui ne recule devant

aucune laideur, qui estime que tout le monde du ,, surnaturel et de la vision ressortit au domaine de l'art, a la préoccupation proprement classique de \>' l'équilibre. Dans les gravures de l'Aigle du casque et une suite d'aquarelles pour le Saint-Julien de Flaubert, l'harmonie était obtenue par une stylisation consciente des formes. C'était le moyen le plus facile. Mais déjà les dernières feuilles de l' Aigle et surtout toute la série des Péchés tendent à une forme plus libre. De plus en plus, la composition linéaire cède le pas à un rythme des masses d'ombres et de lumières. L'observation réaliste a remplacé l'arabesque gothique, Mais qu'on y prenne garde : cette observation réaliste n'est jamais une fin, mais un simple moyen de faire paraître vrai ce qui est impossible. L'artiste est, avant tout, un créateur. Dans ses très curieuses notes sur différents problèmes de la création artistique, Brunck cite comme exemple Mathias Grünewald, pour qui il a une admiration sans limites. Ecoutons-le :

Je ne pense pas que des personnages comme il en a créé aient jamais existé, et s'il reste dans une certaine mesure dans la logique de la nature, copiant avec soin un cadavre pour que ce soit bien un cadavre,

une herbe pour qu'elle semble bien une herbe, avec cet esprit d'ordre et de hiérarchie qui lui faisait dire qu'un cadavre ou une herbe ne pouvait pas être autrement, il se moque de l'impression directe, du déjà vu,

du geste exact; il obéit à une vérité, à un idéal qui est en dehors de la réalité journalière, qui est purement du domaine de son intellect, et il suit la courbe expressive de ses vibrations dans la fantasmagorie de ses rêves où la science semble contrôler avec froideur les manifestations immatérielles d'une âme en extase.

Ces phrases, qui s'appliquent à Mathias Grünewald,

ne définissent-elles pas à merveille l'art de Brunck lui-même? Mais n'insistons pas, de peur de froisser sa modestie.

On ne peut d'ailleurs pas toujours être d'accord avec ses idées, qu'il a très arrêtées. En ce qui me concerne, je rangerais volontiers parmi les hérésies son aversion contre Delacroix, qui découle manifestement de sa préoccupation, déjà signalée, d'ordre et de contrôle. Chaque artiste, lorsqu'il énonce des idées générales sur l'art, se prend lui- même comme point de départ. Hanté comme il l'est par la foule de ses visions intérieures, Brunck,

plus qu'un autre, a besoin d'ordonnancement et d'équilibre. La même considération explique l'importance vraiment excessive qu'il attache aux questions de métier. A l'entendre, l'imagination la plus riche, les plus brillants dons d'inventeur et de créateur ne compteraient guère à côté d'une exécution technique irréprochable. Ce sont là des questions sur lesquelles on peut discuter à perte de vue — mais comment ne pas s'entendre finale-


HEUREUX LES PAUVE\.ES D'ECRIT

ment avec un artiste qui adore Grünewald et Wagner, Michel-Ange et Daumier, qui exècre le Dix-hui- tième et qui a le courage de le dire !

Nous ne dirons pas avec emphase notre admiration pour l'œuvre de Brunck. Dès maintenant ce jeune homme de vingt-neuf ans dépasse les

cadres de notre art régional. Sa personnalité si forte, ses dons si extraordinaires et si divers défient les comparaisons et les classements courants. Rien ne nous paraît mieux définir sa situation actuelle qu'un mot qu'aimait à répéter Maurice Barrès avec une pointe d'ironie qui masquait à peine un sentiment vrai : Il est candidat au génie.

Robert HEITZ.


BIBLIOGRAPHIE

CLASSE 1922 — JAHRGANG 1902 — PAR ERNST GLAESER j i i

L i

homme qui a tant de peine à comprendre ceux qui l'ont précédé, comprend mal ceux

qui le suivent, sans compter que lui-même il ne se comprend pas. Le mystère des générations qui montent cependant est passionnant. Penchons-nous sur lui, étudions cette Allemagne nouvelle que nous n'avons plus connue—en 1914 elle n'avait que douze ans — étudions la classe 1922 puis- qu'Ernst Glaeser, avec infiniment de talent, aujourd'hui nous y convie.

Ernst Classer, ce nom est à retenir, cette œuvre — Classe 1922 — restera. L'auteur est du reste sympathique; cinquante pages de son livre suffisent à nous gagner. Elles suffisent à démontrer que Glaeser n'est pas un littérateur, mais un homme. Cet homme, 'ô prodige, n'est point l'un de nos cinquante mille critiques qui font du roman. Rencontre inattendue avec un écrivain de race, un créateur.

C'est une vaste étude descriptive et critique que le titre de Glaeser — Classe 1922 — semble annoncer. Cette étude est amorcée, cette description est tentée. Il est admirable surtout d'avoir écrit les cinquante premières pages de ce livre. Là, de plain pied, nous entrons dans la réalité. L'auteur crée de la vie en se jouant. Le petit souffre-douleur Léo Silber- stein, élève israélite honni de tous, défendu par quelques-uns, Bro- sius, le professeur patriote, Ferd,

le jeune aristocrate, le commandant von K. son père, esprit émancipé, tel que l'Allemagne en produit au contact de l'étranger, les parents du petit ami de Ferd, ce petit ami lui-même, enfin Hof- mann, le socialiste que ses idées politiques font déraisonner, tous ces types sont mieux que des types : des êtres vivant d'une vie intense et individuelle. Empruntés à la réalité, ils semblent vrais.

Pour apprécier cette vérité rappelons-nous d'innombrables livres sur les adolescents. L'auteur y repense son sujet. Il ne retient pas que ses observations directes. Il y ajoute par ses dons de psychologue et de romancier. C'est ce qui arrive pour Glaeser dans ce livre-ci. Ou bien il tente d'oublier ce qu'il a vécu, il affaiblit ses dons d'observateur et, à se vouloir littéraire, ne gagne pas. N'ayant pu tirer de lui-même la substance d'une œuvre il ne nous intéresse que s'il est de notre clan ou de nos amis (phénomène stras- bourgeois, et, du reste, universel).

Il y a deux choses chez Classer : l'historien — il dépeint des états d'âme collectifs — le romancier — il excelle à faire vivre ses héros. Telles descriptions : celle de la famille Silberstein ou celle des milieux ouvriers nous ouvrent de vastes horizons. Nous découvrons la pensée de cette Allemagne en gestation qui ne savait pas et dont la bourgeoisie même se laissait étourdir par la théologie guerrière de ses chefs. Mais je préfère à

l'historien, si curieux pourtant, le romancier Glaeser, le peintre, le psychologue, le paysagiste. Telles pages sur le mystère sexuel, sur les troubles pressentiments de Ferd et de son ami sont d'un intéressant écrivain. On en arrive à regretter que peu à peu, à mesure qu'on avance dans ce récit, les descriptions de milieu prennent le dessus. L'historien fait tort à l'artiste incomparable.

L'Allemagne de 1914 vue par des enfants, la guerre vécue par des adolescents, c'est là le sujet de Glaeser. Et certes, à l'observation de l'adolescent, au souvenir de cette observation, s'est ajouté le sûr talent de l'écrivain qui met tout en relief. Le résultat ? Classe 1922 — l'Allemand indique l'année de naissance, le Français l'année où une génération atteint vingt ans — le résultat : ce document, rare et précieux pour tous, surprenant pour beaucoup. Espérons que Glæser, dans vingt ans, puisse évoquer une Allemagne nouvelle, associée à la France, les deux nations se complétant.

C'est notre sympathique confrère, si modeste et si compétent, Joseph Delage, dont on peut dire que la science égale la distinction, et c'est Mlle Cécile Knœrtzer, notre compatriote, qui vont publier, chez Attinger la traduction de cette œuvre importante d'Ernst Glaeser : Classe 1922.

Claude ODILE,


Tanis - État actuel du temple exploré par Mariette

STRASBOURG ET LES FOUILLES DE TANIS

L

es journaux de Strasbourg ont annoncé en juillet la constitution d'une Société des amis de Tanis, qui s'est fondée sous les auspices

de la Chambre de commerce, des Amis de l'université et de la Société générale alsacienne de banque. Quelques explications sur le régime des fouilles en Egypte montreront comment ces institutions strasbourgeoises ont été amenées à s'intéresser à la vieille cité égyptienne qui, d'après les récits bibliques, fut témoin des miracles de Moïse.

Il n'y a pas de pays au monde où l'activité des archéologues soit aussi intense qu'en Égypte. Le service des antiquités qu'a fondé, dans le même temps qu'on travaillait au canal de Suez, notre compatriote Mariette, a la charge de restaurer et d'entretenir les monuments. Il les protège contre le vandalisme; il les met en état de recevoir la visite des touristes, mais il ne s'en tient pas à cette besogne administrative et fouille pour son propre compte les deux plus illustres localités de l'Égypte, Saqqarah, la nécropole de Memphis et le temple de Karnak, vaste comme une ville. Mais les sites antiques sont si nombreux en Égypte que le service ne suffirait pas à les explorer tous. Le gouvernement

égyptien accepte donc la collaboration des sociétés savantes étrangères et leur accorde à des conditions fort libérales, puisqu'une part notable des objets trouvés demeure leur propriété, des concessions de fouille. C'est ainsi qu'une société anglaise, l'Egypt Exploration Society travaille à Ermant, au sud de Thèbes, où elle a découvert cette année un nouveau Serapeum. Dans la vallée des rois M. Carter achève de déblayer la tombe du plus illustre des pharaons. Une mission du British Museum explore des tombes préhistoriques. Le musée métropolitain de New-York a repris les fouilles à Deir el Bahari. Le musée de Boston et l'académie de Vienne se partagent la région des grandes pyramides et il faudrait encore mentionner les travaux de l'université de Michigan et ceux du Royal Anthropo- logical Institute d'Angleterre. Qu'on me pardonne cette longue énumération qui laisse entrevoir les efforts des Anglais et des Américains dans un pays où la France a pris l'initiative des recherches scientifiques. Notre institut français du Caire occupe deux concessions dans la région thébaine, mais on a voulu faire plus. En chargeant un professeur de l'université de Strasbourg de choisir un nouveau


Statue d'un prêtre de Khonsou l'enfant avec inscription hiéroglyphique gravée sur le dos

chantier de fouilles et de diriger les travaux, le ministère de l'instruction publique a associé notre université aux établissements scientifiques qui rivalisent pour augmenter notre connaissance du passé de l'Égypte.

Pourquoi ai-je préféré Tanis aux sites encore nombreux en Egypte, surtout dans le Delta, qui attendent la pioche du fouilleur ? Tanis, qui s'appelle maintenant San el Hagar, a été visité en 1798 par les savants de l'expédition d'Égypte. Ce sont eux qui ont reconnu dans les ruines de San la grande ville de Tanis mentionnée plusieurs fois dans l'ancien testament et par des écrivains grecs. Au milieu de ses ruines désolées, ils ont su repérer un grand édifice de granit à porte monumentale, enrichi d'obélisques et entouré d'une grande enceinte en briques crues qui leur fit penser aux durs travaux que Pharaon, avant l'Exode, imposa aux Hébreux. Plus tard Mariette, quand il fut nommé au poste de directeur des antiquités de l'Égypte, y entreprit des fouilles qu'il continua avec persévérance pendant plusieurs années. Il s'attaqua à l'édifice principal, dont plusieurs parties émergeaient du sol, déblaya le grand axe et retira de là de quoi constituer un musée de sculpture égyptienne, sphinx, colosses, statues de rois et de reines. Il lui sembla que ces sphinx et qu'un groupe de porteurs d'offrandes représentaient non des Égyptiens, mais des étrangers, ces fameux Hyksos, qui selon les récits des Grecs ont envahi l'Égypte vers la fin du Moyen Empire et fondé leur capitale à Avaris.

On crut dès lors qu'Avaris ne faisait avec Tanis qu'une seule et même cité et bientôt après l'égypto- logue allemand Brugsch mit le comble à la gloire de Tanis en soutenant que Ramsès il, dont on lisait le nom sur presque toutes les pierres de Tanis, y avait établi sa résidence d'été, la célèbre Pi- Ramsès, dont on cherche encore, à l'heure actuelle, l'emplacement. Ces opinions ont été abandonnées de presque tous les égyptologues contemporains, mais les solutions nouvelles qui ont été proposées n'ont jamais été confirmées par les recherches faites sur place. Ce n'est pas ici le lieu de discuter les arguments qu'on peut invoquer pour ou contre Tanis, mais l'étude du terrain et des textes m'a confirmé dans l'opinion que les vieux érudits du temps de Bonaparte, Mariette et Brugsch avaient été dans le vrai en situant à Tanis, la plus imposante ruine du Delta, la capitale des Hyksos et la résidence du grand Ramsès. En fouillant ce site dans toute son étendue on aurait donc des chances de mettre au jour des documents capables de nous renseigner sur deux grands événements de l'histoire ancienne des peuples de l'Orient, le séjour des Hyksos en Égypte et celui des Hébreux, événements aussi mal connus aujourd'hui qu'il y a soixante ans.

Un premier séjour, au printemps de 1928, me permit de reconnaître le terrain (1). Les fouilles furent décidées pour cette année, mais les crédits demandés au parlement ne furent votés qu'à la fin

(1) Rapport publié dans le Bulletin de la faculté des lettres de Strasbourg, novembre 1928.


de mars. C'était bien tard pour entreprendre des fouilles dans un pays où tout travail est interrompu après le mois d'avril. Comme le temps pressait, le musée du Louvre et la Société générale alsacienne avancèrent l'argent nécessaire. Mais la concession n'était pas encore signée. Finalement j'obtins de m'installer à Tanis et d'y procéder pendant quinze jours, à des sondages préliminaires. J'y fut rejoint par un égyptologue alsacien, M. l'abbé Bucher, docteur de l'université de Strasbourg et présentement attaché à l'institut du Caire. Bien que le village de San ne soit pas des plus peuplés, il ne fut pas trop difficile d'y recruter une équipe de

cinquante ouvriers qu'assistaient une centaine de femmes et d'enfants, encadrés par un reiss et trois contre-maîtres. Les ouvriers emploient une houe à manche court, à fer triangulaire dont ils se servent à la fois pour entamer le terrain et pour emplir les couffins que leur tendent les auxiliaires.

Le début d'une fouille ne présente pas de difficulté lorsque des éléments en place émergent dul sol. C'était bien le cas à Tanis quand Mariette déblaya le grand temple. Hors du temple, sur toute la surface du tell on ne voit que des tessons de poterie, des éclats de pierre, parfois des gros blocs de granit, de grès ou de basalte, tous détachés de la construction dont ils ont fait partie. Il fallut donc au début partager notre équipe en plusieurs groupes et multiplier les sondages. L'an passé j'avais remarqué au milieu d'une assez vaste plaine entourée d'une

La déesse Anta protégeant Ramsès II

Fouilles dans le nouveau sanctuaire

ceinture de collines, un bloc de granit qui semblait s'enfoncer profondément dans la terre. Le temple déjà exploré par Mariette occupe aussi le milieu d'une plaine encadrée de collines. L'analogie des situations faisait supposer que le bloc de granit signalait un nouvel édifice. En effet ce bloc de granit était une colonne intacte, longue de sept mètres, ne faisant qu'un avec son chapiteau palmiforme. Le fût était décoré de quatre lignes verticales d'hiéroglyphes, où se lisaient pour changer les noms, prénoms et épithètes de Ramsès u. Dans son voisinage apparurent des tronçons de deux autres colonnes, des dalles, des fragments

d'architrave et, ce qui valait mieux, des statues portant des inscriptions. Sans vouloir en faire ici le catalogue je ne puis résister au plaisir d'insister un peu sur les deux plus belles pièces. La statue sans tête est celle d'un personnage qui vivait à Tanis sous les Ptolémées et exerçait des fonctions civiles, militaires et religieuses. Il était gouverneur de Tanis, gouverneur du XIVe nome de la Basse-Egypte, chef des soldats et prêtre de Khonsou l'enfant, le petit dieu dont il tient l'image à deux mains.

Le groupe de deux personnages représente le roi Ramsès assis à côté de la déesse Anta sur un siège carré dont le haut dossier est en forme de stèle. Anta est une déesse asiatique. Les savants américains qui fouillent en ce moment à Beisan, en Transjordanie ont trouvé des inscriptions qui la mentionnent. Mais les Egyptiens adoptaient vo-

Une colonne du nouveau sanctuaire


lontiers les divinités étrangères et Ramsès il semble avoir eu pour celle-ci une véritable dévotion. Le long du canal de Suez il lui a érigé deux monuments. Un de ses chiens s'appelait « Anta le protège » et un de ses chevaux « Anta est en joie ». C'est une déesse guerrière. On la représente armée du bouclier, de la lance et de la massue. Ici, elle sourit et pose la main maternellement sur l'épaule du roi.

Nous sommes donc tombés sur un édifice élevé par Ramsès il, au XIIIe siècle avant notre ère, qui était encore en exercice dix siècles plus tard sous les Ptolémées. Comme nous n'en avons déblayé qu'un coin, nous sommes en droit d'espérer que le déblaiement complet, qui sera l'œuvre de la prochaine campagne, nous livrera d'autres statues et des textes historiques. C'est de bonne augure d'avoir d'emblée mis la main sur cette divinité cananéenne qui atteste une fois de plus combien Tanis a subi l'influence asiatique. Après cela il faudra déblayer la formidable enceinte, reprendre le temple fouillé par Mariette, déblayer

la ville quartier par quartier, chercher la nécropole où peut-être ont été enterrés les rois hyksos.

C'est une œuvre de longue haleine. Elle exigera des ressources considérables. Il faudra se procurer tout un matériel, réunir le personnel compétent; mais je suis persuadé que les ressources ne feront pas défaut. Le parlement a voté | 200.000 francs, qui sont intacts et cette libéra- j lité sera renouvelée. Le Louvre qui est appelé à t recueillir quelques-unes des pièces produites par - ^ les fouilles contribuera aussi aux, dépenses. Mais les subventions officielles mettent quelquefois bien du temps pour arriver à destination. C'est la Société des amis de Tanis qui aidera à passer les moments difficiles. Grâce à la générosité alsacienne nous avons l'espoir de mener cette œuvre à bonne fin et nous aurons sans doute la joie de faire entrer au musée de Strasbourg, où M. Haug est en train de créer une section orientale, quelque chef-d'œuvre de la sculpture égyptienne.

Pierre MONTET,

Professeur à l'Université de Strasbourg.

Ramsès II et la déesse Anta


ANTOINE

BOURDELLE

1861 - 1 9 2 9

L

e grand sculpteur qui vient de mourir a créé pour l'Alsace deux œuvres qui,

dans des genres différents, comptent parmi ses plus parfaites. Il est donc justifié que, dépassant pour une fois le cadre régional que cette revue a adopté, on essaye de dire quel a été l'oeuvre de cet artiste, un de ceux qui, de nos jours, ont le plus contribué à maintenir dans l'univers la prédominance de l'art français.

Il y a longtemps que Bour- delle est considéré par l'étranger comme l'un des plus grands artistes modernes. Ce n'est que chez nous, peuple éminemment critique et qui dénigre volontiers sa propre valeur, que son art trouve encore quelques détracteurs. On pourrait les négliger. Mais rien ne fait mieux ressortir les traits d'une figure qu'un miroir déformant. Voyons donc ce que reprochent à Bourdelle ses adversaires.

Ils sont de deux bords bien différents. Voici d'abord les représentants du bon sens, ces êtres timorés et réfractaires à tout ce qui dépasse leur horizon étroit, et dont Monsieur Clément Vautel est le prophète. Il était naturel que l'art de Bourdelle, tout épris de grandeur et de style, et sacrifiant à ces préoccupations l'exactitude photographique aussi bien qu'un charme superficiel, leur déplût. Ce qui est plus surprenant c'est que l'équipe Vautel ait trouvé des alliés dans le camp dit d'avant-garde. De-

La Paix

L'une des figures du socle pOlir le monument du général Ali,éar

puis quelques années certains artistes et critiques avancés opposent à Bourdelle l'autre sculpteur qui domine l'art plastique de notre temps, Aristide Maillol, dont ils vantent l'art puissamment sensuel, jaillissant de la nature et dépourvu de toute préoccupation intellectuelle. Or, personne ne contestera à Maillol des qualités de premier ordre. Mais il est injuste et faux de poser l'alternative : Maillol ou Bourdelle, comme il était faux de dire Delacroix ou Ingres, Renoir ou Cézanne. Les aspirations de Bourdelle n'ont pas été les mêmes que celles de Maillol, leurs œuvres se sont développées sur des plans différents. Maillol c'est le règne de l'instinct, la joie de vivre, l'épa- nouissement des corps simples, beaux, pleins de sève. C'est sans lutte qu'il atteint à l'harmonie, comme y atteignaient Phidias et Polyclète.

Bourdelle est plus complexe.

Il aboutit à la plénitude de la forme, à la sérénité, par d'énormes détours. De tout temps il y a eu dans ses œuvres un élément dramatique qui se concilie difficilement avec la plastique, art statique par excellence. Influence de son maître Rodin ou tempérament personnel ? L'un et l'autre sans doute. Quoiqu'il s'en soit toujours défendu, ses œuvres ont longtemps porté la marque du maître de Meudon. Cela n'enlève rien à sa valeur personnelle, puisqu'un jour il comprit


que l'art de son maître était un sommet que l'on ne dépasse pas. Rodin, que la postérité mettra sans doute au rang qui lui est dû, sur la cîme solitaire où trône Michel-Ange, Rodin eut tous les défauts de son extraordinaire génie. Sa passion lyrique a bouleversé toutes les règles, les principes fondamentaux de la sculpture. Sublime créateur de morceaux, il échoua presque chaque fois qu'il devait créer un monument. Bourdelle eut l'immense mérite de le comprendre, il eut la force d'entreprendre et de mener à bout la réaction contre cet individualisme forcené. L'archer Héraklès, qui date de 1909 et qui est resté son plus étonnant chef-d'oeuvre, marque nettement la rupture. Certes les muscles de ce corps splendide sont traités comme les

aurait traités Rodin. Mais la conception d'ensemble est autre. C'est avant tout, et malgré la beauté de l'exécution, une silhouette prodigieusement expressive, construite avec une brutale netteté — un monument. Et puis, il y a, dans cette figure de fauve, il y a même dans les centaures et les faunes qu'il sculpta plus tard je ne sais quelle spiritualité qui les sépare des corps frénétiques de Rodin. Bourdelle est un payen méditerranéen pour qui les mythes antiques sont restés des réalités, mais il est aussi un Français qui ne renie pas l'héritage de la France des croisades et des cathédrales. Les statuaires de Moissac et de Chartres ont créé des figures qui ne sont plus que des piliers soutenant l'élan d'un portique, qui sont des prières jaillissant de la pierre : Bourdelle s'en souviendra lorsqu'il créera pour un rocher des

Buste du Docteur Koeberlé Musée du Luxembourg

Vosges cette Vierge d'Alsace qui est son œuvre la plus sereine, celle où il ne reste plus trace de lutte avec la matière. Ailleurs, le geste sobre et pathétique à la fois d'un héros de bronze fait penser au réalisme contenu de Donatello, ailleurs ce sont des éléments préhelléniques ou orientaux qui donnent à ses figures une grandeur farouche. Mais tous ces éléments disparates sont fondus, purifiés dans le creuset classique. C'est ainsi que, soucieuse de variété et consciente de sa force, Rome admettait et assimilait les cultes des peuples vaincus.

« Je suis de race ouvrière et paysanne. Mon père

était établi menuisier, charpentier, ébéniste, sculpteur sur bois, à Montauban, quand je naquis, en 1861, sixième de ses fils...

«Un de mes oncles était tailleur de pierres. Les autres, ainsi que mes grands-parents étaient des che- vriers du Quercy. Le Quercy est le plus beau pays du monde ! J'y allais pour mes vacances, courant après les chèvres, sculptant des bois rustiques, et, parfois, m'amusant à cuire au four, avec le pain, des bonshommes d'argile...

« Je ne savais pas encore lire que déjà je chantais d'étranges chansons à mes chèvres, flûtais à l'ombre des chênes, et racontais aux pâtres, mes amis, des histoires impossibles ... ».

Un beau jour l'enfant obtient de la municipalité de Montauban une bourse de six cents francs qui lui permet d'entrer à l'Ecole des Beaux- Arts de Toulouse.


Après neuf années de dur travail, il décroche une bourse pour Paris. Mais l'enseignement de l'école ne dit rien qui vaille au jeune homme déjà conscient de sa force. C'est la flamme Ro- din qui attire ce papillon à peine sorti de la chrysalide. Chose surprenante, il ne s'y brûle pas les ailes. A en conclure de certaines lettres publiées par une revue d'art, la séparation des idées entre les deux artistes s'est faite assez tôt, tandis que les hommes restent des amis. Ce sont alors de longues années de labeur obscur. Travaillant tantôt comme praticien de Rodin dont il exécute les maquettes, tantôt s'épui- sant à des essais patients -et multiples pour les œuvres à créer, Bourdelle apprend à fond le travail de la pierre, du bronze, du bois, de la terre. A partir de 1885, il expose au Salon quelques bustes et reliefs qui sont d'un élève, assez sage, de Rodin. Des toiles peintes à la même époque ont une douceur mélancolique qui étonne chez le futur auteur d'Héraklès. Une maladie sérieuse l'empêche de sculpter pendant plusieurs années et le confine dans la peinture. Il profitera des expériences acquises pendant ce temps lorsque, plus tard, il aura à peindre al fresco les panneaux du Théâtre des Champs-Elysées. En 1900 il termine, après douze maquettes, son célèbre Beethoven du Luxembourg. La même année c'est le monu-

ment aux morts de sa ville natale, et une radieuse tête d'Apollon au combat qui annonce déjà les figures du monument Alvéar. Une série de petites figures de femmes et de maquettes l'occupe pendant les années qui suivent, puis il taille un puissant buste d'Ingres, enfant de Montauban comme lui; enfin, en 1909 c'est le formidable Héraklès qui inaugure une nouvelle ère de la sculpture. L'artiste est maintenant en possession de tous ses moyens. Pendant vingt ans, il créera cette série ininterrompue de chefs-d'œuvre qui le mettent au premier rang de l'art de notre temps. En 1912 l'architecte Perret lui fournit l'occasion d'étaler la splendide diversité de son talent. Dans six sculptures en haut- relief et soixante fresques créées pour le Théâtre des Champs-Elysées, Bourdelle évoque les grands symboles de l'Art : Apollon, Orphée et les Muses, la Tragédie, la Comédie, la Musique, la Danse, les Arts plastiques. Ces peintures et ces reliefs sont d'un style étonnamment dépouillé, où tout est conçu en fonction de l'architecture. Il y avait

Croquis pour la Victoire de la crypte du Hartmannswillerkopf Palais du Rltin, Strasbourg

des siècles qu'en France on n'avait pas vu un grand artiste sacrifiant ainsi à un ensemble tout détail anecdotique ou pittoresque. Ces figures y gagnent une majestueuse sérénité qui est digne des maîtres de Sélinonte et d'Olympia.

En 1914 Bourdelle vint à Strasbourg, modeler le buste du docteur Kœberlé, alors âgé de 86 ans. C'était un modèle qui devait tenter un tel artiste. Aussi la figure de ce vieillard, émacié et planant déjà au-dessus de la vie, est-elle une des plus belles que Bourdelle ait créées. Et cependant les portraits d'Anatole France et de Sir James Frazer, d'Auguste Perret et de Rodin, de Moréas et de Krishnamurti sont des effigies où s'unissent les plus rares qualités de vie et de style. C'est en 1914 encore que le sculpteur entreprend une autre œuvre capitale, le monument que la République Argentine lui a commandé pour glorifier le général Alvéar. L'ordonnance générale du monument ainsi que la figure du cavalier sur son haut piédestal s'inspire des grands exemples du genre, le Colleone


Antoine Bourdelle Photo 31elirisse

de Verocchio et le Gattamelata de Donatello. Comme tous les grands artistes, Bourdelle ne prétend nullement ignorer ceux qui l'ont précédé. L'œuvre porte cependant toutes les marques d'un style personnel. Les quatre figures surtout qui entourent le socle et qui symbolisent la Victoire, la Force, la Paix et l'Eloquence sont d'une beauté éblouissante. Taillées pendant la guerre, elles prennent une signification plus profonde encore. Elles nous apparaissent en quelque sorte comme l'incarnation de l'esprit héroïque qui a animé la France pendant la tourmente.

Dès 1923, M. Marcel Pays — auquel nous empruntons les détails biographiques — s'étonnait qu'on n'ait pas songé à dresser à Strasbourg une figure semblable. On a préféré déshonorer une de nos places par le monstre qui prétend glorifier Pasteur. Et, dans une occasion récente, on a eu recours à l'absurde système du concours, dont le résultat ne nous dit rien qui vaille pour le futur monument Lamartine-Victor Hugo. Il faut donc

savoir gré à la direction des Beaux-Arts de Strasbourg d'avoir su conserver à notre ville au moins deux moulages de la Victoire et de la Force, qui étaient, en 1921, exposés au Palais du Rhin. (1)

C'est également pendant la guerre que Bourdelle commença le monument du héros national polonais Adam Mickiewicz, qui vient d'être érigé à Paris, place de l'Aima. Sur une colonne, dont le style s'inspire de l'art slave, se dresse dans l'attitude du Juif errant, le poète exilé. Au tiers de la colonne et formant chapiteau, une femme surhumaine brandit un glaive. Cette figure, animée du souffle de la Marseillaise de Rude, est bien digne de l'héroïque nation polonaise qu'elle symbolise. En 1920 c'est la Victoire au bouclier destinée au Palais- Bourbon, enfin la France elle-même que le sculpteur représente dans le monument pour la Pointe-de-Grave. Il lui donne les traits de Pallas Athéné, la déesse armée, mais dont la lance s'orne du rameau d'olivier. Un moulage de cette figure a été exposé à Strasbourg en 1923 en même temps qu'une maquette de la Vierge d'Alsace qui a été érigée sur une colline près de Niederbruck (Haut-Rhin) et dont une réplique réduite ornera le monument national du Vieil-Armand. (2) Cette vision nouvelle de la Vierge peut surprendre au premier abord ceux qui sont habitués à l'imagerie sulpicienne. Mais personne à la longue ne saurait résister à la souveraine beauté de cette figure à la fois humaine

et mystique, où paraît naturel l'audacieux symbolisme qui fait de l'Enfant une croix vivante. Si notre temps est encore capable de créer un art religieux, c'est là qu'il doit prendre son départ. C'est un incroyant, un païen qui aura donné un nouvel essor à l'art religieux. Tant il est vrai qu'au-dessus des différences de cultes les plus hauts symboles appartiennent à l'humanité entière.

Jusqu'à sa fin, Bourdelle a travaillé avec acharnement. Il y a quelques années seulement, il terminait pour l'Opéra de Marseille une énorme frise qui est de la même inspiration que ses reliefs du Théâtre des Champs-Elysées. D'innombrables dessins et aquarelles témoignent de ses recherches

(1) Ils s'y trouvent encore, un peu cachés, près du grand escalier intérieur de ce méchant amas de pierres. On aimerait à leur voir assigné un emplacement plus digne.

(2) Nous tenons à remercier ici M. Lechten, secrétaire général du Comité du monument national, qui nous a autorisé à reproduire la maquette en bronze de la Vierge d'Alsace et le dessin inédit.


incessantes. Il laisse inachevée une statue d'Honoré Daumier, destinée à Marseille et avait commencé à faire des projets pour un monument au maréchal Foch.

Antoine Bourdelle a été un maître digne de la splendide lignée de sculpteurs dont s'enorgueillit l'art français depuis plus de sept siècles. Tout imprégné de l'art du passé, il ne s'est pourtant jamais complu à de stériles imitations, sachant bien que les grands classiques ont toujours com-

mencé par être de grands révolutionnaires. Son œuvre, placé sous le signe de Pallas Athéné, sera admiré tant qu'il se trouvera des hommes pour aimer le génie de notre pays, fait de force souple et de claire intelligence. Et l'artiste qui avait conscience de sa valeur et de sa mission, pouvait dire avec le poète : « Je ne mourrai pas entier et une grande part de moi évitera les sombres bords. Et tant qu'au Capitole monteront le prêtre et la vierge silencieuse, mon nom vivra parmi les hommes... ».

Robert HEITZ

L'archer Héraklès Musée du Luxembourg


RICHARD BRUNCK

POUR SON 200e ANNIVERSAIRE

L 4

3 centre principal de la vie intellectuelle à Strasbourg fut, au XVIIIe siècle comme au xyne, l'Université protestante qui avait été

érigée en université de plein exercice par privilège impérial du 10 février 1621.

A côté de l'Université protestante existait, incomplète il est vrai, l'Université catholique que le roi Louis xiv avait transférée en 1701 de Mols- heim à Strasbourg et qui exerçait une influence plus ou moins considérable sur le clergé catholique d'Alsace.

Mais il ne faudrait pas croire que les sphères universitaires eussent absorbé, à elles seules, tout le mouvement scientifique qui faisait alors la ré-

putation de notre ville. Plus d'une notabilité réussit à s'imposer à l'attention des contemporains strasbourgeois dans les dernières années du règne de Louis xv et les débuts du règne de Louis xvi.

Parmi les philologues de l'époque, Richard Brunk tenait un rang éminent et était reconnu

Les trois frontispices de l'Anthologie grecque de Richard Brunck

par les plus célèbres écoles comme un des premiers savants qui eussent eu le génie des langues anciennes.

SA VIE ET SES ŒUVRES

Richard François Philippe Brunck naquît à Strasbourg, le 30 décembre 1729, d'une famille honorable et distinguée. (1) Revenu dans sa ville natale après d'excellentes études faites à Paris, au collège Louis-le-Grand, sous la direction des jésuites, il ne paraissait pas destiné aux travaux érudits qui l'ont illustré. En effet cédant au désir de ses parents, il se lança dans la carrière administrative et devint d'abord receveur des finances,

puis commissaire de guerre, fonction correspondant à celle d'intendant militaire. C'est à ce titre qu'il fut envoyé en Allemagne pendant la guerre de sept ans. En 1757, il résidait à Giessen; à ce moment il songeait peu à la littérature, et moins à la littérature grecque qu'à toute autre. Le hasard fit de

(1) Les Brunck, originaires de Suède, apparaissent en Al.sace dès la fin du XIVe siècle. C'est Richard Brunck qui a ajouté à son nom patronymique celui du fief de Freundeck dont sa famille avait été investie

au début du XVIIIe siècle. L'éminent artiste R. Brunck de Freundeck, dont il est question dans le précédent numéro de La Vie en Alsace appartient à une autre branche de la famille.


Brunck un helléniste. Il logeait à Giessen chez un professeur de l'université; le contact avec ce savant maître éveilla en lui le goût des études classiques que professait son hôte. Il se passionna pour les littératures grecque et latine, et désormais il consacra tous ses loisirs à la lecture des auteurs anciens. Un des hommes les plus capables d'apprécier un pareil génie, M. Boissonade, s'est plu à peindre Brunck, de retour à Strasbourg après les campagnes de Hanovre, dans toute l'ardeur de sa passion nouvelle. Il nous le montre, âgé de plus de trente ans, pourvu d'une charge publique, allant, ses livres sous le bras, aux leçons particulières de Scherer,

Richard Brunck, portrait gravé par P.-J.-P. Bradel, 1777 Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg

professeur de grec à l'Université. Ce maître était un homme de peu de goût, mais qui possédait à fond le matériel et le mécanisme de la langue grecque, justement ce que Brunck lui demandait. Il fit dans l'étude approfondie de cette discipline de tels progrès, il conçut un tel enthousiasme pour les écrivains qu'il lisait, qu'il en vint à se persuader, dans son admiration, que toutes les négligences qu'on y remarquait, n'étaient que des fautes de copistes. Dans cette pensée, il n'hésita pas à pratiquer, dans le texte jusque là accepté, des corrections qu'il ne voulut pas garder pour lui. Il résolut d'en faire profiter le public lettré, en donnant des éditions destinées à reproduire plus fidèlement le texte, tel qu'il le concevait, de ses- auteurs favoris.

Le premier ouvrage qu'il entreprit de publier fut l'Anthologie grecque, dont on s'occupait depuis longtemps en France et à l'étranger. S'étant ouvert de son projet à son ancien camarade du collège Louis-le-Grand, Jean du Saulx, celui-ci en parla à M. de Foncemagne, avec lequel il était lié. Ce savant académicien ne s'occupait plus que de recherches historiques, mais il avait autrefois étudié avec ardeur le grec et réuni de nombreux matériaux en vue d'une nouvelle édition de l'Anthologie. En apprenant que Brunck avait le dessein de publier ce recueil, il renonça à son travail et mit généreuse-

ment à la disposition du jeune savant tous les matériaux qu'il avait recueillis.

Le travail avança vite, interrompu seulement par deux voyages à Paris pour y consulter les manuscrits de la Bibliothèque du roi, et une mission à Vienne. De 1772 à 1776 parurent les trois volumes des Ana- lecta qui fondèrent sa réputation d'éminent helléniste.

Le frontispice est différent dans chacun des trois volumes des Ana- lecta. Ce sont des véritables œuvres d'art, de ravissantes gravures dues au burin du graveur émérite Jean Martin Weiss. L'artiste s'est inspiré heureusement des principaux caractères de l'Anthologie. Le frontis-

pice du premier volume représente un beau jardin avec des arcs de verdure, des colonnades, des portiques, beaucoup d'art et beaucoup de grâce. A gauche sur le premier plan, un vase antique, à demi caché parmi des plantes grimpantes; à droite une figure mythologique contemple d'un œil satisfait trois beaux génies comme on en voit dans quelques fresques de Pompeï; l'un d'eux, a la mine éveillée, cherche à entraîner l'autre avec une guirlande de roses. Celui-ci, tout féminin, présente une charge de ces douces fleurs au troisième, qui en respire les parfums avec volupté. Le titre du tome il représente une voie des tombeaux, près de quelque cité antique : c'est le sévère et élégant symbole des épigrammes sépulcrales qui abondent dans l'Anthologie. Un génie lit d'un œil curieux une vieille inscription gravée sur un monument. A l'horizon, un vaisseau battu par la tempête, à demi submergé par les vagues d'une mer en furie. Au troisième frontispice se voit un médaillon, probablement la copie de quelque pierre gravée. Un génie, l'Amour, qui mène tout, qui met aussi partout la concorde, à qui tout obéit, un thyrse à la main, conduit un char attelé d'un bouc et d'un lion. (1)

Après les Analecta les éditions se suivirent coup sur coup : Sophocle, Euripide, Eschyle, Apollo-

(1) Voir Cougny, Lettres inédites.


nius de Rhodes, son auteur préféré Aristophane, les poètes gnomiques, Virgile, Plaute, Térence, Sénèque.

La longue liste de ses publications qui, presque toutes parurent à Strasbourg chez Bauer et Treuttel et sortaient des ateliers de Henri Heitz ou de Dann- bach, justifie bien le jugement que porte sur lui d'Ansse de Villoison dans une lettre à Schweig- hoeuser du 10 septembre 1788 : M. Brunck est infatigable ; nous lui serons redevables de l'édition de tous les poètes grecs. Son œuvre est immense, son énergie remarquable à mener à fin ses nombreux et consciencieux travaux.

LE BIBLIOPHILE

Sa fortune était, semble-t-il, considérable. La mettant au service des lettres classiques, il acquit tous les livres dont il pouvait avoir besoin. Le catalogue de sa bibliothèque, donné par Levrault frères, ne comporte pas moins de trois mille cent vingt-et-un numéros. La plupart des livres grecs s'y trouvaient dans les diverses éditions publiées depuis la Renaissance.

Brunck parle souvent de sa bibliothèque avec amour; les livres sont, dit-il, sa passion presque unique. Dans une lettre du 2 mai 1772, il nous donne tous les détails d'une guerre à mort qu'il se propose de faire aux insectes, qui ont élu domicile

dans la galerie où est rangée sa bibliothèque.

Je me suis embarqué, écrit-il, dans une occupation qui me tracasse fort, et qu'il faut achever, puisqu'elle est commencée. Je me suis aperçu, que dans une galerie où j'ai ma bibliothèque, il s'était établi je ne sais quelle espèce d'insectes qui vivaient aux dépens de la couverture de mes livres, et j'ai pris la résolution de la faire déloger. Il faut pour cela battre et vergeter tous les livres hors de la pièce qui sera garnie de cuir de Russie et d'herbes aromatiques,

Jean Schweighaeuser

Portrait tiré des » Biographies alsaciennes »

dont l'odeur chassera cette pernicieuse engeance; elle pourra peut-être bien me donner mal à la tête dans le commencement. Mais je m'y ferai. Je crois que les rouleaux des anciens étaient plus facilement accessibles aux insectes que nos livres de la manière, dont on les relie aujourd'hui, et ceux auxquels je donne la chasse, sont des animaux carnassiers, qui, heureusement, n'ont pas la prétention de devenir savants : ils ont respecté le papier.

Une autre fois, c'est l'expression éloquente de sa douleur, quand un incendie a porté le ravage dans son cher trésor. Mais le témoignage le plus émouvant de son amour pour les livres, ses familiers nous l'ont rapporté en nous disant qu'après la vente de sa bibliothèque, les larmes lui venaient aux yeux, quand quelqu'un parlait d'un auteur qu'il avait possédé. (1)

LE SAVANT

Entouré de ces puissants instruments de travail, Brunck s'était mis à l'œuvre. Sa correspondance, présente un tableau fidèle de ses efforts, pour ramasser les matériaux qui pouvaient lui être utiles. Sa charge, qui lui laissait d'assez vastes loisirs, ne lui permettait pas de s'absenter longtemps de Strasbourg. Il ne pouvait que rarement consulter les manuscrits ; il en était réduit à établir ses textes

plus sur la comparaison des éditions, sur ses conjectures et celles de ses critiques que sur le collationnement des manuscrits existants. Doué du goût le plus exquis, ayant le sentiment le plus délicat des beautés littéraires et de l'harmonie poétique, il déplaçait, bouleversait, avec une audace souvent heureuse, sous le rapport du goût seulement et du sentiment poétique ; mais l'arbitraire dans l'établissement des textes diminue la valeur des éditions qu'il a données au public.

(1) Des reliques de cette importante bibliothèque, parées de somptueuses reliures, sont conservées au château de Dachstein. Ce manoir avait appartenu à la belle-mère de R. Brunck, dame Françoise Baron de Frégeval, qui l'avait vendu vers la fin du XVIlIo

siècle. Le fils de l'helléniste, Adrien Brunck de Freundeck, le racheta en 1803. Ses enfants étant morts sans laisser de postérité, sa veuve Elise, née de Turckheim, le légua à son neveu, le baron Edouard de Turckheim.


Brunck était fier de son œuvre, et la conscience de sa propre valeur le rendait parfois sévère et dédaigneux. N'avait-il pas flagellé comme un grimaud, à son grand regret du reste, quand il apprit qu'il vivait encore, M. de la Nauze, son collègue à l'Académie des sciences ? Mais au fond, il avait un excellent cœur et savait aussi reconnaître le mérite d'autres érudits. Son souci de plaire et de rendre hommage aux préoccupations d'autrui allait jusqu'à désavouer la valeur de son travail pourtant si magnifique.

L'HOMME POLITIQUE

Lorsque éclata la Révolution, Brunck interrompit les études littéraires, entra avec ardeur dans les nouvelles idées et fut un des premiers membres de la société populaire de Strasbourg, dont il fut président après Barbier. Ayant vu les abus qui amenèrent la terrible explosion, dont les éclats ont grondé si longtemps sur la France, il avait cru, avec beaucoup d'hommes vertueux, à la possibilité de régénérer son pays sans convulsions.

Mais lorsque tous les crimes se commirent au nom de cette sainte liberté que l'on profanait (1), il n'hésita point à se prononcer contre les perturbateurs de sa patrie : son énergie lui attira la haine de l'anarchie; ni son honorable vieillesse, ni son éclatante réputation ne purent le mettre à l'abri de la persécution. Déporté, incarcéré, traduit de prison en prison jusqu'à Champlite en Haute-Saône, l'homme moral resta intact.

DERNIÈRES ANNÉES

Rentré d'exil après la mort de Robespierre, il fit diversion aux lettres et à la politique. La vie de l'illustre Strasbourgeois touche ici au tragique. Son travail de géant lui assurait la considération de tous les savants, son attitude politique faisait preuve d'un profond sentiment d'équité et d'une grande fermeté de caractère. Signalé comme il l'était à l'attention de ses concitoyens, il était pour ainsi dire prédestiné à jouer dans sa ville natale, dans le nouvel ordre des choses, un rôle de premier plan. Il n'en fit rien et dit adieu aux lettres et à la politique. Obligé pour des raisons financières de vendre une partie importante de sa bibliothèque, les lettres grecques lui devinrent odieuses. Si nous en croyons Thomassin, il ne se distinguait plus que

(1) Thomassin, Oraison funèbre.

par l'aménité la plus séduisante; à la fraîcheur de ses idées, à la chaleur de son imagination, on eût cru qu'il n'avait été toute sa vie qu'un homme aimable que chacun recherchait. Il semblait donner toute sa préférence aux naïvetés de l'enfance, que sa présence remplissait de joie. Son arrivée dans les sociétés y provoquait les plus agréables sensations. Toutes ses paroles respiraient un goût exquis; chacune de ses expressions était une pensée délicate et choisie; il semblait, à l'entendre, que la vie n'avait été pour lui que le cercle des plaisirs. Une affection particulière l'attachait à son fils et à sa jeune épouse. La mort de leur enfant, que sa tendresse avait déjà adopté, porta un coup funeste au vénérable aïeul et le plongea dans une mélancolie si frappante que tous ses amis la remarquaient avec tristesse. Ses espérances déçues avaient navré son âme, et à la rentrée d'une promenade, à la suite d'un entretien avec son fils, son frère et sa jeune bru, il entreprit le grand voyage, auquel dans ses dernières années il se préparait, disait-il en plaisantant, par des lectures de récits de voyages. Une attaque d'apoplexie avait mis fin à ses jours le 12 juin 1803.

Telles furent la vie et les œuvres de cet helléniste que Strasbourg peut être fière de compter au nombre de ses savants et de ses concitoyens les plus distingués et qu'elle a d'ailleurs honoré en donnant son nom à une des rues de la cité. Il fut un homme d'action, dirigé par l'intelligence et soutenu par une forte volonté. Jamais la force morale et la sérénité qu'il avait acquises par l'étude et par une puissante discipline sur lui-même ne l'ont quitté. Quelle belle leçon d'énergie il nous donne ! A l'occasion de son 200e anniversaire, La Vie en Alsace lui devait le faible hommage que nous venons de lui rendre et qu'au lendemain de sa mort déjà, les Muses grecques et latines avaient si éloque- ment exprime :

La mémoire de Richard-François-Philippe Brunck, éminent par la pénétration de son esprit, l'aménité de ses mœurs, la pureté de sa vie, l'éclat de ses services dans les emplois publics, civils, militaires et littéraires, sera toujours chérie par les Muses grecques et latines et par ceux qui les cultivent.

Elle sera transmise à la postérité la plus reculée par le nombre de ses ouvrages, leur beauté et leur élégance.

Elle restera toujours au fond du cœur de ses parents et de ses amis où la plus juste douleur l'a gravée en traits ineffaçables.

Louis GADËLLE


JACQUES HATT

UNE VILLE DU XVe SIÈCLE

STRASBOURG *

c

le livre est un fort beau volume, un livre de luxe admirablement imprimé et richement illustré. Des vues du vieux Strasbourg, des photographies du plan en relief de 1725 et des reproductions de bois

tirés des incunables strasbourgeois, y mettent une heureuse variété. Beaucoup de soins et un goût très sûr ont présidé à la confection du livre. On en félicitera vivement l'éditeur. Le caractère de l'ouvrage, du reste, et sa valeur propre méritaient une telle présentation. Ce beau livre est aussi un bon livre.

Peu de strasbourgeois, aujourd'hui, connaissent leur ville aussi bien que M. Hatt connaît son Strasbourg du xve siècle. La description qu'il en donne est si détaillée et si précise qu'elle s'empare de l'imagination. A le lire, dans le calme du soir, lorsque se sont tues les trompes des autos et raréfiés les

* Un volume in 4°-couronne de 510 pages orné de 41 reproductions de bois .de la fin du xv. siècle et du début du xvi« siècle, de 25 planches hors-texte et d'une carte topographique de Strasbourg au xv' siècle. Collection historique de La Vie en Alsace, Strasbourg, 1929.


grincements des tramways on se trouve transporté dans la vieille cité; ses bourgeois disparus semblent . revivre; on entend leurs noms, on pénètre dans leurs maisons; leurs occupations, leurs habitudes, leurs costumes deviennent familiers. Ceux qui ne sont plus depuis cinq siècles apparaissent comme de vieilles connaissances que l'on va, demain, ren-

contrer par les rues. Merveilleuse puissance évoca- trice d'une œuvre appliquée et sincère ! Les petits traits accumulés s'associent et se fondent ; ils finissent par faire revivre le passé mort, comme sur la toile d'un pointilliste les taches de couleur assemblées donnent l'impression du relief et du mouvement.

L'ouvrage cependant n'est pas de fantaisie.

On offenserait l'auteur en insistant sur son pittoresque. Son travail est d'érudition. Présenté comme thèse de doctorat à notre Faculté des Lettres l'été

dernier, il a valu à M. Hatt le triple rang d'hermine avec la mention la plus flatteuse. Sans faire profession d'historien, M. Hatt est un savant. Il appartient à la lignée qui, depuis la Renaissance, par sa curiosité intelligente, a si puissamment contribué à faire l'histoire du pays en s'appliquant à celle des pays, des villes ou des campagnes. Le patriotisme

local, depuis des siècles et dans les diverses provinces, a donné le branle à la recherche, et ces études de faits ont largement contribué, à côté de la littérature d'imagination, au mouvement général des idées. La petite histoire, partout ramifiée, a formé les racines de la grande. Vieilles maisons, vieux papiers. Toute cette science du détail a permis peu à peu de s'élever à des vues d'ensemble approchant de la réalité.

C'est très évidemment l'amour de sa patrie stras- bourgeoise qui anima le zèle érudit et soutint la


patience de M. Hatt. Il est un strasbourgeois du dehors, de ceux qui dispersés jadis aux quatre coins de la France, y ont entretenu le souvenir et comme le culte de l'Alsace et de sa grande ville. Après le retour de la province à la mère patrie, tous ne sont pas revenus au bercail, du moins de façon stable, mais, même à Paris, ils ont continué à se sentir strasbourgeois et à vibrer d'émotion chaque fois qu'ils revoient leur clocher. Cette émotion continue et discrète, on la retrouve tout au long de ces cinq cents pages. Elle les anime. C'est elle qui contribue à faire, de cet ouvrage savant, un livre vivant.

Le profane qui, distraitement, contourne la façade modeste de la Bibliothèque et des Archives municipales, ne se doute pas que, dans ce bâtiment silencieux, dorment tant de souvenirs auxquels l'érudit peut rendre la vie. Il faut, il est vrai, la patience de les y chercher et l'art de les découvrir. C'est ce qu'a fait M. Hatt. La base de son travail lui a été fournie par l'imposante collection des ordonnances du magistrat de Strasbourg. On trouvera en tête du volume l'énumération imposante de ses sources tant manuscrites qu'imprimées. A côté des documents officiels, il a largement utilisé la littérature

de l'époque, les œuvres savoureuses du fougueux prédicateur Geiler de Kaysers- berg, pleines de traits piquants sur les travers de ses contemporains, celles de Thomas Murner et le fameux Narren- schiff de Sebastien Brant. Il n'a pas dédaigné des œuvres moins célèbres, mais où les faits tiennent peut-être plus de place, depuis les traités de chirurgie du temps jusqu'à la Kuchenmeisterei de Jean Knobloch (1516), qui lui a fourni de curieuses illustrations. Les costumes du temps, il les a rencontrés surtout dans les figures d'œuvres classiques publiées à Strasbourg, comme le Térence et le Virgile du célèbre imprimeur Grü-


ninger. On n'avait pas notion, en ce temps, de la couleur locale. Heureusement pour nous ! Ce sont les personnages de Térence et les héros de Virgile qui portent les modes du xve siècle finissant. M. Hatt a su chercher adroitement et, comme il est naturellement sagace, autant que formé aux bonnes méthodes, il a heureusement trouvé. Des liasses du passé et d'une copieuse littérature, il a tiré le meilleur de ce qui peut intéresser les strasbourgeois d'aujourd'hui.

Non pas tout cependant. Si gros que soit le livre, il ne retrace qu'une partie de la vie de Strasbourg au XVe siècle.

L'auteur tout d'abord ,ne se targue pas de faire de l'histoire. Il a laissé de côté la politique de la ville libre de Strasbourg, ses négociations diplomatiques et les événements généraux auxquels elle s'est trouvée mêlée. Il a volontairement limité son regard à l'intérieur des remparts. L'Alsace même ne paraît guère. Et à l'intérieur de Strasbourg, il s'est attaché presque exclusivement à la vie matérielle. M. Hatt est avant tout positif et réaliste. C'est là, une de ses originalités.

Lui-même nous expose son programme : « Nous faisons, en quelque sorte, un voyage dans le temps. Nous visitons Strasbourg au xve siècle comme nous visiterions une ville moderne, après nous être documentés sur son régime politique, sa population, son commerce. Arrivés à destination, nous nous promenons dans les rues dont le spectacle bigarré nous retient longuement. Puis nous pénétrons dans les maisons. Nous examinons avec intérêt le mobilier; nous tâchons de nous initier à l'existence des gens qui nous accueillent, de savoir comment ils se vêtent, comment ils se nourrissent, quelle est leur hygiène, quelles sont leurs distractions.» Et c'est tout. Cette promenade ne comporte pas de conclusion,


ou à peine. Elle se termine sur la mascarade traditionnelle des enfants qui a lieu à la cathédrale de la Saint-Nicolas (6 décembre) à la fête des Innocents (trois jours après Noël): «Un enfant de chœur élu évêque par ses pairs officie revêtu des habits pontificaux, dit les oraisons, donne la bénédiction. Ses camarades et lui se rendent ensuite, masqués, dans les églises et les couvents et y font de l'esclandre. »

Suivons donc un instant M. Hatt dans la docte promenade à laquelle il nous convie.

Strasbourg n'est encore qu'une assez petite ville : vingt mille habitants; beaucoup pour l'époque, bien peu à nos yeux. Il ne s'agit il est vrai que des strasbourgeois établis, bourgeois ou demi-bourgeois. A cette population stable s'ajoutent cinq ou six mille étrangers, composés surtout de réfugiés des campagnes. Chaque année fait un certain nombre de nouveaux bourgeois, parmi lesquels les Allemands sont le plus grand nombre. Le régime de la ville est démocratique, en ce sens que ce sont les bourgeois qui, à la majorité, élisent leurs magistrats. Il ne nous est rien dit et c'est peut-être dommage des mœurs politiques de l'époque. Admettons qu'elles aient été parfaites et aient justifié pleinement l'opinion d'Erasme écrivant en 1514 à Wimpfeling : « Enfin j'ai vu une monarchie sans factions, une démocratie sans émeutes, de la richesse sans luxe, du bonheur sans arrogance.»... Un véritable paradis, isolé au milieu d'un monde assez troublé.

Tout n'est cependant pas entièrement angélique dans le vieux Strasbourg. La noblesse n'y domine plus mais y jouit toujours d'une notable importance. Elle y joue souvent un rôle brutal et brouillon... Un jour quelques jeunes nobles jettent un enfant à l'eau pour se distraire et apostrophent les passants qui se précipitent au secours du pauvre petit : « Vous en verrez d'autres, tas de vauriens et de paysans; vous avez été assez longtemps les maîtres.» D'autres rouent de coups un marchand qui déballe sa pacotille et lui en volent une partie. Les viols, souvent collectifs, ne sont pas rares. Un jour, quatre jeunes nobles font irruption chez une veuve et mettent à mal, l'un après l'autre, ses deux filles. La nuit, ce sont les apprentis et les valets d'artisans qui transforment les rues en coupe-gorges. Ces vieilles rues qui nous semblent si paisibles et pleines de bonhomie ont été le théâtre de bien des attentats, favorisés par le manque absolu d'éclairage. Le danger cependant ne retient pas les bourgeois au logis. Ils adorent sortir le soir, souvent assez tard dans la nuit, chacun avec sa lanterne individuelle et souvent une garde armée.

La haute classe, celle des gens en vue, nobles et bourgeois riches n'exerçant aucun métier est celle des fameux constofeler. Le constofeler bourgeois

joue volontiers au gentilhomme. S. Brant embarque sur sa Nef des Fous ce fils de tonnelier qui arbore un blason resplendissant ou le paysan mal dégrossi qui, ayant gagné de l'argent, veut prendre les manières de la noblesse. Mais l'artisan retiré des affaires veut lui aussi, contrairement à tous les règlements, devenir constofeler. « Si on n'autorisait pas certaines personnes riches issues des corps de métiers à devenir constofeler, reconnaît le magistrat, on risquerait qu'elles n'émigrassent au grand détriment de la ville qui perdrait de forts contribuables ». Le bourgeois de Strasbourg compte dès lors comme contribuable ! La fortune joue un rôle considérable dans ce paradis. C'est elle — comme partout et toujours d'ailleurs — qui fait l'aristocratie.

Les travailleurs sont tous, obligatoirement, groupés en corporations. Bon nombre d'entre elles ont laissé leur souvenir dans les noms de nos vieilles rues : orfèvres, pêcheurs, bateliers, bouchers, tanneurs, tailleurs, etc. Chaque corporation a son poêle, où l'on discute des intérêts corporatifs, où l'on règlemente, car tout est étroitement règlementé, mais où l'on mange, aussi, où l'on boit, où l'on joue. Le poële est un lieu bruyant, certains laissent entendre, un mauvais lieu; ce sont évidemment des grognons ; ils exagèrent. «Pourquoi, demande un prédicateur, dans une ville aussi favorablement située que Strasbourg, voit-on tant de miséreux ? — C'est que trop d'artisans, voire de commerçants, perdent au jeu tout ce qu'ils gagnent». M. Hatt cite le cas, curieux au point de vue juridique, d'un père de famille qui s'engage par devant notaire à remettre tout son bien à ses héritiers s'il se laisse encore entraîner à jouer plus d'un pfennig la partie. Il se condamne lui-même à la mort civile.

On cultive cependant à Strasbourg, à cette époque, autre chose que la ripaille et le jeu. On travaille et l'on commerce activement dans toute la ville. Par mille détails, M. Hatt nous montre les modalités des diverses sortes de commerces et de métiers. L'esprit général qui inspire les règlementations compliquées que l'on retrouve partout c'est un protectionnisme universel : protection du commerce et de l'industrie de la ville d'abord, non pas tant contre l'étranger, tel que nous l'entendons aujourd'hui, mais contre le non-strasbourgeois — contre les gens de la campagne, surtout, à qui l'on s'efforce d'interdire toute relation directe avec le consommateur citadin — et contre le commerce des villes voisines, de Haguenau en particulier, auquel des charges moins lourdes permettent des prix plus bas — protection aussi du consommateur non seulement contre la fraude, mais contre l'accaparement et la spéculation — protection surtout des intérêts financiers de la ville.. En consé-


quence, partout et toujours, des courtiers et contrôleurs fonctionnaires. Quoi que l'on achète, la corporation et le magistrat — j'allais écrire le syndicat et l'État — interviennent toujours. On s'accommode de ce manque absolu de liberté. Mais ce n'est peut-être pas l'idéal.

Le détail pittoresque, presque l'anecdote, alternent au courant des pages avec les observations qui font comprendre la vie du moyen âge finissant. A côté d'une étroite contrainte on est frappé du laisser-aller et d'une familiarité universelle qui nous semblerait, aujourd'hui, du pur sans-gêne. Que dirait le suisse majestueux de la cathédrale, s'il voyait, comme cela se pratiquait, paraît-il, couramment au xve siècle, le strasbourgeois revenant du marché voisin traverser l'édifice sacré en portant sous son bras le cochon de lait qu'il vient d'acheter. On assiste à la messe en tenue de chasse, le faucon au poing et avec ses chiens. « Il est choquant, dit un règlement de 1470, de voir des femmes de mœurs faciles s'asseoir sur les marches des autels et fixer l'assistance, comme si elles étaient au marché aux guenilles et faisaient choix d'objets à acheter ». — Le style administratif de l'époque, ne manque pas, on le voit, de couleur. « Nous respectons davantage les lieux saints, commente M. Hatt, mais nous y allons moins. »

Dans -la ville, resserrée, où tout le monde se connaissait, l'esprit régnant ne devait pas être toujours la bienveillance. Il reste encore un peu d'acide dans les vieux papiers des Archives. Qu'en faut-il croire ? Les moines ont assez mauvaise

réputation. Il est, paraît-il dangereux pour les femmes d'entrer dans les couvents qui ont la spécialité, au carnaval, de vendre certains beignets au miel. Une charitable institution est celle des béguinages, asiles offerts aux veuves pauvres et à leurs filles. On prie beaucoup, au béguinage, pour l'âme des fondateurs, mais les béguines sortent comme elles veulent, ne serait-ce que pour pratiquer, elles aussi, les œuvres de charité. Elles sont notamment les garde-malades attitrées. Ces gardes d'autrefois font souvent jaser... « Si la femme est malade, le mari ne l'est pas ou si c'est le mari qui est malade, le fils ou le valet sont fort bien portants ». Chacun semble exercer sur son voisin la même surveillance que la corporation et le magistrat sur les affaires de tous.

Il est, dans cette description du vieux Strasbourg, des chapitres tout particulièrement savoureux, par exemple, celui de la toilette et des élégances, tant masculines que féminines. Des images du temps nous les font voir, et Geiler de Kaysersberg se charge de les stigmatiser. Ce qui l'indigne surtout, c'est que les robes sont trop courtes; elles en sont indécentes... il s'agit des robes des hommes, car la robe est encore, durant la majeure partie du siècle, le costume de cérémonie. Les cheveux par contre sont trop longs. C'est toujours des hommes qu'il s'agit. Pour les discipliner on les enduit d'un mélange de résine et d'œuf battu. Quant aux femmes, leurs modes varient, mais paraissent toujours également choquantes au fougueux prédicateur. Leurs manches, tantôt sont larges comme des cottes


de moines et tantôt si étroites que les bras n'y entrent qu'avec peine... Qu'aurait-on dit de l'absence de manches ? Les longues traines sont une marque de vanité. Mais le décolletage surtout provoque le scandale. « Les femmes, aujourd'hui, dit Geiler, sont décolletées presque jusqu'à la ceinture. »

Spitzschuo und nez geschnytten rock Das man den milchmerk nit bedeck chante S. Brant. Le magistrat prend un arrêté fixant comme limite extrême du décolletage la hauteur des épaules. « Femmes et jeunes filles s'écrie Geiler, remontent maintenant leurs seins jusqu'aux épaules. » — Il est peu probable d'ailleurs qu'il faille attribuer à l'arrêté municipal ce changement de la mode.

Laissons de côté, si intéressant qu'en soit le détail, tout ce qui concerne la maison et le mobilier, la vie de famille, les industries, le commerce, l'alimentation, les jeux, les sports, les lépreux, les pestes qui, deux ou trois fois dans le siècle, ravagent la cité, et passons pour finir aux recettes de cuisine et de toilette. On mange beaucoup au xve siècle et les menus sont particulièrement chargés de viandes. La choucroute est connue. Ce qui provoque surtout l'admiration, ce sont les friandises. « Si tu veux servir à tes convives un mets courtois, prépare dans un plat des beignets aux pois et des poires séchées, verse dessus une sauce au beurre, au miel et à la cannelle ». Il y avait, en ce temps là, des écrevisses dans l'Ill ; elles étaient très appréciées : on en fait des pâtés où elles nagent dans une sauce aux œufs et au vin avec des quartiers de poire, des figues et du raisin... on en fait encore des tourtes,

fourrées d'œufs, de fromage et de pain d'épice râpé ! Comme boisson, le vin l'emporte de beaucoup sur la bière. La bière n'est qu'une boisson de fortune — ou plutôt d'infortune, dit M. Hatt, qui supplée le vin lorsqu'une mauvaise récolte l'a rendu trop cher.

Les recettes de toilette ne sont pas moins admirables que celles de la cuisine. Voulez-vous un teint clair et frais, l'eau de blanc d'oeuf vous le donnera. Avez-vous des tâches de rousseur, l'eau de jaune d'œuf les fera disparaître. Pour avoir de belles couleurs, employez de l'eau de fenouil. Heureuse naïveté ! Mais dans quelque cinq cents ans nos recettes de beauté ne paraîtront-elles pas aussi bien naïves ?

On trouvera dans ce livre matière à réflexion, on s'y instruira et l'on s'y amusera, on se délectera à retrouver peint au naturel, le vieux Strasbourg à la veille de la Renaissance, modeste république étroitement fermée et surveillée, pleine de mouvement cependant et d'une belle vitalité. Cette vie matérielle, dont on nous offre une image si détaillée, minutieuse et colorée comme une miniature, ce n'est pas, évidemment, tout Strasbourg. C'en est cependant une part importante et jusqu'ici, assez peu connue. Ne réclamons pas de M. Hatt plus qu'il n'a voulu nous donner. Félicitons-le plutôt de l'excellente qùalité et de la nouveauté de son travail. Son livre deviendra, nous n'en doutons pas, un de ces alsatiques réputés que l'on recherchera longtemps, que l'on citera souvent et qu'on feuilletera toujours avec intérêt.

A. GRENIER

Professeur à l'Université de Strasbourg

Toutes les gravures illustrant cet article sont extraites de l'ouvrage de M. Jacques Hatt Une ville du XVe siècle: Strasbourg


LE PALAIS

DU CONSEIL SOUVERAIN D'ALSACE

A COLMAR

D

epuis plus de deux siècles, la ville de Colmar détient le titre, fort jalousé, de capitale judiciaire de l'Alsace et elle eut, bien souvent,

à se défendre énergiquement pour le conserver. On ne semble pas, cependant, porter autant d'attention qu'il en mérite au vénérable bâtiment qui, de 1698 à 1906, abrita le Conseil Souverain d'Alsace et les corps judiciaires qui lui succédèrent. D'autres monuments de la coquette cité attirent l'oeil du passant, bien que le vieux palais de Colmar soit toujours auréolé d'un glorieux passé.

Par son caractère très spécial dans son austérité, par les nombreux souvenirs qui s'y rattachent, il a droit à l'intérêt de l'historien et de l'artiste et il est regrettable que les autorités, chargées de veiller à son entretien, semblent le délaisser tant soit peu.

Sa façade sévère est le symbole des magistrats colmariens de l'ancien régime qui furent les serviteurs dévôts de la Loi et de la Justice et, ce faisant, les grands artisans de l'unité provinciale et de l'attachement de l'Alsace à la France.

Dès que le traité de Westphalie eût donné à la

couronne de France la souveraineté sur les domaines des Habsbourg en Alsace, le roi très-chrétien avait institué à Brisach une Chambre royale ayant les attributions les plus étendues en matière d'interprétation des questions juridiques, féodales et même politiques. Moins de dix ans après, en 1657, il transférait son siège à Ensisheim, où avait été établie l'ancienne régence autrichienne, en lui conférant le titre de Cour Souveraine. Cependant, pour ménager les susceptibilités par trop vives de la maison d'Autriche et celles des princes médiatisés, il s'était gardé de lui donner le rang et la qualité de parlement. En 1661, il la remplaçait par un simple « Conseil provincial » ressortissant du parlement de Metz, la réduisant en quelque sorte aux fonctions de présidial. En 1674, il la faisait revenir à Brisach et, par un édit du mois de novembre 1679, il rendait à «son Conseil provincial d'Alsace... la justice supérieure... à commencer du 1er janvier 1680 pour l'exercer avec le même pouvoir et autorité que faisaient les Cours de Parlement. » Enfin, par une nouvelle déclaration du 1er juillet suivant, il conférait à ses membres tous les attributs exté-

Le palais du Conseil Souverain d'Alsace avant sa restauration au XVIIIe siècle

Façade principale Façade latérale


rieurs de la justice souveraine, robe rouge, chaperon fourré et épitoge. Transférés de Brisach en la Ville Neuve de Brisach, à l'abri des fortifications nouvellement construites par Vauban, les magistrats s'y croyaient installés définitivement et s'empressaient de construire des hôtels dignes de leurs fonctions. En récompense de leur zèle et de leur activité, ils se voyaient octroyer la propriété de leur office avec droit de cession héréditaire ou de vente. En avril 1694, le chancelier de France leur faisait parvenir leur grand sceau officiel portant les armes du roi de France et de Navarre entourées de l'inscription « Conseil Souverain d'Alsace. »

C'est cette appellation si populaire que l'histoire a conservée bien qu'aucun autre document ne l'ait attribuée au Conseil d'Alsace.

Ces faveurs répétées de la Cour n'étaient pas sans porter ombrage au parlement de Metz. Possédant un ressort peu étendu, il cherchait tout naturellement à l'accroître et, pour y parvenir, il sollicita de Louis xiv la suppression du Conseil Souverain et l'attribution de sa juridiction. Un arrêt du Conseil du roi, rendu le 29 janvier 1698, sur le rapport du marquis de Pontchartrain, contrôleur général, maintint la supériorité du petit parlement d'Alsace et décida son transfert à Colmar. La seconde partie de cette décision était la conséquence du traité de Ryswick qui avait imposé à la France la destruction de la Ville Neuve de Brisach, trop menaçante pour Brisach qui était rendu à l'Empire.

Le 18 mars 1698, furent signées les lettres patentes ordonnant la translation. Le 22 mai, le Conseil Souverain tenait sa première audience dans le palais que le magistrat de Colmar lui avait affecté.

Par l'empressement qu'il avait mis à donner un asile convenable à l'auguste compagnie qui venait se fixer dans ses murs, on peut juger de l'enthousiasme que la décision du grand roi avait causé chez les habitants. L'incorporation de l'Alsace au royaume de France avait fait perdre à leur cité le prestige que lui donnait sa place à la tête de la Décapole et l'annexion plus récente de Strasbourg menaçait d'amener une centralisation administrative désastreuse pour eux. L'arrivée du Conseil Souverain dans l'ancienne ville libre impériale lui rendait le rang qu'elle avait failli perdre et lui donnait l'espoir d'ajouter à sa prospérité commerciale et agricole une véritable majesté qu'elle tenait à conserver. Cet événement eut donc une importance capitale sur ses destinées. Tout d'abord, il rallia définitivement à la cause française la vieille bourgeoisie qui, jusqu'alors montrait quelque inquiétude pour la perte de ses anciens privilèges municipaux. Il fit surtout de Colmar un centre de judicature renommé et lui donna une influence qui se fit

sentir sur l'évolution intellectuelle et politique de toute l'Alsace.

Cependant l'installation matérielle du Conseil Souverain dans une petite ville de six à sept mille habitants n'avait pas été chose facile. Le Magistrat de Colmar ne disposait pas d'un local ayant la dignité et l'espace convenables pour loger une juridiction aussi auguste et aussi nombreuse. Il se résigna à lui céder sa place et à lui donner tout simplement l'hôtel de ville.

Celui-ci n'était pas un bâtiment compact; il était formé d'un groupe de maisons assez disparates qui avait reçu, par l'usage, le nom de Wagkeller, Leur ensemble était limité par deux ruelles ayant accès au couvent des Augustins, qui le bornait à l'est, et par la place du marché aux fruits. Il comprenait deux bâtiments de style Renaissance, l'ancien et le nouvel hôtel de ville, une maison plus ancienne, dite Zum Vogelgesang, et celle de la société du Wagkeller.

Le plus important, dont la façade, à peine modifiée, existe encore, avait été construit de 1578 à 1588 par le maître-maçon Nicolas Bôrlin, de Ror- schach. Le peintre Marix Friedlin en avait dressé les plans. La ville l'avait édifié sur le terrain d'une antique Trinkstube qui s'était réservé la propriété de la cave, et sur une partie du cimetière du couvent achetée aux Augustins.

Ceux-ci avaient conservé, enclavée dans l'immeuble, leur sacristie gothique que la ville avait surélevée pour y loger les archives de sa comptabilité. Elles y restèrent déposées jusqu'au commencement du siècle dernier.

La façade de l'hôtel de ville ne manquait pas de beauté. Elle avait reçu une décoration assez riche; on y voyait notamment quelques médaillons en relief que le temps a en partie épargnés. L'intérieur avait été orné à profusion de peintures murales représentant des empereurs, des archiducs et des landvogts de la Haute-Alsace. En 1614, un peintre de talent, Johann Bock, célèbre par ses fresques de l'hôtel de ville de Bâle, sa ville natale, avait placé dans la salle des audiences de la justice municipale deux grands tableaux sur lesquels on voyait le ban de Colmar et le plan de la forêt communale du Niderwald. Il les avait décorés d'une bordure de sujets allégoriques qui n'eurent pas le don de plaire aux austères chroniqueurs colmariens, les pasteurs Klein et Billing. Encore est-ce grâce à leurs critiques que l'œuvre de Johann Bock n'est pas complètement oubliée, car elle a complétement disparu au cours des transformations faites au xvine siècle.

Il existait encore quantité de devises et d'inscriptions dans le goût de celles que l'on voyait dans la plupart des édifices publics de la Renaissance rhénane. L'une d'elles, dont il serait curieux de pré-


Audience du Conseil Souverain d'Alsace

Miniature appartenant au musée des Unterlinden à Colmar - Photo Christophe, Colmar

ciser la date, exprimait les regrets d'une bourgeoisie privée de son ancienne indépendance et les espérances qu'elle fondait sur sa nouvelle constitution :

0 Colmarientes !

Quam care defenditis liber- tatem !

Sed multo carius tolerabilis servitutem ! *

En 1698 déjà, la plupart de ces peintures avaient subi des dégradations sérieuses, mais le Magistrat ne s'en était guère préoccupé et il avait continué à tenir là ses deux séances hebdomadaires et, quatre fois par an, les audiences

* 0 Colmariens ! Combien chèrement vous avez défendu votre liberté ! Mais vous supporterez plus chèrement votre servitude.

Blaise de Rungs architecte du palais du Conseil Souverain d'Alsace Collection de M. F. Schædelin

de la justice civile. Il y avait aussi reçu et hébergé les plus nobles et les plus illustres personnages, le cardinal Mazarin lors de son grand voyage en Alsace en 1664, et le marquis de Lou- vois en 1673. L'Electeur de Brandebourg, commandant l'armée des Impériaux, y avait logé avec son état- major au mois de novembre 1674, peu de temps avant sa défaite à Turckheim. Turenne y avait été reçu au lendemain de son immortelle victoire, et enfin par trois fois, les 21 octobre 1681, 21 avril 1682 et 24 juin 1683, le Roi-Soleil en personne y avait « pernoc- té». A cette occasion, l'hôtel de ville avait reçu, mais de la population seulement, le pompeux surnom de petit


Grand escalier du Conseil Souverain d'Alsace • État actuel Photo Christophe, Colmar

Louvre. Cette appellation n'avait été qu'éphémère et la Neue Rathstube des actes officiels reprit bien vite le nom de Wagkeller sous lequel il était auparavant et resta par la suite désigné.

A côté de ce monument, son prédécesseur faisait encore bonne figure, malgré sa vétusté. Son origine était fort ancienne; les documents mentionnent, dès 1366, la maison Zur Hôlle et en 1538, das Hus zur Hellen jetzo die nuwe Rathstube, la maison Zur Hellen qui est à présent le nouvel hôtel de ville. En 1459, en effet, le Magistrat était venu l'occuper après avoir délaissé la place de l'église Saint-Martin. Il l'avait fait reconstruire en 1532. Dans la salle du Conseil, se trouvait la belle

cheminée, dite du Wagkeller, que l'on peut voir au musée des Unterlinden. Son fronton, au millésime de l'année 1536, est orné de deux médaillons aux effigies de l'empereur Charles-Quint et de l'archiduc Ferdinand, et de trois écussons dont un aux armes de Colmar et un autre, celui du centre, au blason des Habsbourg brochant sur l'aigle bicéphale. La façade principale de ce bâtiment prenait jour sur une courette le séparant de la maison dite Zum Wagkeller dont la construction, plus récente sans doute, le masquait presque entièrement. Grâce à son élévation, sa loggia, de pur style Renaissance, restait visible de la place et de la rue voisines. Elle put ainsi servir, jusqu'à l'arrivée du Conseil Sou-


Ancienne cheminée du Wagkeller

Musée des Unterlinden à Colmar - Photo Christophe, Colmar

verain, aux publications du magistrat et ne disparut que bien plus tard. On avait encore ajouté, à sa façade latérale, une tourelle ronde, à trois étages, permettant de se rendre directement, sans passer par les cours du couvent, aux archives de la comptabilité d'un côté et, de l'autre, à la chancellerie et aux prisons de la ville situées dans la rue des Augustins.

Rendu insuffisant par le développement de Colmar, le nouvel hôtel de ville de 1538 était, à son tour, devenu l'ancien hôtel de ville, die alte Rathstube, et ce bâtiment, accroché à la construction plus récente, était réduit au rang d'annexe de son successeur.

Malgré sa déchéance, il avait gardé, dominant fièrement le toit pointu de la loggia, l'image symbolique de sa grandeur passée. C'était une statuette de pierre, représentant une femme tenant d'une main le glaive et de l'autre la balance. Cette antique image de la Justice, devant laquelle nos pères s'inclinaient avec respect, a survécu a toutes les vicissitudes des juridictions auxquelles elle était attachée; elle trône encore aujourd'hui au fronton de l'ancien Palais.

Cachant entièrement la vue des deux hôtels de ville dont elle était séparée par une cour étroite, une maison massive étalait sur la place du marché sa large façade cintrée et irrégulière. La conciergerie comportait un rez- de-chaussée fort bas que surplombait la loggia municipale. Le reste du monument, assez simple d'aspect, n'était pas dépourvu de caractère. Il comprenait un très grand vestibule ayant deux portes d'entrée symétriques, et un premier étage auquel on accédait par un bel escalier tournant. Cette construction impo-

Colonne Renaissance de la salle du rez-de-chaussée de l'ancien hôtel de Pille de Colmar devenue plus tard la seconde chambre du Conseil Souverain d'Alsace et le Tribunal criminel et révoliitionnaire du Iluut-Rhin - Photo Christophe, Colmar


sante, dite Haus zum Wagkeller, servait de lieu de réunion à une société privée fort célèbre dans l'histoire de Colmar où elle ne disparut qu'avec l'ancien Régime, après plus de trois siècles d'existence. Chauf- four le syndic, qui en fut le dernier président, la définissait une réunion de personnes libres liées par les simples liens de l'honnêteté et de l'amitié, sans autre objet que s'amuser selon le goût de chaque siècle. C'était elle qui, à l'origine, avait occupé la Trink- stube cédée plus tard à la ville et remplacée par la Neue Rathstube qui en avait pris le nom de Wagkeller. Elle avait reçu à sa table tous les personnages de marque qui avaient séjourné à Colmar et l'intendant de l'armée française, d'Aligre, tout comme le gouverneur pour le roi en Alsace, s'y étaient fait admettre bien avant le traité de Westphalie.

L'histoire de ces joyeux compagnons, appartenant tous à la noblesse et à la haute bourgeoisie, mériterait une étude qui ferait la joie des amateurs des récits gastronomiques d'autrefois.

La société du Wagkeller avait déjà quitté plusieurs années cet édifice, qu'elle jugeait trop délabré, lorsqu'elle le céda à la ville en 1681.

On a généralement affirmé que ce nom de Wagkeller ou cave de la balance lui venait de la

balance que portait la statue de la justice ornant la loggia municipale. Il est plus vraisemblable qu'il rappelait un souvenir plus prosaïque et plus ancien, celui de la balance publique, dite Fronwage, installée tout près de là en 1370.

Enfin, un jardinet, qui avait remplacé une maison sans histoire, celle du Vogel- gesang, donnait un peu de gaieté et de lumière à la partie nord.

Lorsqu'il fut mis en possession de cet ensemble de constructions, le Conseil Souverain disposait, entre les deux ruelles des Augus- tins, d'un espace amplement suffisant pour ses besoins. Par contre, les locaux dans lesquels il s'installait, leur aménagement et leur mobilier se trouvaient dans un état déplorable. Il fut bien obligé de s'en accommoder, et, malgré ses instances répétées, il ne parvenait pas à obtenir les réparations

Façade de l'ancien hôtel de ville de Colmar où fut installé le Conseil Souverain d'Alsace en 1698 - État actuel

Photo Christophe, Colmar

les plus urgentes et les plus indispensables. Les événements militaires et la situation financière de l'Etat, il est vrai, détournaient l'attention de la misère rien moins que dorée du petit parlement alsacien. En 1709, il était obligé de se réfugier momentanément sous la protection des remparts de Sélestat pour ne pas tomber aux mains des impériaux qui avaient une fois de plus, pénétré sur la rive gauche du Rhin. Après quelques semaines d'absence, il pouvait regagner Colmar, que venait de dégager la victoire de Rumersheim. Après cette alerte, et dès que la paix fut rétablie, son premier soin fut de solliciter la restauration du palais, mais il n'obtint, qu'un crédit si minime qu'il suffit à peine à consolider les murailles et la toiture. L'intendance, seule dispensatrice des deniers royaux, lui accordait parfois, et avec peine quelques fonds lui permettant de se procurer le mobilier strictement nécessaire. Dans un moment de générosité, elle lui permettait l'achat d'une grande tapisserie d'Abbeville, destinée à orner la première Chambre. Cachant sa misère sous les lys d'or sur champ d'azur, le Conseil enviait l'élégance et la richesse des autres cours souveraines du royaume.

Les bâtiments eux-mêmes menaçaient ruine à ce

point qu en 1723, il devint nécessaire d'étayer avec des poutrelles de bois les deux salles d'audience installées dans le bâtiment du dernier hôtel de ville. La situation finit par devenir si alarmante que le premier président, prévoyant un effondrement total, envisagea l'éventualité d'une évacuation définitive.

Ce ne fut cependant qu'en 1767 que l'intendance, obéissant à la nécessité, se résolut à mettre fin à un état si préjudiciable au prestige de la justice. Elle accorda un crédit de quarante mille livres pour la construction d'un nouveau palais ; encore tint- elle à conserver l'hôtel de ville construit en 1578 dont la solidité, discutée alors, s'est manifestée à l'usage puisqu'il abrite encore aujourd'hui la salle d'audience et les archives du tribunal civil.


Le nouveau monument absorba l'alte Rathstube et la maison de la société du Wagkeller. Il entraîna la disparition de la loggia Renaissance, seule partie vraiment artistique des bâtiments détruits. Un Colmarien, Blaise de Rungs, architecte-juré du Conseil Souverain, fut chargé de l'exécution des travaux. Utilisant les fondations anciennes, il édifia en deux ans le nouveau palais qui ne fait pas mauvaise figure en face de l'élégant Kaufhaus. C'est la construction la plus importante que l'art français du XVIIIe siècle ait laissée à Colmar. Le mobilier, entièrement renouvelé, était digne des regards du grand roi dont une image imposante présidait aux audiences de la première chambre du Conseil Souverain. C'est dans ce cadre, plus décent, que s'écoulèrent les dernières années du Parlement alsacien. Le journal de l'un de ses conseillers, M. de Holdt, en a conservé minutieusement l'histoire.

Le palais fut le témoin des incidents judiciaires et politiques qu'il a relatés, de sa fermeture mouvementée dans la journée du 30 septembre 1790, et de l'installation des juges élus par le peuple pour constituer le tribunal du district de Colmar.

C'est dans la salle de l'ancienne seconde chambre (archives actuelles), que furent prononcées par le tribunal criminel et révolutionnaire du Haut-Rhin les condamnations capitales infligées par les magistrats de la Terreur. Le dernier architecte du Conseil Souverain, Félix de Rungs, devenu le citoyen Rungs, inspecteur des bâtiments civils du département, en avait organisé l'installation et l'aménagement en faisant remplacer par les couleurs nationales les emblèmes proscrits de la royauté qu'avait introduits son père dans la décoration des salles.

Après avoir abrité le tribunal du district de Colmar, le tribunal criminel du Haut-Rhin et le tribunal d'appel, le palais fut rendu à son affectation primitive par un décret de l'empereur du 28 mai 1811, qui donnait à la vieille capitale judiciaire de l'Alsace la cour impériale des deux départements du Rhin. Le 25 juin, le maréchal Kellermann y présidait à l'installation des magistrats d'appel revêtus de « la toge et de la pourpre des anciennes- Cours dont le souvenir n'effrayait plus». Quelques vétérans du Conseil Souverain y rencontraient des collègues dont l'activité révolutionnaire avait eu le palais pour témoin.

Une fois de plus, la capitale du Haut-Rhin avait conservé sa Cour que lui avaient encore disputée chaudement ses rivales, Strasbourg, Metz et Besançon. Après avoir été tour à tour Cour impériale de 1811 à 1815 et de 1852 à 1870, Cour Royale de 1815 à 1848, Cour d'appel de 1848 à 1852 et du 6 septembre 1870 à son expulsion par les Allemands, elle sut maintenir le haut renom qui s'attachait à sa devancière de l'ancienne monarchie. Les incidents de sa suppression brutale, au cours de l'invasion allemande, furent le couronnement de son glorieux passé. Convoqués en une assemblée générale à laquelle tous s'étaient présentés, ses membres • clamaient noblement leur indépendance et leur refus de céder aux menaces de l'ennemi : « Aujourd'hui, 5 décembre 1870, la Cour d'appel de Colmar, réunie pour la dernière fois jusqu'à des temps meilleurs, a délibéré la protestation suivante ...

... Maintient comme principe incontestable le droit exclusif de la magistrature française à rendre la justice dans le Haut-Rhin et dans le Bas-Rhin...»

Ce document, trop peu connu, était le précurseur de la protestation des représentants de l'Alsace à l'Assemblée nationale..

Lorsque revinrent les jours meilleurs, prophétisés aux heures de la défaite, le palais, d'où était sorti le cri d'espérance, ne revit plus les robes rouges françaises. Le 3 février 1919, en présence des généraux qui commandaient les soldats de la revanche, le commissaire général de la République célébrait la résurrection de la Cour d'appel de Colmar, mais il lui donnait pour demeure le bâtiment construit en 1906 pour l'Oberlandesgericht d'Alsace-Lorraine.

Le palais du Conseil Souverain était alors occupé par le Tribunal cantonal qui l'échangeait, en 1920, avec le Tribunal civil.

En 1927 l'Ordre des avocats faisait apposer sur ses murs un médaillon rappelant son dernier bâtonnier de l'ancien régime, le patriote Reubell. Dans sa grande salle d'audience, errent encore les souvenirs des conseillers d'autrefois, celles de Reubell, de Jules Favre, de Berryer, des Chauffour, qui y firent entendre leur voix, cependant que la fière image de la Justice, qui domine la façade du vénérable monument, rappelle quatre siècles de l'histoire de la magistrature alsacienne.

Félix SCHAEDELIN.


BIBLIOGRAPHIE

L'ALSACE MINÉE PAR PIERRE FERVACQUE

s

es amis applaudissent, ses adversaires ripostent. Excellente atmosphère autour de

L'Alsace minée (1) et de son auteur. Car s'il fait bon planer dans le ciel, si Syrius est un astre charmant, quittons un peu tout cet azur ! Heureux celui qui préfère la terre; une sainte colère parfois le saisit. Il en va ainsi de Pierre Fervacque. Il combat en écrivant. Fervacque ! Le nom de l'auteur en Alsace est presque inconnu— ô paradoxe admirable ! — d'un public qui pourtant le connaît bien et le lit beaucoup. Notre grand confrère Le Temps publie en première page des articles sur les questions d'Alsace. Ces articles, non signés, sont de Fervacque. Aussi l'expérience d'un observateur averti se retrouve-t-elle dans son livre et l'âme d'un combattant. L'atmosphère des procès de Colmar et Besançon a créé là quelque trépidation. L'intérêt n'en diminue pas d'autant, au contraire.

Lorsqu'on est Alsacien on lit L'Alsace minée, on ne l'analyse pas. Cependant pourquoi ne point l'avouer, il est un point — un seul — que Pierre Fervacque a, je crois, insuffisamment dégagé. Pourquoi faut-il parler de cette question ? Tant d'autres l'ont traitée. Mais les faits sont là. Inclinons-nous devant eux. Même s'il nous fallait renoncer à toute interprétation.

C'est une erreur de localiser le malaise alsacien, de le situer en Alsace, sans voir qu'il est en communion avec d'autres phéno- (1) Fasquelle, éditeur.

mènes d'ordre politique universel. Il y a là bien entendu les menées du « Schutzbund », organisation de propagande allemande. Les agents de cette institution, à Strasbourg ne prennent point la peine de se cacher. Ailleurs non plus. Pierre Fervacque sur ce point est parfaitement clair. Puis il y a des milieux ecclésiastiques dont l'intervention dans les choses de France en général, dans celles d'Alsace en particulier méritent notre attention. Qu'une partie du haut clergé à Rome ou Munich après la guerre ait rêvé d'isoler l'Allemagne de la France, par un cordon d'Etats neutres, pour rattacher l'Alsace à l'Allemagne, et l'Autriche aussi, nous le savons. Le but de cette manœuvre était de créer au centre de l'Europe la plus grande Allemagne, en noyautant la Prusse protestante afin d'obtenir un état catholique presque homogène et puissant. D'autres milieux, plus tard, à moins

Pierre Fervacque Photo lIIarlinie

que ce ne furent les mêmes, ont médité de faire un concordat avec la France, question qui aux yeux de nombreux Français est digne de la plus sérieuse étude. Mais c'est la façon dont on prépare ce contrat, par des mouvements politiques, qui n'est pas sans nous inquiéter. Parler de tout cela ce n'est pas s'éloigner du livre saisissant de Fervacque. Car il semble que là aussi l'auteur soit clair. Condamnation des royalistes qui semble prouver à nos ministres qu'on les soutient; puis, sur le terrain alsacien, encouragement officiel à un évêque français, secret à l'abbé Haegy, qui découragé, depuis longtemps se fût tu. Ne spéculerait-on pas sur cette vive sensibilité française qui souffre de la désaffection de l'Alsace ?

Mais n'insistons pas. C'est au hasard peut-être qu'opèrent, d'une part M. le cardinal Gasparri, de l'autre le « Schutzbund ». Quels que soient leurs buts et leurs moyens, gardons-nous de les approfondir. Pierre Fervacque lui-même a-t-il eu cette intention ? Je ne crois pas. En tous les cas si personnellement sur tel point de détail j'eusse aimé à trouver dans son livre des précisions supplémentaires, proclamons-le : L'Alsace minée est un livre nécessaire, un livre courageux. Il contribuera à montrer sous un jour nouveau les problèmes qui se posent en Alsace. C'est indispensable à nos yeux, car ces problèmes sont complexes; et puis ils ne se posent pas devant les seuls Alsaciens.

CLAUDE ODILÉ.


L'hiver à l'Orangerie l'hoto Carabin

LES ORIGINES DE LA PROMENADE LE NOTRE

ET DE L'ORANGERIE A STRASBOURG

c

haque grande ville possède de nos jours ses promenades, ses jardins publics, ses squares. Cela fait partie des exigences modernes de

l'hygiène publique. La ville de Strasbourg n'a pas fait moins que d'autres grandes cités. Son parc de l'Orangerie, tel qu'il a été aménagé, et tel qu'il se complètera après la disparition des remparts, est bien une des plus belles promenades publiques de France. Le promeneur qui admire les allées avec leurs beaux arbres, les orangers alignés dans leurs grandes caisses, les pelouses, les parterres multicolores, sait-il que ces lieux ont une histoire? Il est intéressant de jeter un regard sur le passé et d'étudier l'origine et le développement progressif de ces jardins.

La région située au nord du vieux Strasbourg semble avoir été prédestinée, par son aspect pittoresque, à devenir le lieu de promenade de prédilection des Strasbourgeois. Elle faisait primitivement partie de la banlieue de la Robertsau, et ce n'est qu'après l'agrandissement de la ville, c'est-à-dire après 1871, que les promenades du Contades et de l'Orangerie furent comprises dans l'enceinte fortifiée.

Une troisième promenade appartenant à la contrée de la Robertsau, le Wacken, est restée en dehors des remparts. Comme le Contades et l'Orangerie, le Wacken a son histoire locale intéressante. Un beau plan de l'année 1835, conservé aux Archives


municipales, nous montre, que les trois promenades devaient former un ensemble ; à cette époque la municipalité avait projeté de les relier entre elles par des allées et un pont. On devait ces projets au maire Frédéric Schützenberger, dont j'aurai à faire l'éloge au cours de cette étude. Dans la suite, la construction du canal de l'Ill au Rhin, à la Robertsau, la régularisation de l'Ill dans la même contrée, et plus tard, la construction du canal de la Marne au Rhin furent autant d'obstacles à la réalisation des plans de 1835. Il est évident que les questions économiques et de transit fluvial ont eu, à cette époque, une importance plus grande pour la ville de Strasbourg, qu'un embellissement de grand style de ses jardins. Comme les origines de l'Orangerie, du Wacken et du Contades sont loin d'être les mêmes, il sera indiqué de parler séparément de chacune de ces régions. Mais auparavant, il faut se rendre compte que ces promenades n'ont pu être aménagées aux portes de la ville merveilleuse (wunderschône Stadt) que le jour où l'on y jouit d'une sécurité absolue. Au moyen-âge, pendant la guerre de Trente ans et pendant la période qui suivit cette guerre désastreuse, la petite République strasbourgeoise dut

son salut et son indépendance à ses murs. Le magistrat veillait avec un soin particulier à leur entretien et à leur amélioration; il leur consacrait des sommes importantes. Si les vaillantes troupes strasbourgeoises ont détruit maints châteaux-forts, repaires de chevaliers pillards, si elles prirent une part si active aux combats contre Charles le Téméraire, elles durent par contre, bien souvent se défendre sur les remparts, quand l'ennemi mettait le pays à feu et à sang jusqu'aux abords immédiats de la ville. Cet ennemi, en 1200, s'appelait Philippe de Souabe et plus tard au xve siècle on eut affaire aux Armagnacs et aux Anglais.

Pendant la guerre de Trente ans, quand toute l'Alsace fut dévastée, la République strasbourgeoise fut sauvée par ses murs. Au moment de ces périodes si troublées, bien souvent le magistrat dut ordonner que les arbres et les bâtiments situés devant la ville, fussent rasés sur une grande étendue.

Les Strasbourgeois de ces temps-là étaient d'ailleurs habitués à vivre à l'abri des murs de leur cité. Les mœurs des artisans, des bourgeois, des patriciens mêmes étaient simples et patriarcales, tout au plus possédaient-ils un petit jardin aux portes de la ville. Ce nétaient que les riches et les

Les jardins du château des comtes de Hanau-Lichtenberg à Bouxwiller D'après un dessin appartenant au Dr. J. Hœffel


Le jardin et l'Orangerie Joséphine

D'après Benjamin Zix - Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg

nobles du pays qui avaient leurs maisons de campagne, leurs fermes, leurs terres et leurs châteaux dans une banlieue avoisinante ou un village plus éloigné.

Quelques années après la réunion de la ville de Strasbourg à la France (1681) la situation changea, quand la nouvelle enceinte, que lui donna Vau- ban fut achevée. La garnison entretenue sur le Rhin par Louis xiv amena la sécurité de toute la région. Les villages environnants, les banlieues purent se développer librement, l'agriculture prit un nouvel essor. C'est alors qu'on put penser également à l'aménagement des promenades aux

André Le Nôtre

D'après une peinture de Carlo Maratla - Chàteau de Versailles

portes de la ville. Les officiers de la garnison, les fonctionnaires venus dans le pays durent les premiers ressentir le manque d'ombrage des routes, l'absence des promenades auxquelles ils étaient habitués. A l'intérieur de la France, dans la plupart des villes d'une certaine importance, à Versailles, à Paris et ses environs surtout, on avait pris le goût des jardins aménagés dans un style parfait et régulier.

Le grand roi avait non seulement ses grands capitaines, ses hommes d'Etat éminents, ses ingénieurs, il avait aussi l'artiste-architecte André Le Nôtre, qui excellait dans l'art de tracer les


Plan de la promenade Le Nôtre et de l'Orangerie

Dressé vers 1805 par les services municipaux de Strasbourg - Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg

plans de beaux jardins et de belles promenades. Une des places de notre ville, située en face de l'Orangerie, chère aux amateurs de tennis et aux enfants des écoles qui viennent s'y ébattre, porte aujourd'hui encore le nom de Le Nôtre. D'après

une tradition strasbour- geoise, très répandue à la fin du XVIIIe siècle, Le Nôtre a tracé les plans des allées de tilleuls qui conduisaient de la porte des Pêcheurs à la Robertsau (allée des Pêcheurs) et ceux de la promenade de la Robertsau. La partie principale de cette promenade se composait de quatre rangées de tilleuls et d'ormes se coupant à angle droit. On peut s'en rendre compte par un plan conservé au cabinet des estampes de la ville, sur lequel l'allée du milieu est désignée par « Grande allée de Le Nôtre ». Ces allées ne formaient qu'une partie d'un plan plus vaste qui

Plan schématique de l'Orangerie de Strasbourg

devait être exécuté peu à peu, la municipalité ne disposant pas toujours de fonds nécessaires pour les plantations. Dans une étude sur la place Le Nôtre et l'Orangerie, parue en 1904, l'archiviste strasbourgeois O. Winkclmann a donné une repro-

duction schématique de toute la promenade. J'en donne une reproduction qui permet de constater que le plan de Le Nôtre était adapté au terrain qui appartenait à la ville et faisait partie des communaux (Allmendbo- den). (1) Aux deux extrémités coulaient des rivières au delà desquelles on jouissait, à cette époque du moins, d'une belle vue en perspective sur la campagne d'Alsace d'un côté, et vers les bords du Rhin de l'autre. La rivière vers l'ouest était (1) Ces communaux s'étendaient depuis la contrée du quartier des Quinze, en passant par le Wacken, jusque dans la région entre Schiltig- heim et la ville. Les .citoyens avaient le droit d'y faire paître leurs troupeaux jusque vers 1870.


l'Ill et vers l'est, le canal des Français. Ce dernier creusé depuis peu formait un joli cours d'eau d'une largeur de huit mètres. Sur notre plan, nous ne voyons que des figures géométriques et régulières, des carrés, des triangles se superposant et s'enchevê- trant. Exactement au milieu, nous trouvons un vaste rond-point, auquel aboutissait en droite ligne et en diagonale tous les chemins, toutes les allées. De là provient le terme de « patte-d'oie » employé pour désigner ce rond- point.

On peut facilement se convaincre que les lignes droites de la conception du temps de Le Nôtre forment encore aujourd'hui la base de la promenade, malgré les transformations du

Georges-Frédéric Schützenberger, maire de Strasbourg

D'après une lithographie de Guérin - Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg

parc de l'Orangerie en jardin anglais ou romantique entre les années 1830 à 1848. L'allée de la Roberts- au, le long de l'Orangerie est restée à peu près ce qu'elle était; une allée de quatre rangées d'arbres, aujourd'hui inégales il est vrai, car nous trouvons à côté d'un orme immense, reste des temps de Louis xiv, des tilleuls, plus ou moins beaux, et des platanes. La partie de l'allée perpendiculaire, qui se dirigeait vers l'emplacement de l'Orangerie, a dû être sacrifiée avec quatre-vingts arbres, au début du xixe siècle pour être remplacée par la belle pelouse qui nous donne aujourd'hui une si jolie perspective sur le bâtiment. Jusqu'à l'année dernière, on- admirait les survivants parmi ces tilleuls de -l'allée qui s'étendaient en quatre rangées jusqu'aux bords de l'Ill. Deux allées aménagées en bordure du plan sont également restées à leur place dans leur longueur primitive, ce sont l'allée Spach et l'avenue de l'Orangerie; on peut s'en convaincre facilement sur le plan schématique. Entre le rond-point de l'Orangerie et le restaurant contruit en 1895, subsiste une de ces allées droites, au-dessus de laquelle le dôme des vieux platanes élève sa voûte de feuillages. (D. F. du plan). Cette allée nous fait souvenir du spectacle qu'on voyait là il y a un siècle environ.

Il reste à vérifier, si Le Nôtre a pu venir en personne à Strasbourg pour tracer les plans de la promenade de la Robertsau. Son grand âge a souvent été invoqué pour mettre en doute sa venue à Strasbourg dans les derniers dix ans du XVIIe siècle. Le Nôtre est né en 1613 et est mort à l'âge de quatre-vingt-sept ans, en 1700, après avoir été vénéré et comblé d'honneurs par son roi. Il avait atteint l'âge mûr quand il fut remarqué et favorisé par Louis xiv. Rien n'empêche d'admettre, que le grand architecte-jardinier soit venu à Strasbourg, et qu'il se soit rendu compte du beau parti qu'on pourrait tirer de cette contrée, aux vastes horizons, pour en faire une belle promenade. Que

ce soit lui, ses aides ou ses élèves qui ont dirigé l'aménagement des plantations, peu importe; ce qui est certain, c'est que les belles allées toutes droites, les belles perspectives portent l'empreinte de son génie.

Voyons maintenant quelle a été l'origine des promenades auxquelles se rattache le souvenir de Le Nôtre. En 1692 le marquis d'Huxelles, « commandant pour le roi en Alsace », adressa une demande au magistrat de la ville pour faire planter d'arbres la route ensoleillée qui conduisait de la porte des Pêcheurs vers la Robertsau. Quoique .... les Strasbourgeois se fassent aisément passé de promenades, le Magistrat se laissa convaincre.

Le syndic Guentzer, qui avait l'habitude de soutenir les désirs du gouvernement royal au sein du conseil, appuya chaudement le projet. Les plantations de tilleuls et d'ormes commencèrent peu après. Tel fut le début des promenades des environs immédiats de Strasbourg. L'aménagement de la promenade de la Robertsau proprement dite, suivit sans doute peu après. Elle eut lieu entre 1692 et 1700. Plus tard, vers 1702, c'est l'époque de la guerre d'Espagne et l'on construisit plus de redoutes sur le Rhin, qu'on n'aménagea de jardins.


Au XVIIIe siècle la Robertsau devint de plus en plus la promenade de prédilection des Stras- bourgeois. Elle est mentionnée dans bien des récits

Façade est du bâtiment principal de l'Orangerie

D'après un dessin de A. Chuquet (18i7) - Cabinet des estampes de La ville de Strasbourg

Fête du 24 octobre 1848 célébrée à l'Orangerie en mémoire du deuxième anniversaire séculaire de la réunion de l'Alsace à la France D'après un dessin de Poquet - Collection Maurice Fre!jss

de voyage du temps, autant de langue française que de langue allemande. Dans ces récits, il est question également des auberges, des guinguettes, des bals champêtres établis dans les parages de la promenade. J'ai publié les gravures d'une série de ces auberges dans l'Histoire de la Robertsau en

1927. Le péage inférieur (unterer Wasserzoll) était une guinguette au bord de l'Ill, où l'on buvait et dansait au son du violon. Le « Baeckehiesel »,

situé en deça du pont (Aubrücke), qui menait à la Robertsau, a eu des débuts très modestes comme petite boulangerie dans laquelle on pouvait égale- lement prendre un verre de vin. « Le Tilleul » était le lieu de rendez-vous de la garnison, depuis la révolution, surtout des pontonniers. A « la Couron-


ne» et «le Jardin Christian», se réunissaient les jeudis et les dimanches une foule de personnes de toutes les conditions, attirées par le bal champêtre et les divers plaisirs que l'on y trouve réunis, comme dit de Jouy.

Au temps de la Révolution, la Robertsau et sa promenade ont été le lieu de réjouissances, où fraternisaient l'armée et les citoyens après les grandes manifestations républicaines, après les revues dans la plaine des Bouchers. D'après Friesé une manifestation de ce genre eut lieu le 14 juin 1790. Il est dit : Darauf begab sich die Bundesarmee, und die Bürgerschaft, in die Ruprechtsau, um sich zu belustigen. On avait pris l'habitude des grandes réjouissances dans cette contrée, mais quelquefois ces réjouissances étaient accompagnées de tristes accidents ; c'est ainsi que. la chronique nous transmet que pendant une manifestation du genre de celle dont nous avons parlé, le fusil d'un soldat de la garde nationale se déchargea et la balle atteignit un garçon de quatorze ans, fils unique, au bas- ventre. L'enfant succomba le lendemain des suites de cette imprudence.

Pendant le Premier Empire des fêtes continuèrent à être organisées à l'Orangerie. Nous trouvons dans Strasbourg illustré de Piton, que les Strasbour- geois y fraternisèrent avec vingt mille hommes de la grande armée lors de leur passage de Tilsit à Madrid. Des fêtes plus importantes encore eurent lieu au parc de l'Orangerie le 24 octobre 1848 à l'anniversaire bi-séculaire de la réunion de l'Alsace à la France. M. Lucien Schwab a décrit les cérémonies qui se suivirent les 23 et 24 octobre dans La Vie en Alsace d'août 1924, page 139. Je ne mentionnerai donc que très brièvement ce qui a trait à l'Orangerie. Un cortège immense traversa

la ville pour se rendre dans cette région. On avait dressé sur la place à l'entrée des jardins un' trophée allégorique représentant la France et l'Alsace se tenant enlacées ; F Alsace prête à défendre la France. C'était la maquette du monument qui devait être exécuté par l'artiste alsacien Philippe Grass. Sur une gravure bien connue du temps on voit la foule des citoyens fraterniser avec la garde nationale de Strasbourg, les corps de garde nationaux étrangers à la ville, les troupes de ligne. L'Imprimerie alsacienne a reproduit sur son calendrier de 1929 une aquarelle de Huen qui représente le même sujet.

Après 1895, et surtout après 1918, les manifestations populaires eurent encore lieu à l'Orangerie, mais dans un cadre différent. La partie de l'Orangerie, qui était restée inachevée depuis le plan de Le Nôtre, avait été aménagée dans un style plus moderne, dont j'aurai à dire quelques mots. Le grand restaurant, avec sa belle terrasse, la pièce d'eau, la cascade fournirent un cadre grandiose aux fêtes populaires et patriotiques qui eurent lieu depuis l'armistice.

Pendant les premières années du XIXe siècle un événement important amena la transformation de la promenade de la Robertsau : la municipalité de Strasbourg dut prendre à sa charge les orangers des anciens comtes de Hanau-Lichtenberg en 1801. Pour comprendre, comment ces orangers sont devenus propriété de la ville, il nous faudra remonter à la Révolution. Il sera même indiqué de jeter un regard rétrospectif sur la petite principauté de Hanau-Lichtenberg, appelée dans le pays « Hanauer- lândel », dont Bouxwiller était le chef-lieu. Le dernier comte de Hanau-Lichtenberg fut Jean Régnier in (Johann Reinhardt in), né en 1665, mort en 1736 (régnant depuis 1688). Il était intelligent

L'exposition industrielle de Strasbourg en 1895

D'après une aquarelle de Laskowski - Cabinet des estampes de la ville de Strasbourg


Bâtiment central de l'Orangerie

Etat actuel de la salle du premier étage (en haut) ; et du rez-de-chaussée (en bas)

Photos du service d'architecture de la ville de Strasbourg ..


Façade ouest du bâtiment principal de l'Orangerie - Etat actuel Photo Eugène Huiler

et fort avisé. Il semble avoir bien géré les biens de sa maison. Jean Régnier III aimait les arts, et c'est à lui qu'on doit l'hôtel de Hanau, le beau bâtiment de style du XVIIIe siècle (1728-1736) qui est devenu après 1795 l'hôtel de la mairie de Strasbourg. (1) Jean Régnier possédait une belle collection d'orangers près de son château à Bouxwiller. De beaux jardins étaient aménagés et formaient trois terrasses qui suivaient le flanc de la colline. J'ai trouvé à Bouxwiller un dessin à la plume colorié, appartenant au Dr. Hceffel, qui donne une idée de ce qu'étaient ces jardins. On y voit des statues alignées, des petites pièces d'eau et également des orangers. La quantité des orangers était respectable : il est question de cent cinquante pièces, dont quelques-unes devaient être très belles. Aujourd'hui encore on voit dans la petite ville de résidence déchue, sur la place de l'ancien château, à côté d'autres édifices anciens, un grand bâtiment, aux innombrables portes hautes et vitrées. Ce bâtiment doit être l'ancienne orangerie de Jean Régnier ni que l'on pouvait chauffer et dans laquelle les arbres étaient relégués en hiver. Le style de ce bâtiment semble plutôt ancien; il

cadrait avec celui de l'ancien château et celui d'une vieille chapelle à laquelle il est attenant.

Jean Régnier ni fut le dernier comte régnant de Hanau-Lichtenberg. Sa fille unique Charlotte- Christine épousa en 1717 le prince héritier Louis de Hesse-Darmstadt qui régna sous le nom de Louis vin. Leur fils, Louis ix lui succéda comme landgrave de Hesse-Darmstadt et comme suzerain de Hanau-Lichtenberg. Il mourut en 1790. Louis ix était soldat dans l'âme et s'amusait à former à Pirmasens, des régiments composés de géants, fantaisie qu'eût aussi le père de Frédéric Il de Prusse. Son successeur fut Louis x et sous son règne, le 14 mai 1793 les orangers, qui se trouvaient à Bouxwiller, furent confisqués par la Convention Nationale avec le château et les propriétés. (2) En 1790 le landgrave était venu à Bouxwiller, peu après son avènement, et avait été reçu en grande pompe par la population du pays de Hanau-Lichtenberg. L'accueil devait être très chaleureux. Mais la Révolution fit des progrès en 1793, les partis extrêmes prirent le dessus; le château, les jardins, les statues furent dévastés.

Les orangers restèrent propriété nationale et

(1) Archives alsaciennes. — 1926, page 63. — L'hôtel de Hanau ou de Hesse-Darmstadt par H. Haug.

(2) Le 21 juillet 1789 le prince héritier de Hesse Louis, commandant du régiment de Hesse-Darmstadt, sauva avec le

commandant du régiment royal d'Alsace la situation lors de l'émeute de la place Gutenberg en lançant quelques pelotons, baïonnette au canon, contre les émeutiers.


on chercha vainement à les vendre par la suite. Mais à cette époque critique, entre 1793 et 1800, les fonds manquaient le plus. L'État ne put trouver d'acquéreurs. On s'adressa donc en 1801 à la municipalité de Strasbourg qui, elle aussi, ne se montra pas très empressée. Elle comprit que cette acquisition serait dans la suite très onéreuse. Et Strasbourg aussi manquait d'argent. Le pouvoir central était tout puissant à cette époque, le maire et le conseil municipal durent accepter le cadeau, au nom de la ville. Ils furent heureux que le ministre des finances renonçât finalement à se faire payer les orangers. Restaient les frais de transport de Bouxwiller à Strasbourg et les frais d'entretien qu'on ne manqua pas de réclamer à Bouxwiller même. Ce sont les préfets qui traitèrent avec la municipalité. Le premier préfet du Bas-Rhin, après la Révolution, le citoyen Lanmond, ne resta que peu de temps en fonction (1800 à septembre 1802). Le baron Shee lui succéda. Il joua un rôle de premier plan dans l'affaire des orangers. Shee, qui était d'origine irlandaise, avait été général de brigade en 1796, puis préfet du département du Mont-Tonnerre (May en ce). Il fut préfet du Bas-Rhin de 1802 à 1810. Le marquis de Lezay-Marnésia lui succéda.

Le maire de cette époque était J. F. Herrmann. Dès 1800, il défendit les intérêts de la ville contre le pouvoir central. Dans ses Notices historiques, statistiques et littéraires (parues en 1817), Herrmann a laissé un précieux témoignage à ceux qui s'intéressent à notre histoire. Au chapitre consacré à l'Orangerie (page 318), nous trouvons les meilleurs renseignements sur la tournure que prirent les négociations pour la construction d'un bâtiment, dans lequel les orangers devaient trouver un abri durant l'hiver. La ville de Strasbourg avait accepté la totalité des orangers de Bouxwiller à condition qu'ils ne fussent pas séparés et qu'ils servissent à l'ornement d'une place publique. D'après Herrmann, l'Orangerie des princes de Hesse-Darmstadt, déclarée propriété nationale, se composait de cent trente-huit arbres, dont soixante-sept de première qualité d'une hauteur de plus de quatre mètres cinquante, douze d'une hauteur de quatre mètres, trente-deux de trois mètres, six de deux mètres cinquante et vingt-et- un espaliers, outre des myrtes et des lauriers- roses. Il fallut donc construire un bâtiment important qui put les contenir.

L'emplacement choisi d'abord par la municipalité fut la place Broglie; le théâtre ayant brûlé en 1800. Un plan avec devis de quarante-cinq mille francs pour le bâtiment à élever fut présenté par la ville, mais rejeté par le préfet. Dès lors, une autre région dut être envisagée ; on se décida pour la promenade du Contades. Au bout de sa grande allée

un terrain était vacant. C'est là, que l'Orangerie devait être placée. Un nouveau projet fut donc élaboré avec un devis de près de soixante mille francs. Cette proposition n'eut pas plus de succès que la première; cette fois, ce fut le ministre de la Guerre qui fit des difficultés, apparemment en accord avec le préfet lui-même. C'est alors que le maire déclara par un arrêté que, du moment que le bâtiment ne pouvait être construit avec la solidité requise à la promenade du Contades, il ne restait d'autre emplacement possible que la promenade de la Robertsau. Le grand rond-point au bout de la grande allée Le Nôtre se prêtait à merveille pour la construction d'une orangerie. La seule objection était l'éloignement de la ville. Il fallait aussi, dans la suite, dégrader la belle allée, si appréciée par les Strasbourgeois, car quatre-vingts grands et beaux tilleuls séculaires durent être sacrifiés. Le préfet Shee semble avoir pensé à cet emplacement, dès le début; il donna son consentement. Le plan fut adressé à l'ingénieur en chef avant même qu'il ne fut soumis au conseil municipal. Herrmann cherche à établir, que le conseil de la commune n'a pas collaboré à l'élaboration de ce plan. Il rend attentif, qu'il est dit en termes précis au bas de la gravure bien connue, reproduite par Zix, et représentant l'Orangerie (elle se trouve dans l'annuaire du département du Bas- Rhin, de l'an xiv) que ce bâtiment est construit par ordre de M. le préfet et sous la direction et F approbation de l'ingénieur en chef du corps des ponts et chaussées. En étudiant les documents et les notices de Herrmann, on a en effet l'impression, qu'on a cherché à faire exécuter un bâtiment de plus grand style qui devait servir de pied à terre à la famille impériale, spécialement à l'impératrice Joséphine, pendant les campagnes de l'Empereur en Allemagne.

L'architecte de la ville, Boudhors (père), élabora les plans et l'entrepreneur Renn les exécuta; tous deux avaient intérêt à ce que le bâtiment fût aussi important que possible. Quand Herrmann résilia ses fonctions de maire en 1805, les frais de la construction s'élevaient déjà à deux cent neuf mille huit cents francs au lieu des soixante mille prévus par le second devis. Plus tard, vers 1808, la hauteur de ces frais éveilla des craintes et des soupçons à Paris. Un décret impérial du 21 février interrompit les travaux jusqu'au contrôle définitif des plans, des dessins et des comptes par le Conseil d'État. Nous devons pourtant être reconnaissants à l'architecte Boudhors d'avoir construit pour la postérité ce bâtiment intéressant dont la partie médiane a un aspect classique et forme comme une transition entre le style Louis xvi et celui du Premier Empire. Il y a profusion de colonnes. L'intérieur du


corps de bâtiment central nous donne le plus l'impression du style naissant de l'Empire. Au premier étage, à l'intérieur, nous voyons une haute et vaste salle avec seize colonnes et un balcon à l'étage supérieur, faisant le tour de la salle. Cet aménagement nous donne plus particulièrement l'impression de pénétrer dans une salle de réception, que le préfet Shee avait prévue, pour faire partie de l'hôtel ou pied à terre plus vaste dont il rêvait pour la famille impériale. Il est vrai qu'aujourd'hui on ne peut plus se représenter ce qu'était cette pièce aux beaux jours de l'Empire. Des changements y

Dans les jardins de l'Orangerie Photo A. Lux

ont été faits depuis par les architectes locaux (peintures du style de Munich). Aux quatre coins du plafond se trouvaient primitivement des fresques représentant les quatre saisons, et quatre niches ont dû contenir des statues.

De nos jours, nous jouissons d'une vue en perspective sur le bâtiment de l'Orangerie devant lequel s'étend la vaste pelouse bien encadrée par des bouquets d'arbres. Cette transformation du parc, date de 1835. A ce moment la place entre l'Orangerie et l'allée de la Robertsau, était plus vaste qu'aujourd'hui. On s'en aperçoit en étudiant de près les gravures de l'époque, et surtout celles de 1848. Du temps du Premier Empire on a aligné à grands frais les orangers devant la façade de l'ouest, ainsi qu'on le voit sur la gravure de Zix.

Pendant l'administration du maire de Türckheim tout fut changé. On avait remarqué que les orangers étaient bien plus exposés aux intempéries de ce côté là. C'est alors que le rond point qui se trouve derrière le bâtiment fut choisi pour exposer les orangers dans la belle saison. Cette partie est bien ensoleillée, et quoique l'édifice soit plus simple dans ses formes de ce côté là, l'aspect en est très agréable dans le cadre qui l'entoure.

Voyons à présent les événements consécutifs à la décision de 1801 qui enlevait les orangers de Boux- willer et les transplantait à la promenade de la

Robertsau. Après de longues délibérations et controverses entre le préfet et le maire, l'élaboration des plans, etc., le bâtiment se trouva sous toit en décembre 1804. Le transfert des arbres de Boux- willer à Strasbourg eut lieu en septembre 1805, et au printemps 1806 toute l'installation était terminée.

Piton prétend dans son Strasbourg illustré que l'impératrice Joséphine logea à l'Orangerie en 1806 et en 1809. Ces affirmations ne correspondent pas à la vérité. Pendant l'année 1806, elle n'a passé que peu de temps à Strasbourg .en janvier, donc, avant que la construction ne fut terminée (1).

(1) L'impératrice Joséphine a également passé un certain temps à Strasbourg d'octobre au début de décembre 1805 comme il ressort des lettres de Napoléon à Joséphine écrites pendant la campagne d'Austerlitz (Lettres publiées par le Dr Léon Cerf en 1925).


Le lac Photo Carabin

Cabinet des estampes Une allée

Le fait que l'Orangerie a reçu officiellement le nom d'Orangerie Joséphine à ce moment, et que le nom de l'impératrice a même été inscrit au- dessus de l'entrée, a sans doute contribué à créer cette légende du séjour répété de l'impératrice. Un examen des quelques chambres de petites dimensions aménagées autour de la salle dont j'ai parlé plus haut convaincra aisément, qu'une impératrice avec sa suite a pu difficilement être logée là. Ce qui paraît exact, c'est que Josephine aimait à venir à l'Orangerie au cours de ses séjours à Strasbourg. Cela a été le cas en 1809, quand elle y séjourna de la mi-avril à la mi-juin, pendant que Napoléon était aux armées en Allemagne. Elle demeura au château des anciens princes-évêques de Rohan que la ville avait donné à l'État en échange de l'hôtel de Hanau-Lichten- berg.

Pendant ce séjour de l'impératrice à Strasbourg, une grande réception eut lieu en son honneur, organisée par la municipalité le 28 mai 1809. Cette fête bien connue a été décrite en 1923 dans La Vie en Alsace par M. Jacques Hatt sous le titre : « Un bal à l'Orangerie en 1809 ». Dans cet article il est reproduit un fac-similé de la lettre adressée aux invités d'après l'original conservé aux Archives municipales. Ce fut sans nul doute la cérémonie


Photo Eugène Millier Bords du lac

la plus grandiose qui eut lieu dans les bâtiments de l'Orangerie. Les deux ailes qui servent de serres étaient aménagées pour le concert vocal et instrumental, pour le bal et pour le souper servi à la fin de la soirée. Le maire était alors M. de Wangen de Geroldseck, de vieille noblesse alsacienne. La bourgeoisie strasbourgeoise assistait en invitée à la fête, et le peuple montra de l'enthousiasme bien qu'il ne ne la vit que de loin en admirant les illuminations, en se réjouissant à sa façon. Ce fut une véritable manifestation nationale que celle de cette soirée du 28 mai 1809, et elle fut favorisée par un temps superbe. Mais, les beaux jours allaient finir pour l'impératrice Joséphine, car dix mois .plus tard le même peuple strasbourgeois acclamait Marie- Louise, qui devait la remplacer sur le trône de l'Empire.

Une ère nouvelle de transformations du parc de l'Orangerie commença vers l'année 1832. Plusieurs maires se succédèrent jusqu'en 1848 qui s'intéressèrent plus particulièrement aux jardins, à la campagne, aux parcs bien aménagés. Ce fut tout d'abord le baron Jean-Frédéric de Türckheim, maire de 1830 à 1835. Il entreprit une série de travaux d'embellissement et d'assainissement dans la ville. Il était bien préparé à cela. N'avait-il pas transformé sa propriété de la Thumenau, se com-

Effet de lumière Photo A. Lux


posant de terrains incultes et désolés, en un beau jardin anglais, pouvant rivaliser avec ceux d'Angleterre ? Ce maire était tout indiqué, pour diriger les transformations du parc en tenant compte de l'évolution prise par l'art des jardins depuis le milieu du XVIIIe siècle. Je ne puis qu'ébaucher à cette place l'antithèse qui existe entre les parcs aménagés à la française où tout est voulu et cherché, où tout est limité par des lignes géométriques et sévères et les jardins paysagers ou anglais qui cadraient mieux avec les conceptions du romantisme.

Les lignes droites des grandes allées formaient la base de la promenade de la Robertsau. Au temps des deux maires de Türckheim et Schützen- berger, ces allées furent arrondies. Bien des tilleuls séculaires durent disparaître, et de toute part on traça des chemins tortueux. Le jardin anglais ou romantique doit imiter ce qu'on voit dans la nature ; les arbres ne sont plus plantés en allées, mais éparpillés sur les pelouses ou forment des bosquets.

Sous l'administration du maire de Türckheim l'Orangerie fut transformée, embellie et pour ainsi dire sauvée, car il se trouva au conseil municipal des conseillers qui voulaient tout simplement la vendre, parce qu'elle leur semblait trop onéreuse pour la ville. Schützenberger continua l'œuvre de son devancier avec autant de compréhension et peut- être même avec plus de tenacité. Après s'être formé comme jeune adjoint sous l'administration de A.-F. Lacombe, maire de 1835 à 1837, il prit en main la direction des affaires municipales. Fils d'un brasseur très populaire, il représentait en tous points l'élément bourgeois local. Il fit des études de théologie et de philosophie, puis de jurisprudence et entra au barreau en 1824. Devenu maire en 1837 il le resta jusqu'à la révolution de 1848. Le sens artistique, si développé dans le milieu de la famille Schützenberger, dut guider le maire dans la voie qui nous intéresse tout spécialement : l'embellissement des promenades de la ville de Strasbourg. Il s'agit non seulement de l'Orangerie, mais également de la plantation de l'allée des soupirs au Wacken, de la transformation du Contades et des cimetières. Comme de Türckheim, Schützenberger a planté une série de jardins particuliers dans le style anglais. Il avait une prédilection pour les espèces rares. La verve populaire, si particulière en Alsace, lui avait décerné le sobriquet de « Baümele-Maire » (le maire des arbustes).

Schützenberger nous laissa l'Orangerie telle que nous la trouvons jusqu'en 1895, où la dernière partie du plan primitif de Le Nôtre fut mise à exécution. Bien qu'aujourd'hui notre parc municipal diffère de cette Orangerie terminée en 1806,

les orangers nous intéressent toujours; il m'a semblé intéressant de faire une enquête sur leur sort. Par les anciens documents, nous apprenons qu'aux environs de 1832, une partie des orangers avec leurs caisses étaient en mauvais état. Le maire de Turckheim proposa de garder les meilleurs au nombre de quatre-vingts à cent, et d'en vendre trente à cinquante. Pendant la guerre de 1870 l'Orangerie a bien souffert, on peut même s'étonner qu'elle n'ait pas souffert davantage. Des tranchées allemandes traversaient le parc, et il est connu que les soldats allemands s'abritaient derrière les caisses des orangers, qui furent touchées par maints projectiles. A un moment donné les orangers ne purent être arrosés pendant dix semaines, il n'y a par conséquent rien d'étonnant à ce que nous ne trouvions plus de nos jours que trente-six orangers présentables, alignés le long du bâtiment, vers le rond-point qui se trouve devant la façade est.

En 1893 cette collection put être complétée par une vingtaine d'arbres acquis de la Pépinière de Nancy. Un oranger grandit très lentement, il faut qu'il ait près de cent ans pour atteindre une taille et une forme respectables. Il faut en outre qu'il soit acclimaté de bonne heure aux régions plus froides pour ne pas périr en peu de temps. Le prix de ces orangers est. fort élevé de nos jours. Les Strasbourgeois tiennent à ces orangers dont le sort est lié à l'Orangerie depuis plus de cent ans. Ils demandent que l'on empêche qu'ils ne disparaissent un jour. Une quarantaine d'exemplaires devront toujours rappeler les beaux temps de jadis!

En 1835 au moment du plan grandiose d'agrandissement et d'embellissement des promenades de Strasbourg, dont j'ai parlé plus haut, il était question de plantations s'étendant du canal des Français au Wacken, et du Wacken au Contades. La partie entre le bâtiment de l'Orangerie et le canal des Français était donc comprise dans le plan. C'est la première fois qu'il est question de l'aménagement de cette partie. Soixante ans seulement plus tard, en 1895, cela devint une réalité.

L'exposition industrielle de Strasbourg, qui eut lieu pendant cette année 1895, du 18 mai au 15 octobre sur ce terrain derrière l'Orangerie, donna la possibilité à la ville d'aménager définitivement cette partie qui ne se composait précédemment que de champs. Cette exposition eut un caractère régional; outre l'Alsace et la Lorraine, le pays de Bade et le Palatinat bavarois y participèrent. Cette exposition industrielle eut un plein succès. Les chambres de commerce et les industriels du pays y avaient largement contribué.

La ville de Strasbourg avait atteint le but qu'elle se proposait depuis bien des années : celui d'avoir son jardin populaire (Volksgarten) qui compléte-


rait avantageusement la promenade de la Robertsau de Le Nôtre et le parc de l'Orangerie. Le style est celui du jardin moderne, dans le genre anglais, mais l'allée principale du milieu est restée de ligne droite avec quatre rangées de tilleuls comme au temps de Le Nôtre. Le tout forme un ensemble harmonieux. Les plans ont été conçus et tracés avec intelligence et goût par l'administration municipale de l'époque, sous la direction de l'architecte de la ville M. Ott. L'exécution fut faite avec non moins d'adresse par M. Kuntz, le jardinier en chef bien connu.

Aujourd'hui nous sommes à la veille d'une nouvelle transformation plus difficile peut-être à réaliser : l'élargissement du parc de l'Orangerie sur le terrain des remparts et jusqu'au canal de l'Ill au Rhin. Il s'agira de compléter d'une façon pittoresque et harmonieuse notre parc municipal. Espérons qu'il y aura, comme par le passé, des artistes-architectes, des jardiniers paysagistes de talent qui seront à la hauteur de cette tâche si délicate.

Maurice FREYSS.

BIBLIOGRAPHIE

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Amtlicher Katalog der Industrie und Gewerbe Ausstellung Strassburg. — Bibliotheque de la Chambre de Commerce, 1895.

Le patinage à l'Orangerie Photo Carabin


UN

MÉMORIAL

A

L'ORANGERIE

Dans son numéro de juin 1926, La Vie en Alsace a publié, sous la signature de M. Paul Holl une étude très documentée sur les débuts de l'aérostation à Strasbourg. L'auteur a évoqué les exploits des Blanchard, Degabriel, Pierre, Enslin et de tous ceux qui, de 1784 au début du xixe siècle, s'étaient appliqués à faire de Strasbourg un centre important de l'aéronautique naissante. L'étude de M. Paul Holl constitue une curieuse contribution à l'histoire locale de cette époque qui avait fait, en juin 1907, l'objet d'un feuilleton dans la Strassburger Post, feuilleton anonyme, mais dont l'auteur était, paraît-il, M. Lucien Pfleger.

Cent ans après les premiers envols des montgolfières de la Citadelle et de l'actuelle place Kleber Strasbourg comptait une association florissante qui s'occupait activement d'aéronautique : l'Obei-rhei- nischer Verein für Luftfahrt. Il est à peine besoin de dire que cette association était une fondation allemande. Mais étant donné l'intérêt que présentait son activité, elle comprenait également de nombreux Alsaciens et Alsaciennes.

Son animateur était le professeur Hergesell, surnommé « Oberwettermacher », ou celui qui fait le temps, parce qu'il occupait les fonctions de directeur des services météorologiques d'Alsace-Lorraine, fonctions qui, plus tard, mirent le professeur en relations suivies avec le comte Zeppelin et le docteur Hugo Eckener. Avant de s'occuper des dirigeables, M. Hergesell avait consacré une grande partie de son activité à la formation d'aéronautes, précisément grâce au Verein précité. M. Hergesell a dernièrement, célébré le 70e anniversaire de sa naissance dans sa paisible retraite d'Allemagne. Il était considéré dans les milieux scientifiques, comme une autorité dans le domaine de la météorologie. Il a pris part à de nombreuses expéditions scientifiques avec le prince de Monaco et le comte Zeppelin.

*

La pierre commémorative enfouie dans la verdure et l'oubli Photo Eugene Muller

En 1912, l'Oberrheinischer Verein für Luftfahrt de Strasbourg comptait plus de cinq cents membres et disposait d'un parc d'aérostats fort imposant. Le Verein avait été cruellement éprouvé en octobre 1908 par la fin tragique de deux de ses membres : les lieutenants Fôrtsch et Hummel.

C'est cette fin tragique qu'évoque la pierre commémorative érigée à l'Orangerie près de la grande allée centrale, non loin du lac.

On lit sur cette pierre :

Dem Andenken der am 13. Oktober 1908 in der Nordsee verunglückten Luftschiffer Leutnant C. Fcertsch,

Inf. Rgt. Nr. 136

und

Leutnant C. Hummel,

Hus. Rgt. Nr. 9.

Le promeneur qui musarde à travers l'Orangerie et s'arrête devant le petit mémorial ne se doute guère du drame qui est à l'origine de ces quelques mots gravés dans la pierre. Le lieutenant Fôrtsch, né à Colmar, où son père avait été conseiller à la


Cour d'appel, appartenait au 136e régiment d'infanterie, d'abord en garnison à Dieuze et plus tard à Strasbourg. Le lieutenant Hummel était du ge hussards. Tous deux étaient des fervents de l'aérostation, notamment le lieutenant FÕrtsch qui en était alors à sa vingt-cinquième ascension. Aéronaute éprouvé, il avait été désigné comme participant à la Coupe Gordon Bennett des airs qui devait être disputée en octobre 1908, avec Berlin comme point de départ, vu que c'était l'Allemand Erbslôh qui avait enlevé la Coupe l'année précédente.

Le 10 octobre 1908 tous les participants étaient réunis à Berlin. Il y avait là les aéronautes les plus connus du monde entier, entre autres Jacques Faure, Alfred Leblanc, Emile Carton, le capitaine Mercier, Victor de Beauclair, de Brouckère, Dele- becque, Emile Dubonnet, A. Holland Forbes, Griffith Bewer, Louis Capazza, le colonel suisse Schaeck, Mario Borsalino, le professeur Huntington, Montojo, etc. Il va de soi que l'équipe allemande était très nombreuse et comprenait les meilleurs poulains de l'air de tout l'Empire.

Les lieutenants FÕrtsch et Hummel prirent leur envol à Berlin-Smargendorf, le 12 octobre à 5 heures 30 du soir à bord du Hergesell. Ce ballon avait reçu le baptême de l'air le 18 juin 1908 dans la cour de l'usine à gaz de Strasbourg. Il remplaçait le Strassburg et mesurait quatorze cent cin-

quante mètres cubes. Le jour de son baptême il avait entrepris une randonnée avec, dans la nacelle, Mme Hergesell, M. et Mme Neddermann et M. Bec- ker, commissaire du gouvernement. La cérémonie du baptême avait revêtu ce caractère de solennité qui était, en ce temps-là, la marque un peu spéciale de ce que faisaient les Allemands. Les invitations portaient cette mention : Die Herren Offiziere werden gebeten in Ueberrock und Mütze zu erscheinen. (MM. les officiers sont priés de porter le manteau et la casquette). Quant aux membres civils de l'association ils étaient astreints au port de la casquette bleue galonnée de noir et rappelant celle des membres du Yacht Club impérial. Après le baptême, un déjeuner avait réuni les participants à la « Maison Rouge » (menu copieux à trois marks par couvert).

Le baptême du Hergesell s'était fait avec un récipient d'air liquide que la marraine, Mme Mcede- beck, femme d'un lieutenant-colonel, avait lancé contre la nacelle en prononçant la phrase rituelle : Hergesell sollst du heissen. Et la marraine avait ensuite exprimé le vœu que le nouvel aérostat portât bien haut dans l'azur le nom de Hergesell. Pour sa première sortie le Hergesell était monté à deux mille quatre cents mètres et avait atterri près d'Ochsenfurth, ce qui constituait un assez joli début.

Le baptême du Hergesell dans la cour de l'usine à gaz de Strasbourg 18 juin 1908 à 8 heures du matin. Photo communiquée par M. F. Ruhland


Mais quatre mois plus tard, presque jour pour jour, le Hergesell tombait dans la mer du Nord. Et ce fut un drame, dont toute la presse parla longuement. Rappelons-en les péripéties en quelques lignes.

Quoiqu'il fût un aéronaute expérimenté, le lieutenant Fôrtsch qui avait assumé la direction de l'aérostat, commit une première négligence en n'emportant point de vêtements chauds. Il avait renoncé aux couvertures et même aux manteaux dont s'étaient munis tous les autres concurrents. En second lieu il ne s'était approvisionné que médiocrement. Enfin il avait refusé de prendre à bord des ceintures de sauvetage pour le cas où l'aérostat tomberait en mer. Il s'en était rapporté aux observations météorologiques qui indiquaient un vent soufflant dans la direction du Sud-Ouest. Mais il arriva que, dans la nuit du 12 au 13, les aéronautes furent tous poussés vers la mer du Nord.

Le Hergesell pouvait tenir l'air pendant quatre- vingt-dix heures au maximum. Le 15 octobre au soir on était sans nouvelles de trois ballons : le Busley (saxon) le Hergesell (strasbourgeois), le Castillo (espagnol). Comme la mer était mauvaise, le ministère de la marine impériale donna l'ordre à quatorze torpilleurs de Wilhelmshaven de se mettre incontinent à la recherche des aéronautes disparus. En même temps la Wilhelmstrasse avisait ses représentants à La Haye, Londres, Copenhague, et Christiania de prier les gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités de faire effectuer également des recherches par leur marine de guerre.

Le 16 octobre on apprenait que le Busley avait été aperçu au nord-ouest de Helgoland par le vapeur Prinz Wilhelm allant vers Edimbourg. L'enveloppe de l'aérostat surnageait et la nacelle frappait durement la mer. Les aéronautes s'étaient réfugiés dans les cordages, où ils furent repêchés presque complètement dévêtus et transis de froid. Quant au Castillo il avait été sauvé dans des circonstances non moins dramatiques et dans les mêmes parages par un bateau de pêche. M. Mon- tijo avait dû tout jeter par-dessus bord, entre autres sa casquette contenant cinq billets de mille francs.

Le 16 octobre arrivait à Berlin une dépêche de Wesermunde signalant que des paysans du village d'Osterwanna avaient découvert un télégramme aérien disant: «A bord du Hergesell, matin 9 heures, altitude 2.100 mètres. Ne connaissons pas direction, ni position. Apparemment à proximité de la côte. Fôrtsch. »

Le télégramme ne portait pas la date du jour, où il avait été lancé, mais tout indiquait qu'il avait été libellé le matin du 13 octobre. On apprenait d'autre part que le Hergesell avait été aperçu au-dessus de l'île de Wangeroog le même jour.

Enfin le « Stationskommando » de Wilhelmshaven mandait que les recherches effectuées par les bâtiments patrouilleurs auxquels s'étaient joints les contre-torpilleurs de haut bord étaient restées sans résultat. On présumait que l'aérostat avait été poussé par le vent dans la direction des bancs d'Amrum et qu'il conviendrait de patrouiller sur les côtes norvégiennes. C'était d'autant plus plausible que le Helvetia piloté par le colonel Schaeck avait améri en vue de Borgset en Norvège.

En attendant, la presse s'accrochait à toutes sortes de suppositions et d'hypothèses afin de tranquilliser les familles des deux aéronautes et aussi l'opinion publique qui se montrait très émue. On se demandait si les deux officiers n'avaient pas été recueillis par des pêcheurs qui les garderaient à bord de leur « cutter » aussi longtemps que la pêche ne serait pas terminée. Les télégrammes parvenaient par centaines au siège de l'aéronautique à Berlin.

Enfin le 17 un télégramme laconique mandait de Yarmouth que le vapeur norvégien Naddod avait repêché le jeudi 15 octobre, à cent milles au nord- ouest de Helgoland la carcasse sans nacelle du Hergesell. La dépêche ajoutait : « Aucune trace des aéronautes. »

Il n'y avait plus à douter. Les deux officiers avaient péri en mer. Les journaux rappelèrent que le lieutenant Fôrtsch devait se fiancer le dimanche 18 octobre.

La mer a gardé jalousement son secret...

En 1909 les membres de l'Oberrheinischer Verein für Luftfahrt ont élevé à la mémoire des deux infortunés aéronautes la pierre du souvenir qui nous a inspiré les lignes que l'on vient de lire. Vingt ans ont passé depuis le drame du Hergesell. A cette époque les magazines qui s'occupaient des choses de l'air écrivirent que c'était le plus grand drame de l'aéronautique qu'on eût enregistré jusqu'à ce jour. Depuis lors, le progrès s'est emparé des airs, si l'on ose dire. L'aviation a éliminé petit à petit les aérostats et il a fallu que se produisit dernièrement le raid du Zeppelin autour de notre vieille croûte terrestre pour ramener l'attention du grand public sur un type de locomotion aérienne que l'on était déjà tenté de considérer comme périmé. L'an dernier je rappelais dans La Vie en Alsace le développement étonnant de Strasbourg, port aérien, depuis les premiers ronronnements du moteur Antoinette au Polygone.

Et quand on longe les pelouses de l'Orangerie et que le regard s'arrête sur le mémorial, où sont gravés les noms des deux victimes d'octobre 1908, l'esprit se croit reporté à une époque très lointaine, alors que la première étape de la conquête des airs est en réalité d'hier.

Paul BOURSON.


"Gaenseliesel" de Albert Schultz Photo Eugène Huiler

LES SCULPTURES DE L'ORANGERIE

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ire, disait ce maire du Sundgau à Sa Majesté Charles x, il y a trois raisons pourquoi nous ne tirons pas le canon en Votre honneur.

D'abord, nous n'en avons pas...

— Cela suffit, dit le roi.

C'est un peu pour une raison de ce genre qu'on hésite à parler de la sculpture à l'Orangerie. Lorsqu'on pense à l'un de ces magnifiques jardins à la française où la sculpture fait partie d'un plan d'ensemble au même titre que les parterres et les bosquets, on est tenté de trouver négligeables les quelques pièces disparates qui se sont égarées dans notre parc strasbourgeois. D'ailleurs la plus belle figure qui y ait été, une exquise Flore du Dix- huitième, a été récemment enlevée (ah ! ces dames du siècle galant !) par l'entreprenant conservateur du palais Rohan où elle reste sévèrement séques-

trée. Les promeneurs de l'Orangerie essayeront de se consoler de sa perte en admirant une fois de plus la charmante « Gaenseliesel » du sculpteur Albert Schultz, qui dresse sa fine silhouette au milieu d'un parterre de fleurs. Il est inutile de vanter longuement cette figure devenue si populaire qu'elle est actuellement un des emblèmes de Strasbourg presque au même titre que l'Homme de Fer.

De Marzolff figure à l'Orangerie une sculpture en pierre qui ne donne pas une idée suffisante de son talent. « Hercule terrassant le lion » est une œuvre de jeunesse dont les imperfections de détail sont en partie rachetées par cette fougue dramatique qui caractérise l'auteur de la « Marseillaise » érigée place Broglie. La statue cache d'ailleurs sa nudité dans le coin le plus solitaire du parc où seuls viennent s'égarer ces personnes généralement


jeunes, toujours à deux, qui n'ont d'yeux que pour eux-mêmes : les amoureux. A ce propos, il me souvient d'autres sculptures aujourd'hui disparues, des putti joufflus qui décoraient un banc en pierre tombé en ruines. Il se peut que leur mérite artistique ait été mince ; elles valaient surtout par les souvenirs d'ordre sentimental qu'elles évoquaient. Mais où sont les neiges d'antan ?

Dans la partie la plus officielle de l'Orangerie, devant le bâtiment principal, ont été placés deux beaux sphinx qui proviennent du château que le préteur Klinglin s'était fait construire à Illkirch. Ils datent, d'après MM. Hans Haug et Maurice Freyss, de 1735 à 1740 et sont donc antérieurs à ceux qui se trouvaient au Jardin d'Angleterre près de Bischheim et que La Vie en Alsace a reproduits en juin 1925. Leur style aussi est différent, autant que l'on en peut juger d'après les photographies des dernières. Les figures qui se trouvent à l'Orangerie depuis 1910 après avoir passé un certain temps dans la propriété Œsinger au Klingenthal, sont plus

En haut : « Hercule terrassant le lion - de Marzolff En bas : « Le singe et le dauphin » de Ringel d'Illzach Photos Eugène Muller

rigides, plus grand-siècle, que celles du Jardin d'Angleterre.

Il est amusant de confronter avec ces deux figures décoratives, où la fantaisiè conserve encore une tenue hautaine, la céramique où un sculpteur de la fin du xixe siècle a donné libre cours à son imagination burlesque. La cocasse fontaine de Ringel d'Illzach, où un singe malmène un dauphin, fait depuis longtemps la joie des enfants. C'est un mérite indiscutable et qui doit faire taire ceux qui voudraient gourmander le mauvais goût de l'artiste — incontestable également... On mentionnera pour mémoire une sauterelle mesurant quelque deux mètres, émanant du même sculpteur fantaisiste et qui, un matin, ne réintégra plus la pelouse familière.

Pour mémoire également la modeste pierre consacrée à deux malheureux aéronautes et dont parle Paul Bourson.

Est-ce tout ? Ah, pardon, il y a encore, dans une ombre méritée, une énorme tête en bronze d'un monsieur. On la dit appartenir au compositeur Victor Nessler, père d'opéras aujourd'hui bien oubliés tels que « Der Trompeter von Saeckingen » et « Der Rattenfânger von Hameln ». Pour ma part,


je n'aime pas voir cette tête chevelue et barbue qui me rappelle trop celle, dépourvue d'aménité, de mon ancien directeur de lycée. Vous comprenez...

Et maintenant que nous avons passé une rapide revue des quelques sculptures qui ornent, à des degrés différents, notre parc, disons un mot de celles qui devraient s'y trouver. Il faut avoir le courage de le dire : c'est avant tout cette effigie discutée, honnie, dont la fatalité a fait une sorte de bouc émissaire pour les fautes de goût de nos anciens maîtres. Posé devant la sortie du théâtre municipal, étalant sans pudeur un ... dos plantureux, le «Vater Rhein » n'était vraiment pas à sa place. Il n'en reste pas moins que c'est une bonne

sculpture, qui valait bien la plupart des monuments strasbourgeois. Au lieu de le rendre à son Vaterland en échange d'une vague statuette qui ne pourra se faire pardonner le vandalisme qu'elle a déchaîné contre la charmante place Saint-Etienne, l'œuvre de Hildebrand aurait fort bien pu être placée à l'Orangerie. Mais puisqu'il est trop tard, souhaitons que la municipalité de Strasbourg qui, par ailleurs, est si généreuse de nos centimes additionnels, songe à l'occasion aux bons sculpteurs alsaciens et, après Marzolff et Schultz, passe commande de quelques figures aux jeunes artistes qui ont noms Hetzel, Pauli, Forrer, Klein, etc.

Robert HEITZ.

L'un des sphinx placés à l'entrée du bâtiment de l'Orangerie Photo Eugène Millier


LA MARSEILLAISE A L'ORANGERIE

L 1

es fêtes et réjouissances organisées à l'Orangerie, sous le Premier Empire et en 1848 avaient eu un caractère épisodique. Mais à

partir de 1895, où fut inauguré ce qu'on appelait alors le « Hauptrestaurant », notre grand parc municipal devint le rendez-vous des sociétés locales qui y célébraient leurs fêtes annuelles généralement suivies de bals. Chaque dimanche d'été, l'Orangerie accueillait les Strasbourgeois désireux d'assister à un concert en plein air. Tout en buvant des bocks et en croquant des bretzels on applaudissait les musiciens. La plupart du temps c'étaient des musiciens militaires. En ce temps-là, chaque régiment allemand avait sa musique et quelques Kapellen jouissaient d'une faveur spéciale auprès du public. Pendant la mauvaise saison on s'entassait dans la grande salle du « Hauptrestaurant» : officiers, étudiants, bourgeois, fonctionnaires, artisans, etc. Les sociétés carnavalesques y organisaient leurs bals. On commençait de célébrer le prince Carnaval dès le début de janvier. A l'aube, pierrots clowns, colombines rentraient pédestrement à Strasbourg. Il en fut ainsi jusqu'au jour où s'ouvrit

le « Sângerhaus » ou Palais des Fêtes. Mais il arrivait souvent que les grelots de la folie tintinnabulaient et à l'Orangerie et au « Sângerhaus. »

Le premier bal des artistes alsaciens, organisé par Auguste Michel, Fritz Kieffer,Stoskopf,Hornecker, Braunagel, Schnug, Spindler battit son plein à l'Orangerie sous l'œil paterne de Me Ritleng notaire et président de l'association.

Mais l'Orangerie ne fut pas qu'un lieu de plaisir. On s'appliqua à joindre l'utile à l'agréable en y organisant des fêtes et des concours de bienfaisance. En 1904, M. Fritz Kieffer avait eu l'idée d'organiser une

Gouttes d'eau irisées Photo Alfred Lux

journée des marguerites au profit de diverses œuvres de bienfaisance de notre ville. Au programme figurait comme point final un concert exécuté par la musique des sapeurs-pompiers, suivi d'une « retraite de Crimée », aux flambeaux traversant le parc jusqu'au Baeckehiesel. La soirée était délicieuse. Il y eut foule. Une marée humaine poussa littéralement la musique des sapeurs- pompiers jusqu'à la place Brant. L'enthousiasme était indescriptible. On acclamait les pompiers. En tête de la musique venaient quatre tambours aux buffleteries blanches. Les tambours avaient été empruntés au musée militaire de l'organisateur. Ils remontaient à l'époque de la Garde nationale. Depuis 1872 l'usage des tambours français était interdit. On les considérait comme séditieux. En ce temps-là une peau d'âne constituait un danger pour la sécurité du puissant Empire allemand ! D'ailleurs l'emploi de ces quatre instruments avait donné lieu à des pourpalers extrêmement compliqués. L'adjoint au maire, chargé du service d'incendie, donc de tout ce qui concernait les pompiers, avait refusé l'autorisation d'exhiber les

tambours. Peut-être redou- tait-il que le public prît feu! M. Fritz Kieffer opéra une habile manœuvre tournante en allant trouver la baronne Zorn de Bulach qui s'intéressait aux œuvres de bienfaisance devant bénéficier de la journée des marguerites. Elle en toucha un mot au baron qui était alors sous-secrétaire d'État. M. Zorn de Bulach haussa les épaules : «Faut-il qu'ils soient fous pour faire tant d'histoires à propos de tambours. Un tambour, ce n'est pas un air séditieux, que diable ! Les quatre tambours sont accordés. »

Si nous produisons aujourd'hui les détails de cette invraisemblable histoire, c'est


La tribune d'honneur du corso fleuri de l'Orangerie (1909)

Au centre le prince IValdemar de Prusse, neveu de Guillaume II. A sa droite Mmes de Wedel, Zorn de BZllach, Petri et Mandel Collection Fritz Kieffer

uniquement pour montrer, une fois de plus, où nous en étions il y a vingt-cinq ans dans la ci- devant Alsace-Lorraine.

En somme l'adjoint au maire qui redoutait tant le ra-ta-plan des anciens tambours de la Garde nationale se souvenait probablement d'un incident qui s'était produit l'année précédente à l'Orangerie. Un dimanche de juin 1903, la Kapelle du régiment des grenadiers de Carlsruhe jouait sur la terrasse de l'Orangerie. Il y avait foule. D'ailleurs la musique de ce régiment badois jouissait d'une réputation justifiée. Au programme figurait un « pot- pourri d'airs connus », sans autre indication. La Kapelle attaqua ce numéro et le public constata que les airs connus n'étaient autres que les hymnes nationaux des principaux États du continent. Après l'hymne national allemand, la musique des grenadiers exécuta celui d'Autriche; puis vint celui d'Italie. La Triplice ayant eu les honneurs, on passa à la Duplice. D'abord on joua l'hymne national de Russie. Ensuite vint ce à quoi le public ne s'attendait guère : la Marseillaise. Stupeur, agitation joyeuse, applaudissements répétés. Le Kapell- meister, plus heureux qu'un grand duc, remerciait à droite et à gauche en faisant de grandes courbettes. C'est seulement après le concert qu'il eut l'explication de ce succès inattendu. Pour la première fois depuis 1871 la Marseillaise avait été jouée publiquement en Alsace. Et par les grenadiers de la garde grand-ducale encore ! Bien entendu la presse — surtout celle de Paris — avait parlé de la chose. Aussi bien l'adjoint au maire, comme beaucoup d'autres, redoutait-il d'avoir des histoires....

Vingt ans auparavant une autre interdiction avait fait grand bruit dans Strasbourg. C'était

en 1884. Le choléra faisait de cruels ravages en France, notamment à Marseille. De loin, l'Alsace compatissait à cette nouvelle épreuve de la mère- patrie. Une souscription s'ouvrit dans les colonnes du Journal d'Alsace. Dans le but d'alimenter cette souscription, deux Strasbourgeois, MM. Kettner et Fritz Kieffer organisèrent une kermesse avec le concours gratuit de jeunes gens, aujourd'hui plus que sexagénaires, de la ville et de la banlieue. Cette kermesse devait se dérouler sur la place Le Nôtre où, avant 1870, on tirait les feux d'artifice le 14 août. Bien entendu, l'Orangerie participait à ces réjouissances sans en être le théâtre même.

En ce qui concerne la kermesse du 24 août, il n'y eut aucune réclame. Le mot d'ordre était : Charité ! Le cri de ralliement était : France ! Chacun y mit du sien et la fête promettait d'être des plus brillantes. La municipalité avait mis le terrain à la disposition des organisateurs et la police avait donné l'autorisation nécessaire, toutefois sous réserve d'approbation en haut lieu. Dans le public strasbourgeois il y avait des sceptiques que tant de « tolérance » étonnait beaucoup. Mais ne s'agissait-il pas d'une kermesse de bienfaisance ? La veille de la kermesse on devait donner un concert en plein air. Le programme était inoffensif. Nous en donnons d'ailleurs plus loin le fac-similé.

Mais le 14 août veille du jour de l'ancienne fête nationale, les organisateurs recevaient une lettre de la direction de police, datée du 13, aux termes de laquelle la kermesse était interdite sur ordre du ministère impérial d'Alsace-Lorraine ! Aucune indication de motifs ! Pas de considérants ! Verboten ! Un point, c'est tout.

La Strassburger Post en annonçant l'interdiction écrivait: «A quoi bon quêter pour les victimes du


Programme de la kermesse de bienfaisance en faveur des victimes du choléra en France ...

choléra en France ? Sait-on si nous ne serons pas nous-mêmes des victimes demain ? Nous ne pouvons qu'exprimer notre reconnaissance au ministère impérial de nous avoir évité cette manifestation ridicule. »

Le 24 août, le Journal d'Alsace publia les lignes suivantes :

« C'est aujourd'hui le 24 août, date fatale depuis 1870 ! Si le ministère n'avait pas cru devoir intervenir par un veto cynique, tout Strasbourg se réunissait aujourd'hui sur la place Le Nôtre en face de l'Orangerie pour apporter son obole aux victimes du choléra en France. Et demain 45.000 ou 50.000 francs venaient grossir la souscription ouverte par le Journal d'Alsace au profit des malheureux du Midi de la France. »

Comme tout cela est déjà loin de nous ! Mais faisons un bond. Nous sommes en 1909. La comtesse Stéphanie de Wedel, dont nous avons dit dans un numéro antérieur de La Vie en Alsace, la sollicitude pour toutes les œuvres de bienfaisance de Strasbourg, avait eu, en 1909, l'idée d'organiser un corso à l'Orangerie, à l'instar des fêtes d'été qui se déroulaient alors dans les grandes

villes d'Europe. Mme de Wedel pensait, d'autre part, arriver à une fusion des deux éléments de la population sur le terrain de la charité. Le corso de 1909 fut un gros succès. Il y eut un repas de gala par petites tables à l'Orangerie. Mais les deux éléments restèrent nettement séparés. La fusion n'avait été qu'apparente et elle ne dura pas vingt-quatre heures. La comtesse s'en aperçut bien vite et loin de blâmer les Alsaciens, elle les comprit d'autant mieux qu'elle-même n'arrivait pas à « fusionner » avec les nobles dames qui l'entouraient. La comtesse organisa encore d'autres fêtes à l'Orangerie, entre autres un très curieux concours d'ombrelles dont on parla beaucoup dans Strasbourg.

Le produit des fêtes alimenta l'institut Stéphanie au Stockfeld, fondé par Mme de Wedel, et qui a rendu de si grands services orthopédiques depuis 1918, grâce à l'activité inlassable de M. Emile Ottmann, administrateur de cet établissement, et à la direction éclairée du Dr Allenbach.

Et aujourd'hui ? Depuis l'armistice, l'Orangerie a été le théâtre de nombreux banquets, bals et de jolies fêtes de jour et de nuit. La tradition se poursuit. Et l'étranger qui visite Strasbourg ne manque jamais de faire, avec émerveillement, son petit tour de l'Orangerie, tel un simple Stras- bourgeois de la bonne ville de Strasbourg.

P. B.

... interdite sur ordre du Ministère impérial d'Alsace-Lorraine (1884) Collection Fritz Kieffer


Dessin La Vie en Alsace Brunck de Freundeck



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Albert Kœrltge





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Roses épanouies (Salon d'automne 1928)

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La tasse de thé La Vie en Alsace Paul IJ'ke'





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